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jeudi 9 juin 2016

Être le plus nombreux possible à penser le plus possible

Je reprends la formule de Sébastien Charbonnier dans son livre Que peut la philosophie?, livre qui porte sur le passé et l'avenir de l'enseignement de la philosophie. J'aimerais montrer que Charbonnier ne prend pas cette maxime au sérieux, alors qu'elle est tout à fait appropriée pour déterminer la manière dont la philosophie pourrait être enseignée.

La maxime de Charbonnier est une reprise de la maxime utilitariste de faire le plus grand bonheur du plus grand nombre. Bien entendu, si aucun génie de la philosophie avant Charbonnier n'avait eu l'idée de transposer cette maxime à la pensée, c'est qu'il paraît assez absurde de faire de la pensée une sorte de qualité pouvant être augmentée ou diminuée, et pouvant ainsi être quantifiée, et pouvant être agrégée avec la pensée dans chaque sujet, de façon à faire des sommes de pensée. Même à l'époque de Bentham, l'idée que le bonheur puisse être quantifié au moyen de son intensité et de sa durée semblait déjà étrange, alors imaginer qu'on puisse quantifier la pensée et qu'on puisse se donner pour objectif de maximiser la quantité de pensée dans l'univers semble un projet assez étrange, pour ne pas dire plus.
Pourtant, acceptons par hypothèse que cela soit possible. Il y a une manière de considérer cet objectif qui n'est pas ridicule. On peut retenir de l'utilitarisme, de manière extrêmement générale, l'approche conséquentialiste, et l'approche en termes de coûts et de bénéfices. L'utilitarisme est une maxime morale disant que notre action est justifiée si elle arrive à produire le maximum de bien-être avec le minimum d'efforts ou de souffrance.
Sur le principe, une telle règle est applicable aux politiques publiques. Une bonne politique est celle qui arrive à produire le maximum de bien-être en utilisant le minimum de moyens publics, moyens qui se mesurent en termes monétaires et en heures de travail des fonctionnaires. Appliquée à la philosophie, le problème devient le suivant : comment produire le maximum de pensée, avec le minimum de professeurs de philosophie? Ou, en termes voisins, comment affecter les missions des professeurs dont on dispose de façon à maximiser la quantité globale de pensée. Pour la clarté du problème, nous supposerons que les postes de dépense de l’État sont fixes, de sorte que l’État ne puisse ni donner davantage de moyens ni en retirer, et que le seul paramètre modifiable soit l'affectation des moyens dont il dispose. En bref, comment rationaliser les dépenses du poste "philosophie"?

J'ai présenté une application simple de la maxime utilitariste au problème de l'enseignement de la philosophie, en faisant de la pensée une quantité qu'on peut maximiser, et des professeurs les outils utilisés en vue de produire la pensée. La question se réduit donc à celle de la maximisation des effets de ces outils.
Or, Charbonnier ne pose pas du tout les problèmes dans ces termes, qu'on jugerait comptables, avec le mépris qui leur est associé. Car pour Charbonnier, le projet de la philosophie est celui de l'émancipation (cf. p. 23 : "l'idéal d'émancipation demeure la finalité essentielle de l'activité philosophique"). Or, émanciper n'est pas quantifiable, l'émancipation est un état qualitatif et pas quantitatif. On peut être émancipé ou être aliéné, mais il n'y a pas de troisième terme, d'intermédiaire. On pourrait à la limite compter le nombre de personnes émancipés, mais on ne retrouve ainsi que la moitié de la maxime ("le plus nombreux possible"), pas la seconde moitié ("penser le plus possible"). Charbonnier a un projet politique de libération des personnes, qui reste dans le livre assez flou, car ce n'est pas son but. Mais il est certain que le but n'est pas de maximiser les bénéfices d'une politique publique, c'est de mettre autant de moyens possibles en vue d'émancipation totale de la population.

Je voudrais maintenant décliner des positions plus précises au sujet de ces deux conceptions possibles. La première est l'approche en termes d'émancipation de la population, la seconde en termes de maximisation de la pensée.
1) Émancipation : l'objectif est de libérer le plus d'individus possible. Pour cette raison, les moyens humains doivent être assez équitablement répartis, si chaque personne est aussi facile à émanciper que les autres. Par contre, si certaines personnes sont plus difficiles à émanciper, alors il faut y mettre des moyens supplémentaires.
2) Maximisation : l'objectif est de maximiser la somme totale de pensée. Si chaque personne est aussi capable de penser que les autres, alors il est juste que les moyens soient répartis équitablement. Par contre, si certaines personnes pensent plus efficacement que les autres, alors il faut leur donner davantage de moyens, puisque cela permettra de maximiser la somme de pensée.
Ainsi, l'émancipation suit une règle disant "à chacun selon ses besoins". Les personnes ayant de gros besoins reçoivent donc davantage. Au contraire, la maximisation suit une règle disant "à chacun selon son talent". Donc, ceux qui ont du talent reçoivent plus que ceux qui en ont moins. Il est évident que ces deux principes sont opposés, si on admet, ce qui est raisonnable, qu'avoir du mal à s'émanciper est l'exact contraire d'avoir des capacités à penser. Ainsi, l'émancipation met des moyens sur les plus faibles. La maximisation met des moyens sur les plus forts. Il y a un vrai choix à faire, que Charbonnier passe sous silence, alors qu'il s'agit d'une question fondamentale de politique éducative.
Pour être complet, il faut aussi tenir compte des rendements décroissants de l'éducation. En effet, un bon élève tire beaucoup profit de ses cours, mais, au-delà d'un certain point, sa capacité à générer de la pensée va commencer à diminuer, jusqu'à devenir presque nulle. Pour cette raison, la politique de maximisation ne va pas mettre tous ses moyens sur le meilleur élève, elle va donner en priorité aux meilleurs élèves, puis va ensuite donner aux moins bons élèves, quand les rendements du travail avec les bons élèves commence à décliner sérieusement. Néanmoins, il semble qu'avec une telle politique, on n'arrive pas, ou très peu, aux très mauvais élèves.

