dimanche 13 novembre 2016

Liberté de croyance et neutralité

Habituellement, on considère que la supériorité d'un régime démocratique sur les régimes tyranniques est que seul le premier accorde la liberté de croyance aux individus. Cette liberté accordée aux individus exige que le régime soit ou bien tolérant, ou bien neutre, à l'égard de ces croyances.
Et pour expliquer la différence entre tolérance et neutralité, on affirme généralement que la tolérance signifie seulement le fait de supporter les autres religions : les institutions ont une religion, mais elles tolèrent l'existence d'autres religions sur leur sol, pour la raison qu'elles préfèrent la paix civile au fait de se lancer dans des guerres pour convaincre ou tuer les croyants d'autres religions, ou bien si on suit Locke (dans la Lettre sur la tolérance), pour la raison qu'on ne peut pratiquer une religion que si la foi est sincère, de sorte que forcer les gens à adhérer à une religion ne marcherait pas du tout. En effet, si on ne peut qu'adhérer par conviction à une religion, et pas par la contrainte, alors il est inutile de forcer les individus d'un pays à croire à la religion officielle. Voici pour la tolérance.
Au contraire, la neutralité est l'absence de religion des institutions d'un pays. La neutralité, qu'on trouve défendue par Spinoza (dans le Traité théologico-politique), est plus radicale que la tolérance, parce que la tolérance est le fait qu'une religion supporte les autres, alors que la neutralité est l'absence totale de référence aux religions dans le fonctionnement institutionnel. Il n'y a donc plus de religion officielle, mais des institutions qu'on peut dire laïques. Autant Locke avait besoin de préciser qu'il est impossible de forcer les autres à croire, autant la neutralité peut être justifiée sans ce type d'argument. Il suffit de partir du fait sociologique de la pluralité des croyances religieuses, et du fait qu'on peut établir la paix entre les individus (ce qui est le but d'un Etat, ou du moins un des buts les plus importants) sans empiéter sur leur religion, pour que cette solution paraisse définitive et incontestable.
Pourtant, il serait faux de présenter la neutralité comme une solution générale au problème de la pluralité des croyances. En effet, la présentation ci-dessus suggère que la neutralité est simplement meilleure que la tolérance, qu'elle serait une sorte d'achèvement de ce que la tolérance avait commencé sans finir. Selon moi, la tolérance est souvent la seule réponse possible au problème de la pluralité des croyances. Je voudrais montrer que la neutralité, loin d'être une solution à un problème général, est en fait une solution efficace à un problème très spécifique, qui se présente dans le cadre des religions, mais pas dans tous les autres.

