mardi 30 août 2016

Paradoxe de l'identité personnelle

Je voudrais soulever un petit paradoxe relatif à notre identité personnelle. J'en tirerai des conséquences, sans d'ailleurs prendre position sur le choix à faire pour lever ce paradoxe. 

Préalablement, je dois introduire une distinction technique nécessaire à l'argument. Nous admettrons qu'il y a des différences réelles, et des différences conceptuelles. Cette distinction correspond, au plan métaphysique, à la distinction sémantique de la référence et du sens. Deux choses sont réellement différentes s'il est impossible que ces choses soient identiques, ce qui signifie sur le plan linguistique que les deux dénominations n'ont pas la même référence. Par exemple, un tigre et un être humain sont réellement différents, car il est impossible qu'un tigre et un être humain soient la même chose. De même, Napoléon n'est pas Tamerlan, et il est impossible que les deux individus soient un seul et même individu. D'un autre côté, deux choses sont conceptuellement différentes si leur notion peut être définie différemment, même si ces deux choses sont en réalité identiques. Sur le plan sémantique, cela signifie que nous avons deux dénominations distinctes pour une même chose. Par exemple, un être humain et un bipède sans plume sont la même chose, malgré la différence conceptuelle, parce que, dans notre monde, seuls les humains sont bipèdes sans plume, et seuls les bipèdes sans plume sont humains. De même, l'homme qui a promulgué en France le Code civil et le vainqueur de la bataille d'Austerlitz peuvent être la même personne, alors même que le sens de ces deux descriptions définies est bien sûr différent. 
Il faut remarquer que, parmi les différences conceptuelles, figurent des différences relatives au degré de généralité. Ainsi, on peut être un être humain et un Français à la fois, la nationalité étant plus spécifique que l'appartenance à l'espèce humaine. Par contre, des expressions de même niveau de généralité font des différences réelles : personne ne peut être à la fois un humain et un tigre. Quant aux nationalités, il y a quelques conditions qui permettent la bi-nationalité, mais le plus souvent, le fait d'être Français exclut le fait d'être Turque ou d'être Chinois. 

J'en viens maintenant au cœur du sujet.
Admettons, comme les partisans de Merleau-Ponty pour classes de terminale, que je n'aie pas un corps, mais que je sois un corps. Dans ce cas, je suis identique à mon corps. Mon identité est d'être un corps, et celui-ci en particulier, qui m'accompagne tout le temps.
Or, il semble aller de soi qu'il y a une différence réelle entre l'âme et le corps. Le corps est une chose physique, localisé dans le temps et l'espace, publiquement observable, fait de cellules vivantes, pouvant mourir, etc. Alors que l'âme est une chose mentale, relativement indépendante du temps et de l'espace, qui est une sorte de lieu dans lequel se déroulent des pensées, et qui n'est accessible qu'à un seul individu.
Ainsi, dans la mesure où je suis identique à mon corps, et que mon âme est réellement différente de mon corps, alors je suis réellement différent de mon âme. Je ne peux pas être à la fois un âme et un corps, puisque l'âme et le corps sont réellement distincts, et qu'une même chose ne peut pas être de deux sortes réellement distinctes. Il y a ici un principe qui est mis en jeu, qu'on pourrait énoncer ainsi : "si deux choses sont réellement différentes, alors toute chose identique à l'une est réellement différente de l'autre". 
Il me semble qu'une telle conclusion est paradoxale : si on admet que je sois un corps, il faut aussi admettre que je sois une âme, car je ne peux pas être seulement un corps. Or, je ne peux pas être les deux à la fois, dans la mesure où il y a cette différence réelle entre eux. 
Les conséquences sont les suivantes :
- ou bien renoncer à la différence réelle entre âme et corps, et affirmer qu'il n'y a qu'une différence conceptuelle. Ce choix revient à rejeter l'approche dualiste cartésienne, et à lui substituer une autre approche, par exemple aristotélicienne, dans laquelle l'âme est la forme du corps, et non pas une autre chose. 
- ou bien renoncer à la thèse de Merleau-Ponty selon laquelle je suis un corps. Le problème est que, si on prend cette thèse de manière assez faible, elle semble aller de soi. Car ce corps qui m'accompagne est bien moi, et non pas quelque chose d'autre que moi. La solution évidente est de revenir à l'idée selon laquelle j'ai un corps, qui est une partie de moi, et non pas moi-même en totalité. On privilégie dans ce cas l'approche platonicienne (Descartes étant plus nuancé), dans laquelle l'âme est comme un pilote dans son navire, l'âme étant propriétaire de son corps comme le pilote est propriétaire de son navire.

La position platonicienne pose le problème suivant :
- admettons que mon identité personnelle soit d'être une âme. Le corps est seulement une propriété (au sens de possession) de l'âme. Tant que nous n'avons pas de preuve que l'âme peut exister indépendamment du corps, et il est certain que ce genre de preuve se fera attendre (!), le corps est une propriété qui ne peut pas être retirée sans que la personne entière disparaisse. La métaphore du navire ne marche donc pas : autant le pilote peut descendre du bateau et aller au port, autant l'âme ne peut pas sortir de son corps à loisir. Cela revient à dire que le corps est nécessaire à l'existence de l'individu tout entier. Or, si le corps est une propriété nécessaire de l'âme, alors cette propriété devient un élément de l'identité. Le corps et l'âme se retrouvent à égalité, tous deux sont des composants de l'identité totale de la personne. On en conclut donc l'exact inverse de la position platonicienne.

La position aristotélicienne pose le problème suivant :
- admettons que mon identité personnelle soit d'être une âme ou un corps, indifféremment, puisque ces deux notions ne sont que deux manières de caractériser la même chose. Alors, on résout de manière spectaculaire le fameux "mind-body problem" : puisque l'âme et le corps ne sont pas deux choses mais une seule chose décrite différemment, alors il n'y a pas d'interaction entre l'âme et le corps, ni parallélisme, ni correspondance, ni quoi que ce soit d'autre. Mais cette éradication du problème est beaucoup trop radicale pour convaincre : nous avons quand même l'impression que l'âme peut agir sur le corps, que le corps envoie des signaux à l'âme, que les deux évoluent selon une vie propre. Les discussions des cartésiens pour critiquer l'interactionnisme de Descartes sont des raffinements d'une position qui paraissent phénoménologiquement correcte. Mais dire qu'il n'y a même pas de sens à parler d'action du corps sur l'âme ou l'inverse, c'est très étrange.

En résumé, si on admet la différence réelle entre âme et corps, on est embarrassé pour indiquer un cas consistant où l'âme est effectivement séparée du corps. En cela, le platonisme échoue. Et si on admet seulement la différence conceptuelle entre âme et corps, on est embarrassé pour expliquer les multiples interactions entre âme et corps qui font partie des données phénoménologiques relativement solides.