J'en viens maintenant à des questions pratiques. Les élèves les plus faibles ayant des cours de philosophie sont les élèves de classe technologique. Ce sont, pour reprendre les termes de Charbonnier, les élèves les moins émancipés. Ce sont, pour reprendre les termes de Charbonnier adapté par mes soins, les élèves produisant le moins de pensée. Prétendre que les élèves de filière technologique sont moins émancipés que leurs professeurs me semble une idée fausse, et même dangereuse. De même identifier la pensée avec la capacité d'avoir de bonnes notes en philosophie est aussi faux et méprisant. Mais, pour les besoins de la discussion, je vais néanmoins réduire la pensée à cette capacité d'avoir de bonnes notes, même si la pensée est plus que cela. Les élèves les plus doués sont les étudiants de philosophie, et éventuellement, les professeurs de philosophie eux-mêmes qui peuvent continuer à se former.
Ainsi, si on veut émanciper le maximum de personnes, il faut assigner le maximum de professeurs aux classes technologiques, qui, ayant plus de mal à comprendre, ont besoin de davantage de cours pour arriver à une note satisfaisante (une note qui indique un élève émancipé! Je sais, c'est comique! Charbonnier le remarque p.205 "Non seulement la notation est radicalement extrinsèque au processus d'émancipation, mais elle constitue un obstacle à celui-ci", mais il n'en tire aucune conséquence, parce qu'il n'est pas évident de refaire tout le système scolaire, qui repose sur l'examen et la notation permanentes). Admettons que 10/20 révèle que l'élève est émancipé. Alors il faut assigner les professeurs de philosophie aux classes technologiques jusqu'à ce que la totalité ou la quasi-totalité des élèves de classe techno arrivent au moins à 10/20. C'est un cauchemar, mais la position émancipatrice aboutit à cela.
Au contraire, si on veut maximiser la pensée, il faut enseigner à ceux qui vont en tirer le maximum de bénéfices. Donc, il faut supprimer les cours aux classes technologiques, et donner des cours à des étudiants de philosophie, ainsi qu'à des professeurs qui ont besoin de formation continue. Et tant que l'éducation dans le supérieur ne donne pas des rendements décroissants, il ne faut pas donner de cours dans le secondaire. Cela signifie aussi aller enseigner dans des filières autres que la philosophie, qui elles aussi pourront tirer quelque chose de cours de philosophie. Après tout, les problèmes philosophiques facilitent l'analyse des notions et des problèmes, ce qui est une qualité très utile dans n'importe quelle activité. Autant dans les petites tâches quotidiennes, il est facile de faire des opérations sans comprendre, autant quand les tâches deviennent difficiles, la réflexion théorique est nécessaire, et la philosophie consiste toujours en ce type de réflexion, même si elle est beaucoup plus générale en philosophie que dans d'autres disciplines.

Ma conclusion est donc la suivante : si vraiment notre objectif est d'être le plus nombreux possible à penser le plus possible, alors il ne faut plus enseigner dans le secondaire, et à fortiori aux classes technologiques, tant que les étudiants du supérieur n'auront pas été saturés de cours de philosophie. Tout professeur enseignant dans le secondaire gaspille les ressources de l'Education Nationale. Au nom d'un projet politique d'émancipation, nous préférons gaspiller les ressources plutôt que les affecter là où elles sont le plus utiles. Je ne me prononce pas sur le projet qui me semble le meilleur. Après tout, si le but est d'émanciper, ce n'est pas du gaspillage. Mais il faut faire attention à l'idéologie, c'est-à-dire à la tentation de gaspiller de l'énergie en pure perte au nom d'un objectif qui paraît noble mais que nous n'avons pas la moindre chance de réaliser, ni même de progresser dans sa direction.

jeudi 5 mai 2016

La liberté de ne pas contracter

Mon objectif est de réfléchir au problème de la justice sociale, c'est-à-dire de la définition de la justice relative aux conditions de vie et aux inégalités économiques au sein d'une société. Il semble aller de soi qu'il est impossible de totalement "laisser faire" l'économie, parce qu'il faut au moins contrôler que chacun des agents économiques respecte les contrats signés et n'utilise pas la force ou la ruse, mais aussi pour faire en sorte que les grands principes de justice et de liberté individuelle soient respectées, et peut-être encore afin d'assurer un filet de sécurité à chacun des agents, que ce soit sous forme de sécurité sociale, de services publics de logement, de système de formation, etc.
Ainsi, les différentes théories de la justice sociale vont de la plus libérale (le libertarisme) à la plus égalitaire (le marxisme), selon qu'elles posent des principes de justice plus ou moins fort sur les conditions sociales d'existence. A l'extrême, on exige seulement que les individus respectent la parole donnée, peu importe le contenu des contrats et les conséquences auxquels ils aboutissent. A l'autre extrême, on exige l'instauration d'une égalité réelle des conditions, chacun devant recevoir exactement la même quantité de ressources que les autres.
Je voudrais donner un argument qui n'a pas pour but de prendre position sur un extrême ou entre ces deux extrêmes, mais qui vise plutôt à montrer ce que partagent toutes ces conceptions, et qui me paraît discutable. En effet, toutes ces conceptions centrent leur réponse sur la question de la justice, donc de l'égalité. Il s'agit de savoir relativement à quel critère il faut établir l'égalité. Pour les uns, l'égalité est une égalité des droits à vivre comme on l'entend et s'approprier ce que l'on veut. Pour les autres, l'égalité est l'égalité des ressources disponibles. Et une société est juste dans la mesure où elle respecte le critère en question. C'est pourquoi le libertarien estime qu'une société est juste seulement parce que l’État ou autrui ne contraint personne à faire ce qu'il ne veut pas, et que le marxiste estime qu'une société est juste si chacun a exactement les mêmes ressources que les autres. Je tire de ceci la conclusion suivante : aussi bien le libertarianisme que le marxisme sont des théories de l'égalité des individus, la liberté n'étant pour le libertarien qu'un "bien" à distribuer, et non pas le principe de la distribution (tout ceci est montré avec détails par Kimlicka dans les Théories de la justice). 
Par opposition, je voudrais donc ici proposer une défense de la liberté comme principe de justice fondamental. Dans cette conception, les libertés ne sont pas des biens à distribuer, mais la condition naturelle des personnes, que l’État doit absolument préserver, contre les tentatives permanente des agents de détruire cette liberté. Pour finir, je dirai un mot sur les règles de justice qui doivent être appliquées dans les institutions économiques et sociales.