Tout d'abord, sans trop préjuger du caractère exhaustif de ma liste, on peut tenir pour des croyances toutes les opinions portant sur :
- ce qui est vrai ou faux au sujet de faits empiriques.
- ce qui est vrai ou faux au sujet de faits métaphysiques, d'expériences mystiques, etc.
- ce qui est cohérent ou incohérent au sujets de raisonnements logiques ou mathématiques.
- ce qui est plaisant ou déplaisant en termes d'expériences esthétiques, gustatives, etc.
- ce qui est bien ou mal du point de vue de la valeur de la vie
- ce qui est juste ou injuste en termes d'actions individuelles ou d'actions collectives.
Si l'Etat devait être neutre à l'égard de toutes les croyances, alors il lui faudrait être neutre à l'égard de toutes celles de ma liste. Bien entendu, il ne l'est pas. Quand l'Etat conduit un raisonnement juridique de manière logique et décide d'accorder à tel individu la même sanction qu'un autre individu qui était dans une situation similaire, il n'est évidemment pas neutre à l'égard de la logique et de la justice. S'il était neutre, il lui faudrait dire qu'il accorde du crédit à toutes les personnes qui tirent des inférences totalement incohérentes mais prétendent y croire. Idem pour les impôts, personne n'est autorisé à avoir ses propres résultats mathématiques.
Ceci est encore assez idiot. Mais le débat devient plus sérieux quand on envisage l'école, en tant qu'institution publique. Il y a des débats récurrents et légitimes pour savoir si l'Etat doit enseigner toutes les théories scientifiques qui sont défendues dans notre société, ou bien seulement celles qui ont suffisamment de soutien dans la communauté scientifique pour qu'on puisse dire sans trop de risque qu'elles sont globalement vraies. Le débat se concentre souvent sur la biologie : faut-il enseigner seulement la théorie darwinienne de la sélection naturelle, ou bien aussi des théories telle que l'"intelligent design"? L'Etat français a décidé de renoncer à la neutralité, et a pris position en faveur de la communauté scientifique, estimant que l'école n'a pas pour but de faire le tour de toutes les opinions fussent-elles stupides, mais d'enseigner des choses qui seront utiles aux élèves, donc des choses qui sont globalement vraies, en tout cas vraies selon l'état actuel des sciences. En résumé, à l'école, il n'y a pas de neutralité à l'égard de ce qui est empiriquement vrai ou faux, puisque ce sont les théories tenues pour vraies qui occupent la quasi-totalité du temps d'apprentissage disponible (les théories fausses étant évoquées en histoire et en philosophie).
De plus, l'Etat n'est pas neutre non plus sur le plan moral : défendant des valeurs de liberté, d'égalité, l'Etat doit forcément encourager certaines pratiques, et en déconseiller voire en interdire d'autres. L'Etat interdit l'esclavage, interdit les nuisances directes à autrui, interdit tout comportement de discrimination à l'égard des minorités sociales, culturelles, sexuelles, etc. Si l'Etat était neutre sur le plan moral, il cesserait en fait totalement de faire ce qu'on attend de lui, à savoir garantir la liberté. La liberté qu'il accorde aux individus consiste surtout à les laisser choisir eux-mêmes ce qu'ils estiment bien ou mal pour leur propre vie (par exemple, savoir s'il faut se marier, avoir des enfants, des amis, un travail intéressant ou rémunérateur, etc.). L'Etat est neutre sur ce sujet là. Mais il ne l'est pas pour la justice.

L'Etat se comporte à l'école avec les élèves exactement comme le père de famille protestant se comporte à l'égard de ses enfants : il leur enseigne la vérité, et les avertit des dangers, mais il le fait d'une manière qui soit compatible, si c'est possible, avec la possibilité que ces enfants gardent une autonomie de pensée, qui leur permette ensuite d'adhérer aux sciences ou à la religion protestante avec la sincérité suffisante, et avec la foi suffisante. Je précise bien que ce n'est pas évident, car si les jeunes sont trop contraints, leur engagement ne sera pas sincère. Si le père de famille protestant passe tout son temps à dénigrer le catholicisme, il est probable que ses enfants ne deviennent pas catholiques, mais il ne s'agira pas d'un engagement sincère. De même, si l'Etat fait en sorte de masquer absolument toutes les critiques adressées à une théorie scientifique, il va sans doute pousser les élèves à y croire, mais pas avec le niveau de certitude exigée. Mais d'un autre côté, s'il n'y a pas la moindre contrainte, les enfants vont se perdre dans les doctrines les plus fausses et dangereuses, attirés pour de mauvaises raisons (commencer un discours par "on vous cache la vérité" est plus attirant que la science orthodoxe qui n'a pas ce genre de ressources).
Or, il me semble qu'il s'agit là de ce qu'on appelle la tolérance : une attitude de défense de ce qui nous paraît vrai, mais qui ne va pas jusqu'à utiliser la force pour interdire ce qui est faux, et même qui encourage ponctuellement la confrontation avec ce qui est faux, afin d'obtenir des enfants un plus grand esprit critique, ou une foi plus solide. Discuter un peu d'intelligent design en classe forme l'esprit critique, et permet aussi de voir par contraste ce que la théorie de l'évolution ne dit pas (par exemple, les théories évolutionnistes excluent toute finalité intentionnelle). Mais la discussion n'est jamais un débat à égalité. C'est une illustration de la supériorité d'une théorie sur les autres, sachant que cette illustration suppose de faire droit aux arguments des théories adverses. On leur reconnaît donc la possibilité de former des arguments, tout en estimant que ces arguments sont moins bons.
Ainsi, il me semble que la tolérance n'est pas une doctrine inférieure à la neutralité, mais qu'elle est une doctrine qui s'applique partout où l'Etat s'appuie sur des croyances nécessaires à la participation à la vie sociales, croyances qui ont été établies de telle sorte que tout le monde peut avoir la garantie qu'elles sont (en gros) vraies. Et même si certaines croyances sont fausses, ce qu'on apprend à l'école formera les élèves à devenir capables de discuter et d'améliorer ces croyances. L'école ne vise donc pas une reproduction à l'identique des croyances, mais une formation des jeunes à l'activité scientifique. Si l'Etat était neutre, il ne pourrait pas former correctement les jeunes, et leur donnerait en vrac une liste de théories sans moyen d'en faire quoi que ce soit. Au contraire, sa tolérance lui permet à la fois d'avoir le recul critique (ou pour le dire moins pompeusement : "d'avoir l'habitude de demander des preuves") nécessaire en science, et les connaissances élémentaires nécessaires à l'exercice de ce recul critique.