Partons de la théorie du contrat social, telle qu'on en trouve des variantes chez Hobbes, Rousseau, ou Rawls. Cela peut sembler éloigné des questions de justice sociale, mais je vais établir un lien assez direct. Il y a évidemment de grandes différences entre ces théories contractualistes. Néanmoins, il me semble qu'on trouve les points communs suivants :
Tout d'abord, la dimension contrefactuelle du contrat est presque toujours admise. Hobbes, dans le Leviathan, admet qu'il s'agit d'une fiction qui n'a peut-être pas de réalité. Rousseau, dans le Contrat social, admet aussi ne pas faire une histoire humaine mais une reconstruction visant à dégager les conditions de légitimité du pouvoir (son texte sur Les origines de l'inégalité est cependant moins évident à analyser, de ce point de vue). Enfin, Rawls, dans sa théorie de la justice, affirme explicitement la dimension hypothétique et non historique du contrat. Dans ces trois cas, l'objet n'est évidemment pas de décrire un contrat réel, car celui-ci ne vaudrait que pour ceux qui se sont engagés réellement. Il décrit une situation dont le but est de déterminer des conditions générales de légitimité du pouvoir, de sorte que celui qui est déjà dans l'Etat pourrait aussi bien faire subir à son pays le test du contrat, qu'une personne totalement extérieure qui se demande s'il doit entrer dans un pays, ou en fonder un nouveau. La question du contrat est donc "si j'étais dans la situation de pouvoir choisir les institutions de mon pays, aurais-je institué celles qui existent réellement?". En répondant oui, le citoyen reconnaît qu'il vit dans des institutions justes. En répondant non, il affirme que son pays est injuste, et ne maintient son pouvoir que par la force.
Le second aspect, c'est de mettre en avant le contenu du contrat, et de ne pas vraiment théoriser ses formes, ou ses conditions. Je veux dire que chaque individu est censé s'entendre sur le contenu des institutions, sur une règle qui rend l'obéissance légitime. Ce contenu, cette règle, est évidemment une règle posant l'égalité fondamentale de tous les hommes. Hobbes dit : " J'autorise cette homme ou cette assemblée d'hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et tu lui autorises toutes ses actions de la même manière" (chapitre 17). Autrement dit, l'obéissance est justifiée si chacun est égal aux autres face au pouvoir. Quant à l'homme qui dirige, il n'est pas vraiment au-dessus des hommes puisqu'il est choisi par eux. On peut néanmoins trouver ce point contestable, ce que fait Rousseau, sans doute à raison. Néanmoins, cela ne signifie pas qu'un principe plus fondamental existe chez Hobbes, mais seulement que son souhait de donner au pouvoir tout pouvoir pour assurer la sécurité a tendance à mener à un égale servitude qu'à une égale liberté, puisque le souverain peut faire absolument ce qu'il veut, une fois choisi. Rousseau dit "Chacun de nous met en commun sa personne et tout sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout" (I, VI). Cela résout le problème de "s'unir à tous et pourtant n'obéir qu'à soi-même, et rester aussi libre qu'auparavant". Ici aussi, l'idée de Rousseau est que chacun doit être absolument égal aux autres, et l'est s'il abandonne tout à l'Etat, tout en étant à chaque décision d'accord avec les volontés du souverain. Chacun décide de tout, et doit être prêt à tout donner. Enfin, Rawls construit la situation de position originelle et de voile d'ignorance pour éviter l'impartialité liée au fait de connaître sa position sociale. Ainsi, personne ne sachant quelle place il occupera dans la société à venir, il est obligé de rendre égales toutes les conditions, en établissent des institutions qui accordent des libertés égales pour tous, et qui n'instrumentalisent personne au service des autres.

Mais ce que ces théories négligent, c'est la condition même du contrat. En effet, toutes ces théories supposent que l'état de nature est devenu totalement invivable (CS I, VI : "(...) les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature, l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état"). En disant cela, Rousseau synthétise en une phrase toute la fiction décrite par Hobbes d'un état de violence généralisée dont il faudrait se protéger. Hobbes et Rousseau mettent donc les hommes dans une condition primitive de violence, où la vie devient impossible. Cela rend le besoin d'en sortir absolument indispensable. On ne contracte pas parce qu'on le veut, mais parce qu'on est contraint. Rawls, lui, épure sa fiction, puisqu'il dit seulement que des agents rationnels et libres doivent déterminer les principes de justice de leur future société. Ils en sont contraints, sans que Rawls précise pourquoi ils le seraient.
Je veux dire que les conditions que tracent ces philosophes remettent en cause totalement les conditions de légitimité du contrat. Les contrats qui sont signés le sont par la force des choses, pour la simple raison que c'est le contrat ou la mort. Soit je me joins à d'autres, soit je suis tué par d'autres dans l'état de nature, d'autant plus que les premiers groupements d'hommes me rendent bien plus vulnérables. On trouve tout cela chez Hobbes, qui oppose notamment institution et acquisition, la seconde correspondant à la création d'une république par la force, en faisant prisonnier des individus et en les obligeant à signer. Hobbes dit même, au chapitre 20 : "dans les deux cas, ils le [c'est-à-dire passer le contrat social] font par peur, ce qui doit être remarqué par ceux qui soutiennent que toutes les conventions de cette sorte, en ce qu'elles procèdent de la peut de la mort, ou de la violence, sont nulles". Hobbes admet que le contrat social est toujours signé par peur de mourir, et que ce contrat est contraint. Pour le dire brutalement, la liberté de contracter n'existe pas. Nous sommes contraints au sens le plus physique du terme : nous avons le choix entre signer ou mourir. Evidemment, chez Rousseau et Rawls, on ne trouve rien de si tragique. Pourtant, les circonstances sont les mêmes : les contractants n'ont tout simplement pas la possibilité de refuser de s'engager. Ils doivent décider quelque chose. Et c'est pourquoi la liberté n'est pas absolue, les agents ne peuvent pas décider de rejeter la signature et retourner dans l'état de nature. Aucun de ces auteurs ne donne la possibilité à un agent de ne pas signer.
Ces auteurs ne défendent évidemment pas la tyrannie, et Hobbes pense même, abusivement me semble-t-il, qu'un contrat signé sous la menace de mort doit être suivi. Mais tous ces auteurs pensent la chose suivante : si on signe un contrat qui répond à un intérêt objectif de l'agent, à savoir vivre en sécurité, dans des institutions qui lui permettre de choisir sa vie et de développer ses talents et sa personnalité, alors on fait quelque chose de bon, et il y a une obligation morale et pratique à choisir ce qui est le meilleur pour nous. Faire ce qui est bon pour nous, même sous la contrainte, n'est donc pas une abominable destruction de la liberté. De plus, le fait que ce contrat mette chacun à égalité avec tous les autres rend encore plus supportable ce manque de liberté initiale. Au lieu de risquer d'être tué par un autre plus fort, le contrat social établit l'égalité parfaite entre membres, chacun étant dorénavant égal en droits, et pouvant faire valoir ses droits auprès du système politique et judiciaire.
En résumé, pour Hobbes, Rousseau, et Rawls, le contrat est subi, personne ne signe librement. Par contre, chacun y gagne l'égalité absolue, et c'est pourquoi le contrat est juste. Nul doute qu'il est parfaitement rationnel de signer un contrat qui nous place à égalité avec les autres, si cela nous permet d'échapper à la menace de mort permanente de l'état de nature.
Je voudrais donc, en opposition, rappeler qu'avant même de s'intéresser au contenu du contrat, il faut s'intéresser à ses conditions, c'est-à-dire l'état de liberté des contractants. La première règle de justice, avant même celle de l'égalité face au pouvoir, est celle de la liberté de contracter. Pour des agents rationnels, un contrat est juste si et seulement si il n'a pas été établi par la force, mais par choix. Tout contrat obtenu par la force est injuste, quel qu'en soit le contenu, et tout contrat librement consenti est nécessairement juste, dans la mesure toutefois où l'agent rationnel ne s'engagerait que si ses intérêts étaient correctement pris en compte (bien sûr, un contrat libre pourrait être injuste s'il était signé par des agents non rationnels, qui s'engageraient sur des principes qui ne satisfont pas ses intérêts, ou les font passer après ceux des autres). Pour être précis, il y a donc deux conditions pour la justice :
1) les agents sont libres de contracter.
2) les intérêts des agents sont également pris en compte.
Les théoriciens du contrat ont concentré leurs efforts sur 2, qui est apparu comme le lot de consolation de l'impossibilité de 1. Puisque le contrat est contrefactuel, et qu'il sert aux individus déjà dominés à se demander si cette domination est quand même juste, la condition 1 paraissait inutile. Il me semble au contraire que cette condition est absolument fondamentale dans une théorie de la justice. Pour être juste, un pouvoir doit avoir le consentement des sujets. Et ces sujets ne peuvent vraiment consentir que s'ils ont le pouvoir réel de ne pas consentir. Ainsi, la condition 2 est plutôt une conséquence logique du fait que des agents rationnels soient libres (condition 1). Un agent rationnel et libre n'acceptera une convention avec d'autres agents rationnels que si elle est bonne pour lui, ce qui revient à dire que les intérêts de chacun sont également pris en compte. Mais un agent rationnel ne va pas délibérer sur un système politique qui ne lui laisse tout simplement pas le choix. De toute façon, un tel système ne peut pas réellement faire son bien malgré lui, pour la raison simple suivante : un système est bon s'il permet à chacun de vivre comme il l'entend, dans la mesure où il ne viole pas les droits et libertés des autres, qui sont égales aux siennes. Or, ce pouvoir, étant contraignant, viole nécessairement la liberté des agents, puisqu'il ne leur permet pas de vivre indépendamment de lui. Les agents naissent et demeurent soumis à leur Etat, ce qui suffit à le rendre injuste, fut-il démocratique et traitant chacun à égalité.

Ainsi, un système politique est juste s'il est choisi par des agents rationnels dans une condition telle que le refus de signer n'impliquerait ni la mort, ni la terreur, ni aucun des malheurs de l'état de nature hobbesien. Cela a une conséquence notable. S'il faut bien signer quelque chose, les agents vont s'accorder sur l'importance de l'égalité, qui est le moyen de pousser tous les autres contractants à signer aussi. Et puisque les intérêts de chacun sont par hypothèse extrêmement variés, le système politique sera un système qui n'accorde aucune prééminence à certains types d'intérêts. Un système politique choisi sous la contrainte sera nécessairement libéral, parce que personne n'accepterait de signer un contrat qui valoriserait certains modes de vie alors que ce ne sont pas les siens. Donc, si tous ces modes de vie sont représentés (le voile d'ignorance étant une procédure pour simuler la présence de tous les intérêts et modes de vie), un tel contrat ne passerait pas.
Au contraire, si les individus ne sont obligés à rien, alors la nature des contrats passés sera profondément différente. Tout d'abord, on peut renoncer au voile d'ignorance, et accorder à chacun la connaissance de ses intérêts, de ses talents, etc. Les agents peuvent donc signer tous les contrats qui s'accordent avec leurs intérêts et talents. Si untel veut vivre dans une société religieuse, traditionnaliste, qui réprime terriblement les manières de vivre, par exemple sur le plan familial et sexuel, alors il le peut, dans la mesure où il trouve qu'un tel mode de vie lui convient. L'essentiel est cependant que les agents à qui cela ne conviendrait pas puisse aller fonder des sociétés ailleurs, reposant sur des principes différents. On voit donc que rien n'oblige les sociétés à être libérales. Elles peuvent être traditionnalistes et répressives. L'important est seulement que personne ne soit forcé d'appartenir à une société qu'il ne veut pas. Ce qu'on gagne par rapport au contrat social à la Rawls est évident : chacun peut trouver une société qui convient à ses aspirations, au lieu d'être contraint de vivre dans une société libérale qui doit faire une place à tous. L'autre gain est de permettre de pouvoir proposer une théorie du contrat qui ne soit pas contrefactuelle, et sous voile d'ignorance. Je parle ici de conditions qui devraient être réelles, et de décisions qui sont prises en connaissant ses aspirations et ses talents.
Il faut préciser la chose suivante : la conservation de la liberté, malheureusement, ne peut pas être obtenue simplement en laissant faire les agents. Car il y aura toujours quelques agents pour soumettre les autres. Si on me force à entrer dans une société religieuse alors que mon souhait est de vivre dans des communautés hippies libérées sexuellement, il y a de toute évidence une atteinte à la liberté. Il faut donc, pour garantir cette liberté, qu'un pouvoir supérieur garantisse les libertés, par la force s'il le faut. En cela, ma solution n'est pas totalement anarchiste. Mais ce pouvoir là, autant que possible, est totalement distinct de la ou des sociétés. Il n'a aucune réglementation, aucune valeur, aucun but défini. Il s'assure simplement que tous les contrats passés le soient librement. Il encadre chaque société, en vérifiant qu'à chaque instant les individus respectent les contrats passés, et gardent la liberté d'en contracter de nouveaux (dans la limite des anciens, puisque signer un contrat qui absoudrait d'un ancien revient à ne pas respecter sa parole, ce qui est une forme de violence faite à l'égard d'autrui, qui se retrouve manipulé).

Je reviens maintenant à la justice sociale. Presque toujours, il est question de se demander dans quelles mesure nous pouvons consentir aux inégalités. La solution de Rawls est de faire passer la justice avant l'efficacité, et la liberté avant les avantages socio-économiques (cf. p.302). Cela rend impossibles des systèmes aristocratiques, inégalitaires. Le désir de soumission ou les avantages de la richesse ne justifient jamais l'abandon de l'égalité et de la liberté. De même, dans la théorie du "luck egalitarianism", la justice consiste à rendre égales les opportunités d'agir, les seules inégalités de revenu acceptables étant celles qui découlent des choix d'utiliser ses opportunités pour s'enrichir plutôt que pour faire autre chose. Mais dans la mesure où ceux qui ont fait autre chose ont quand même tiré parti de leurs opportunités, on peut les tenir pour vraiment égaux aux riches.
Or, dans ma proposition, il n'importe pas du tout de rendre les opportunités égales, ou de s'assurer que les inégalités n'entraînent pas des situations de domination économique. Un système économique est acceptable à partir du moment où des individus rationnels, connaissant leurs capacités, acceptent librement de s'y engager. Il est inacceptable s'il oblige d'une façon ou d'une autre les individus à s'y impliquer malgré eux. Le motif le plus évident d'implication malgré soi, c'est le besoin de manger, la peur de mourir de faim. J'estime donc que le fait d'être obligé de participer à une institution par peur de mourir de faim est une atteinte à la liberté contractuelle, puisque celui qui fait signer use de la peur d'un individu pour obtenir quelque chose qu'en temps normal, il n'aurait pas pu obtenir. Par contre, si les individus pensent avoir des talents et beaucoup d'opportunités d'action, ils vont sans doute s'impliquer dans le système économique et en retirer des bénéfices. Il n'y a donc pas à corriger les inégalités en aidant ceux qui manquent d'opportunités. Il y a juste à leur permettre de ne pas tomber dans un système qui les broierait. Voilà pourquoi la levée du voile d'ignorance me semble importante : tout le monde n'a pas intérêt à participer au jeu économique, parce que certains naissent avec des talents bien plus nombreux ou bien plus forts que d'autres. Au lieu donc de taxer les agents économiques et de fausser le jeu pour permettre aux moins doués de participer, il convient plutôt de faire en sorte que chacun des agents reste libre de ne pas participer.
Bien sûr, puisque le problème est essentiellement celui de la faim, il paraît raisonnable de taxer les agents économiques, de façon à pouvoir payer à quiconque le voudrait une pension lui permettant de vivre sans participer au système économique. Ce n'est pas une atteinte à leur liberté. C'est au contraire une petite cotisation de nature assurantielle, permettant à chacun, le jour où il le souhaite, d'échapper au système économique. Chacun y a intérêt, dans la mesure où chacun préserve ainsi sa liberté. Il y a intérêt d'un point de vue strictement égoïste, car il faut s'assurer contre les malheurs de la vie (la perte d'emploi, la maladie invalidante, la vieillesse, la grossesse), mais il faut aussi, d'un point de vue plus politique, faire en sorte que, quel que soient les choix de vie de chacun, et nos futurs choix de vie, nous puissions rester suffisamment libres pour participer aux activités sociales que nous voulons. Sans cette cotisation, nous acceptons de nous soumettre au destin et aux autres. Or, s'il y a bien un principe qu'il faut rejeter, c'est l'idée qu'une personne pourrait librement se soumettre. Il faut tenir une telle chose pour totalement injuste. Chacun peut s'engager, mais non pas s'engager à perdre définitivement toute capacité future à s'engager à nouveau. De même, je peux demander presque tout à autrui, mais non pas de définitivement renoncer à tout.