Que reste-t-il à la neutralité? Elle a cours chaque fois qu'une croyance est entièrement indifférente à la vie sociale. L'Etat se moque éperdument que les gens trouvent Picasso plus grand peintre que Braque. Il se moque aussi que les gens préfèrent le homard aux crevettes. Et de même pour les religions : les croyances métaphysiques en un Dieu, en plusieurs, en une force impersonnelle, en la création en six jours, etc. n'ont absolument aucune importance. Bien que les religions aient une importance sociale considérable, elles sont absolument sans intérêt pour la marche de l'Etat. Autant les conséquences morales des religions doivent être surveillées, autant le noyau des croyances métaphysiques n'a pas la moindre importance. Pour employer une métaphore wittgensteinienne, ces croyances "tournent à vide". Qu'on les ait ou pas, on peut vivre d'une manière exactement identique. Autant le monde n'est pas le même que l'on croit ou pas en l'existence des électrons, des champs magnétiques, etc. autant le monde est le même qu'on croit qu'il ait été créé en six jours par Dieu ou bien qu'il n'ait aucun commencement. Autant quelqu'un qui ne croirait pas à la valeur prédictive des statistiques serait incapable de vivre dans nos sociétés, autant quelqu'un qui croit que les extra-terrestres viendront le chercher dans quelques années peut tout à fait vivre comme quelqu'un qui ne croit en rien.
Pour le dire plus brutalement, la neutralité religieuse est possible parce que les religions sont socialement inutiles, et que l'importance qui leur est donnée repose sur une illusion totale. Les sciences, la logique et les mathématiques sont socialement utiles. Mais pas les religions. Cela ne veut pas dire que les religions seraient à bannir. Après tout, nos goûts esthétiques n'ont pas d'implication politique, pourtant, les arts font partie des plus grands plaisirs de la vie. Mais les arts sont un plaisir individuel, et n'ont pas de fonction politique (ou du moins, n'en ont pas nécessaire, et souvent, feraient mieux de ne pas en avoir). Je crois qu'on ne peut pas en dire autant des religions : elles ne donnent pas grand plaisir individuel, et se limitent souvent à réunir des gens pour passer un moment ensemble. Il existe mille autre manières de réunir les gens sans les obliger à raconter des sornettes ou à faire des gestes étranges.  

Je résume : partout où les croyances sont importantes, l'Etat tolère l'expression d'idées fausses, tout en faisant la promotion des idées vraies ; partout où les croyances sont sans importance, l'Etat pratique la neutralité.
Certains se demandent si la laïcité est hostile ou pas aux religions. La réponse est positive, mais indirectement. La laïcité, conçue comme neutralité de l'Etat, implique que l'Etat ne prenne pas de position en matière religieuse, et n'en favorise aucune. L'Etat n'est donc pas directement hostile à l'égard des religions. Mais le fait même qu'il puisse pratiquer la neutralité montre que les religions n'ont absolument aucune importance. L'Etat n'aurait pas pu être neutre à l'égard de la logique et de la statistique, mais il peut l'être à l'égard des religions.