Ainsi, il me semble que la justice sociale serait réalisée s'il existait une allocation inconditionnelle, pouvant être obtenue par n'importe qui en faisant la demande, et permettant à chacun de vivre suffisamment bien pour ne pas être contraint par nos besoins naturels et par ceux qui sont maîtres du système économique, à y participer. L'Etat devant préserver la liberté, il doit entraver la liberté de chacun à la hauteur exacte de ce qui est nécessaire pour assurer celle de tous. Le montant de cette entrave correspond exactement à ce que chacun devrait cotiser pour pouvoir verser un revenu d'existence à ce qui en font la demande. On voit ainsi que cette allocation inconditionnelle a une fonction de désamorçage des conditions de l'état de nature hobbesien. Car, pour nous, l'état de nature n'est plus vraiment une situation de guerre violente de tous contre tous. C'est le fait que les gens se retrouvent dès la naissance pieds et poings liés à un système économique affreusement compétitif qui peut les broyer s'ils n'ont pas les talents suffisants. Au lieu de vouloir à tout prix que l'Etat corrige ce système économique, qui est pourtant juste dans la mesure où il est le résultats de contrats signés librement, mieux vaut que l'Etat emploie ses ressources pour faire en sorte que tous ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s'y faire une place puissent quand même vivre et créer, pourquoi pas, d'autres types de fonctionnements sociaux ou économiques.

jeudi 4 février 2016

Apostille au Contrat social de Rousseau

Je me propose ici de reprendre un argument donné par Rousseau dans le Contrat social, livre II chapitre 3, qui est indiqué sous une forme littéraire, et pour cette raison reste assez polémique. Je voudrais lui donner une forme plus explicite, et en dégager les conditions de validité. Mon intention est de montrer que la critique des corps intermédiaires est tout à fait sensée, et que l'égalité entre citoyens ne peut être réalisée dans une démocratie que s'il n'existe aucun corps intermédiaire. En cela, je pense que Rousseau a raison. Mais il faut le montrer avec plus de détails qu'il ne le fait. 
Dans le chapitre en question, Rousseau essaie d'expliquer les mécanismes de constitution de la volonté générale, qui, dit Rousseau, n'est pas la volonté de tous. Il affirme que la volonté générale s'obtient par élimination de toutes les petites différences entre volontés, le reste étant la volonté générale. Le texte étant très court et très lacunaire, et ayant fait en vain l'objet pendant des décennies d'un travail d’exégèse infructueux, je ne vais pas me lancer dans une nouvelle explication de ce que Rousseau a bien voulu dire. Et ce n'est pas mon objet. Mon objet porte seulement sur la manière dont il faut prendre en compte des corps intermédiaires, qu'ils soient syndicats, partis, grands électeurs, etc. Une démocratie peut-elle en tolérer, ou bien ceci revient-il inévitablement à fausser le résultat des suffrages, et donc à déformer la volonté du peuple? Voici le propos de Rousseau : 

Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépends de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État ; on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier.

Tout d'abord, je précise immédiatement que je n'adhère pas au fanatisme de Rousseau pour qui la moindre communication entre individus est déjà susceptible d'altérer la formation de la volonté générale. Je supposerai, sans le démontrer, que la communication ne change rien à l'opinion des gens, ou bien au contraire que les gens arrivent à une opinion plus précise de leurs intérêts en discutant avec les autres. Donc, je ne vais discuter ici que la question des associations, regroupements, etc.


Commençons maintenant l'exposé : 
- nous sommes dans un système démocratique, dans laquelle chaque individu majeur peut voter. Sa voix compte pour une. Tous les individus forment le peuple. 
- Les individus peuvent voter ou bien pour des représentants, ou bien pour des programmes politiques. La différence n'a pas d'importance.
- Il existe au moins deux niveaux hiérarchiques, ce qui revient à dire qu'il y a au moins un corps intermédiaire. Donc, le peuple ne vote pas directement pour le chef suprême, ou pour la politique qui sera exécutée. Il vote pour de grands électeurs, qui eux, voteront pour le chef suprême ou appliqueront une politique.
- les corps intermédiaires sont strictement tenus de voter ou d'appliquer ce que le peuple a décidé. Il s'agit donc d'un système de mandat impératif.
- les élections fonctionnent au suffrage à la majorité absolue dans le cas où il n'y a que deux candidats ou deux programmes, ou bien à la majorité relative dans le cas où il y a plus de deux candidats ou programmes.

Procédons maintenant au vote. Admettons qu'il n'y ait que deux programmes, un programme socialiste et un programme libéral. Le peuple est, pris dans sa globalité, à 60% pour le socialisme, et à 40% pour le libéralisme. Si le peuple votait directement pour son programme préféré, le socialisme l'emporterait facilement. Pourtant, il pourrait se passer ceci, s'il y a des corps intermédiaires : 
-admettons qu'il y ait 100 grands électeurs à élire. Pour gagner l'élection, le camp libéral doit donc faire élire 51 de ses grands électeurs.
- admettons que le peuple soit constitué de 1 000 000 d'individus. Chaque circonscription contient donc 10 000 individus. 
- pour faire élire 51 grands électeurs libéraux, il faut avoir, dans chaque circonscription, 5001 électeurs votant pour les libéraux.
- l'élection peut donc être gagnée par les libéraux avec exactement 255051 électeurs, c'est-à-dire 5001 électeurs multipliés par 51 circonscriptions. On peut donc gagner une élection avec environ un quart des voix. Réciproquement, on peut perdre une élection en ayant pourtant presque trois quart des voix. 
Le résultat me semble assez impressionnant. Il suffit d'introduire un échelon intermédiaire pour que le besoin en voix, pour gagner une élection, soit approximativement moitié moindre que ce qu'il faudrait s'il n'y avait pas d'échelon intermédiaire. Au lieu de la moitié des voix sans échelon intermédiaire, on passe à un quart avec un échelon intermédiaire. Et à chaque échelon qu'on ajoute, on divise encore par deux (environ) la réserve de voix nécessaire pour gagner l'élection. C'est évidemment une violation flagrante du principe d'égalité des voix, puisque le principe "un homme une voix" se retrouve pris dans une élection intermédiaire, et ne fonctionne plus pour le résultat final. Chaque citoyen compte comme un pour le vote des grands électeurs, mais ne compte plus pour un dans le résultat final. Ce n'est pas forcément inacceptable, mais il faut alors admettre l'idée que le chef suprême n'est plus un représentant du peuple, mais un représentant des grands électeurs. J'imagine qu'aucun régime politique démocratique n'admettrait explicitement l'idée que le pouvoir représente les corps intermédiaires et pas les citoyens. C'est pourquoi ce système de corps intermédiaire viole notre conception habituelle de la démocratie. Evidemment, rien n'impose de supprimer les grands électeurs au lieu de modifier notre conception habituelle de la démocratie. En tout cas, je dis simplement que les deux ne sont pas compatibles.

Je résume l'argument : tout système politique qui repose sur le vote à la majorité + l'élection de corps intermédiaire remet immédiatement en cause le principe démocratique selon lequel chaque homme compte pour une voix, et que le peuple choisit sa politique. Voter pour des corps intermédiaires revient à déplacer le principe démocratique du peuple vers ces corps intermédiaires, qui eux seuls, sont vraiment soumis à ce principe. Rousseau est donc tout à fait justifié de dire que les corps intermédiaires doivent être supprimés. S'il existe des intermédiaires, la volonté n'est pas celle du peuple, mais celle des représentants, qui peuvent ne représenter qu'une très petite minorité du peuple (et d'autant plus petite que la couche de représentants est importante). Un démocrate comme Rousseau pourrait donc accepter les corps intermédiaires s'ils ne votaient pas, ou bien les votes à la majorité s'il n'y a pas de corps intermédiaire, mais le mélange des deux aboutit à renoncer à ce qui fait le socle de la démocratie, l'idée que chacun compte pour un dans les décisions politique.
Suis-je pour autant rousseauiste? Ce n'est pas le lieu d'argumenter en détail. Et d'autres l'ont déjà fait, par exemple Bernard Manin qui insiste sur le fait que nos régimes représentatifs ne sont pas des démocraties, mais que cela ne les rend pas plus mauvais. On peut tout à fait trouver que des systèmes électifs, qui sont en réalité oligarchiques, sont préférables à des systèmes démocratiques. Le peuple garde un rôle politique important, de critique, discussion, surveillance du pouvoir, même s'il ne l'exerce pas directement.

vendredi 27 novembre 2015

Quand voulons-nous l'inégalité?

Le livre de Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l'égalité? a de nombreuses qualités, dont la première est sa richesse empirique au sujet de l'état des inégalités et des jugements des individus relatifs à ces inégalités. Il fait le constat qu'une grande majorité des Français sont contre les inégalités (8 sur 10), que ceux-ci ont aussi des idées assez précises sur la manière de les réduire, pourtant, aucune politique n'est mise en oeuvre. Savidan se demande donc si nous voulons vraiment l'égalité, ou bien si nous sommes atteints de faiblesse de la volonté. Sa réponse repose sur la conception aristotélicienne de la rationalité pratique, modèle qui va d'Aristote à Davidson : pour l'auteur, nous sommes à première vue incapables de faire le bien que nous reconnaissons pourtant, puisque tout le monde admet qu'il faut réduire les inégalités, mais que personne ne fait rien ; mais en prenant en compte le principe de charité de Davidson, qui prescrit que les individus peuvent être irrationnels, mais ponctuellement et non pas massivement, Savidan en tire plutôt la conclusion que les gens ne veulent pas vraiment l'égalité. Ils la défendent mollement quand on leur pose la question, mais ne la veulent pas pour eux.
Ce type de solution davidsonien au problème du désaccord entre nos paroles est certainement pertinent comme méthode générale d'interprétation des actions humaines, mais ici, il semble qu'une autre méthode d'interprétation soit beaucoup plus instructive. Il s'agit de la rationalité stratégique, que Savidan écarte trop vite, sans vraiment lui donner de chance de proposer une lecture intéressante de la différence entre nos discours et nos actes. Je souhaite donc ici montrer qu'une explication assez simple paraît bien suffisante pour rendre compte de nos pratiques. 

Tout d'abord, il faut admettre le fait qu'il existe des inégalités. Prenons les inégalités de richesse. Les postes bien rémunérés sont accessibles à tous. Donc, si les individus pensent en être capables, ils vont chercher à obtenir ces postes. Par conséquent, jugements moraux et politiques mis à part, partout où les gens se sentent capables de s'enrichir, ils chercheront à s'enrichir. Quant aux individus qui ne se sentent pas capables d'accéder aux meilleurs postes, au mieux ils ne gagnent rien à laisser d'autres personnes y accéder à leur place, au pire ils perdent en fierté, en estime personnelle, et en pouvoir d'achat comparatif. Par conséquent, jugements moraux et politiques mis à part, partout où les gens pensent ne pas avoir les capacités de s'enrichir, ils vont lutter contre les inégalités. 
Ensuite, il faut croiser cela avec deux autres possibilités : soit les personnes ont déjà un poste qui les enrichit, soit ils n'en ont pas. Les personnes qui ont déjà un poste peuvent ou bien craindre de perdre leur poste, ou bien penser qu'elles pourront le garder. Si elles pensent qu'elles risquent de le perdre, elles seront partisanes de l'égalité, parce que cela leur assure que, si effectivement elles le perdent, elles ne se retrouvent pas dominés par ceux qui ont pris leur poste prestigieux. Si elles pensent par contre qu'elles vont le garder, elles seront pour les inégalités, puisque l'instauration de l'égalité reviendrait pour elles à perdre le poste prestigieux dont elles disposent. Quant à ceux qui n'ont pas encore de poste, on a dit que ceux qui pensaient pouvoir y accéder veulent les inégalités, et ceux qui ne pensent pas pouvoir y accéder veulent l'égalité.
De ceci, je tire quatre catégories, qu'on peut appeler les rêveurs, qui n'ont pas de poste mais pensent pouvoir y accéder ; les faibles, qui n'ont pas de poste et ne pensent pas pouvoir y accéder ; les forts, qui ont un poste et pensent pouvoir y rester ; les peureux, qui ont un poste mais redoutent de le perdre. Les rêveurs et les forts sont pour les inégalités. Les faibles et les peureux sont pour l'égalité. Pour des raisons structurelles, les forts et les peureux sont en petit nombre, alors que les rêveurs et les faibles sont en grand nombre. Par contre, c'est une question empirique de psychologie de déterminer le ratio entre optimistes (forts et rêveurs) et pessimistes (faibles et peureux). D'après Elster, dans Alchemies of the mind, les pessimistes sont plus rares, ce sont les personnes à tendance dépressive. Donc, de manière générale, il semble que les gens soient plutôt en faveur des inégalités.
La conclusion, pour l'instant, est donc que les gens, pour la plupart, pensent pouvoir accéder ou rester aux poste prestigieux, et voient donc d'un mauvais œil ceux qui voudraient imposer l'égalité. Néanmoins, cette conclusion est partielle, puisqu'elle met de côté toute considération morale ou politique. Mais il est important de la signaler, parce qu'il n'est pas du tout évident que toute la population soit vraiment préoccupée par la politique ou la morale. 

J'en viens maintenant à la politique et à la morale. Les gens peuvent penser que l'égalité est globalement bonne pour la société. Par exemple, ils peuvent comprendre que l'égalité favorise la consommation des individus, alors que l'inégalité la diminue, et favorise au contraire l'épargne des plus riches. Et cette augmentation de la consommation se traduit en augmentation de la richesse globale du pays. Ou bien, d'un point de vue plus moral, ils peuvent penser que l'égalité est bonne pour la liberté, parce qu'elle permet à chacun de vivre comme il l'entend, au lieu d'être au service d'autres personnes qui les exploitent en n'en tirent donc pas le meilleur. Partons donc du postulat que les individus ont tous fini par trouver un ou des arguments qui les ont convaincu que l'égalité est globalement meilleure que l'inégalité.
Cela implique que les individus vont tenter d'instaurer l'égalité, toute choses étant égale par ailleurs. Ils vont alors examiner les modes d'action générateurs d'inégalités. Certains modes d'action passent par des actes individuels : par exemple, refuser de déroger à la carte scolaire, ne pas faire d'optimisation fiscale, refuser d'aller vivre dans des ghettos pour riches, refuser les stock-options, etc. Les individus constatent alors que ces actes coûtent chers, en termes d'argent, de bien-être, et de position sociale. Il faut distinguer deux catégories de personnes : celles qui trouvent que la cause de l'égalité mérite bien ces efforts, et celles qui trouvent que l'égalité ne justifie pas de tels renoncements. J'appelle les premiers les croisés, les seconds les modérés.
Par stratégie, les faibles et les rêveurs seront toujours des croisés, puisque l'effort ne leur coûte rien, faisant partie de la catégorie de ceux qui verront leur situation s'améliorer en cas d'instauration de l'égalité. On a vu la raison pour laquelle les rêveurs auront de la peine à se convaincre de la valeur des arguments politique et moraux (ils ont envie de s'enrichir peut-être davantage que d'instaurer la justice). Par contre, s'ils sont convaincus, alors ils seront des croisés. Restent les peureux et les forts. Les forts vont trouver l'effort de renoncer à leurs avantages bien trop grand, puisqu'ils pensent qu'il est assez facile pour eux de garder ces avantages. Les forts seront donc toujours des modérés. Quant aux peureux, pensant qu'ils vont perdre leur place, ils n'auront pas de difficulté à renoncer eux-mêmes à leurs avantages, et donc à faire partie des croisés.
En conclusion, les forts sont des modérés, alors que les faibles, les rêveurs et les peureux sont des croisés. Il semble donc que, dès que l'on prend en compte les convictions morales et politiques, les gens penchent du côté de l'égalité. Evidemment, le camp des rêveurs est critique : c'est lui qui fait pencher la balance du côté de l'égalité, s'il pense que la morale passe avant les intérêts personnels, ou du côté de l'inégalité, s'il pense que les intérêts personnels passent avant. 

Il reste cependant un troisième paramètre à prendre en compte. Celui de l'action collective. Car j'admets par hypothèse qu'il ne suffit pas que quelques individus changent leur comportement pour que l'égalité soit instaurée. Il faut un renoncement global à toutes les manières de s'enrichir en accédant aux postes convoités. On comprend qu'on retrouve un paradoxe classique de l'action collective : si un individu seul décide de faire des efforts sans être suivi, les coûts pour lui sont énormes ; si par contre il ne fait rien, alors soit les autres font quelque chose et les gains pour lui sont énormes, soit ils ne font rien et les pertes sont importantes pour tout le monde, mais pas énormes. Donc, l'individu a intérêt à ne rien faire, et personne ne fera donc jamais rien. Conclusion de Olson : l'action collective semble impossible ; pourtant, elle a bien lieu parfois.
Dans mon schéma, il faut compliquer un peu les choses : certains individus vont soutenir inconditionnellement l'action collective, s'ils n'ont rien ou pas grand chose à perdre. Parmi les croisés, les faibles et les peureux seront toujours un soutien, puisqu'ils ont tout à gagner à établir l'égalité. Les peureux prennent certes un risque : en renonçant à leurs stratégie de domination, ils risquent de se situer en bas de l'échelle sociale. Néanmoins, puisqu'ils redoutaient déjà cela, ils ont objectivement intérêt à lutter afin de ne pas tomber tout en bas, et de rester au milieu, grâce à l'égalité qui aura été établie. Les forts, eux, en tant que modérés, hésitaient déjà à la soutenir. Mais s'ils doivent aussi tenir compte du fait qu'en renonçant à leurs avantage sans avoir la garantie de vivre dans une situation d'égalité, ils risquent de se retrouver tout en bas de l'échelle sociale, il semble que cela va les pousser à s'opposer franchement au projet égalitaire. Dans l'abstrait, ils sont pour la justice. Mais en situation, avec le risque de devenir pauvre pendant que d'autres ont pris leur place, les forts ne voudront jamais se battre pour ce projet. C'est en effet pour eux que le risque est le plus grand. C'est donc eux qui seront les plus réticents aux arguments moraux.
Vient enfin la dernière catégorie : les rêveurs. Les rêveurs sont des croisés. Ils sont donc partisans des efforts pour l'égalité, puisque ce n'est pas à eux d'en faire. Si les forts et les peureux font ces efforts, alors la situation des rêveurs va s'améliorer sans qu'ils ne fassent rien. Mais les rêveurs doivent quand même faire quelque chose : s'abstenir d'adopter la conduite qui leur permettrait de s'enrichir. Evidemment, s'abstenir de faire ce qu'on ne fait pas coûte moins que renoncer à ce qu'on faisait et qui marchait. Le sacrifice pour les rêveurs est donc moins élevé que pour les forts. Mais il existe quand même. Car les rêveurs font le calcul suivant : si je continue à chercher à obtenir les meilleurs postes pendant que les autres y renoncent, il sera facile de se hisser au sommet ; mais si je m'abstient de ces conduites alors que les autres rêveurs continuent de s'y livrer, je leur facilite légèrement la tâche. Donc, j'ai intérêt à continuer à chercher l'inégalité. Donc, tous les rêveurs, globalement, vont souhaiter que les autres rêveurs abandonnent la course, tout en se mettant eux en piste pour gagner les postes prestigieux. 
En conclusion, les faibles vont se battre pour l'égalité, alors que les forts et les rêveurs vont se battre pour leur avantage personnel. Sachant que les rêveurs sont les plus nombreux, les mécanismes produisant l'inégalité vont perdurer. Même si les peureux acceptaient de se battre pour l'égalité, ils ne seraient probablement pas assez nombreux pour faire pencher la balance (il y a une dimension empirique là dedans, mais je pense être en gros dans le vrai. Même en ayant un ratio d'1/2 entre pessimistes et optimistes, qui est largement au-dessus de la réalité, puisqu'il semble que la très grande majorité de la population soit optimiste à son propre sujet, il y aura trop de personnes poussées à adopter les comportements inégalitaires. Car dans une société où une personne sur deux cherche à se hisser au dessus des autres, l'inégalité est déjà terrible). 

Quatrième paramètre : le facteur temps et les générations suivantes. Lorsque les individus sont encore dans la course pour les postes prestigieux, ils seront pour l'inégalité. Par contre, on a présupposé que, abstraitement parlant, les gens étaient pour l'égalité. Or, à un certain âge, les gens ne craignent plus de perdre leur poste. Et ils ne pensent plus qu'ils auront le temps d'accéder aux postes prestigieux. Ils redeviennent donc des individus abstraits, détachés de leurs intérêts puisqu'ils n'ont pas d'intérêts. Leur sens moral et politique sera pur, ils seront donc des défenseurs inconditionnels de l'égalité. Et même, ils seront des croisés. Cependant, ils ne doivent pas avoir d'enfant, sinon, ils vont se soucier des intérêts de leur enfant, et risquent à nouveau de vouloir l'inégalité. Voilà donc les personnes à qui il faudrait confier les décisions politiques : des vieux sans enfant. 

Cinquième paramètre : la dimension spécifiquement politique de l'action. La politique consiste à contraindre les individus à suivre les lois. Or, autant les individus ne feront jamais les efforts eux-mêmes pour renoncer à l'égalité, autant ils pourraient être tentés de passer par la loi, de façon à s'assurer que personne ne profite du fait que l'on renonce à se hisser aux postes prestigieux. Les forts, ici aussi, vont systématiquement s'opposer, puisqu'ils ont tout à perdre (sauf les vieux forts, donc). Par contre, les faibles seront des soutiens, de même que les peureux, qui aussi ont tout à gagner à instaurer l'égalité sans prendre le risque d'avoir eux-mêmes à renoncer à tout. Mais comment vont réagir les rêveurs? La réponse n'est pas évidente : ils peuvent choisir entre trois stratégies : l'hypocrisie, la résignation, la trahison. L'hypocrisie consiste à prôner des valeurs égalitaires tout en continuant à tenter de se hisser aux postes prestigieux. La résignation consiste à prôner des valeurs égalitaires tout en abandonnant définitivement l'espoir d'accéder aux postes. La trahison consiste à passer dans l'opposition, avec les forts, et à faire la promotion de l'inégalité, alors même que l'on est encore pauvre. Il n'est jamais rationnel de se résigner, et l'hypocrisie est une solution systématiquement meilleure, puisque, que la lutte politique soit gagnée ou pas, l'hypocrite gagne plus que le résigné (l'hypocrite gagne quelque chose si la lutte échoue, alors que le résigné perd tout). Par contre, entre l'hypocrisie et la trahison, la rationalité n'impose aucun choix évident. 
Il faut dire quelques mots à ce sujet. L'hypocrisie a un gros avantage sur la trahison, c'est qu'elle encourage d'autres individus à défendre l'égalité, et ainsi, peut-être, à se résigner à ne plus défendre leurs intérêts. Donc, il est alors plus facile pour les rêveurs d'accéder aux postes prestigieux. Cependant, si les individus sont rationnels, personne ne va renoncer à se défendre, et l'hypocrisie n'aura pas d'effet. Autrement dit, l'hypocrisie n'est utile que pour gagner aux dépends de ceux qui sont dupes. Si personne ne l'est, l'hypocrisie ne sert à rien. Mais l'hypocrisie représente aussi un très lourd danger : si les hypocrites deviennent numériquement importants, ils risquent de faire adopter les mesures d'égalité. Cela va décevoir tous les rêveurs qui voulaient accéder aux postes prestigieux. Donc, les rêveurs voudront plutôt que le projet politique d'égalité n'aboutisse pas, c'est pourquoi ils seront tentés de passer dans l'opposition. Le problème de l'opposition est symétrique : plus on défend l'inégalité, plus les individus seront poussés à se lancer dans la compétition, d'où une plus grande difficulté d'accéder aux postes prestigieux, d'où aussi une plus grande motivation pour défendre en retour l'égalité. Je tire de tout ceci la conclusion suivante : l'hypocrisie comme la trahison sont bonnes tant qu'elles sont minoritaires, mais deviennent dangereuses si elles sont majoritaires. Le rêveur semble donc avoir pour intérêt à ce qu'aucun camp ne soit trop dominant par rapport à l'autre. Il s'agit d'un cas de jeu sans équilibre des stratégies. 
La conclusion est déjà suffisamment lourde : les gens rationnels sont soit hypocrites, soit des traîtres à leur classe sociale. Seuls les forts et les faibles ont une attitude conforme à leur condition de classe : les forts dominent et défendent politiquement leur condition de dominant, les faibles sont dominés et défendent l'égalité. Restent les vieux, qui eux défendent l'égalité, sauf s'ils ont des enfants.

Ma conclusion est donc que l'égalité n'est défendue politiquement que par les faibles, les peureux, et les vieux. L'inégalité est défendue par les forts et les rêveurs traîtres. Quant aux rêveurs hypocrites, ils défendent les politiques d'égalité tout en continuant à faire le jeu de l'inégalité. C'est une question sociologique de déterminer la part respective de chacun. A vue d'oeil, les hypocrites sont majoritaires. Mais ceux qui dirigent politiquement sont plutôt des forts. Je conclus que l'égalité n'adviendra jamais.  

mardi 3 novembre 2015

Les sanctions financières doivent-elles varier selon le niveau de revenu?

Je précise tout d'abord que je souhaite parler uniquement des sanctions infligées par l'Etat, qui ont été publiquement acceptées. Je ne discute pas ici de celles qu'un groupe privé pourrait instaurer, puisque, par principe, un groupe ou une association privée est libre de fixer ses propres règles de fonctionnement. Par contre, l'Etat est soumis à des principes de justice, et c'est au nom de ces principes que je souhaite me demander s'il est plus juste que les sanctions financières soient égales pour tous, ou bien soient variables en fonction du niveau de revenu des individus sanctionnés. Et si c'est le cas, sur quelle règle doit-on faire reposer la variation?
D'abord, à titre de constat, il faut remarquer que l'Etat n'a pas de politique générale concernant les sanctions financières. Par exemple, un excès de vitesse sera sanctionné à l'identique pour tout conducteur, quel que soit son revenu. Par contre, un retard de paiement de l'impôt sur le revenu sera sanctionné par une majoration proportionnelle à l'impôt à payer. Donc, plus les revenus sont importants, plus la sanction est forte. 
Quelle est donc la politique la plus juste? Faut-il traiter tout le monde à égalité en fixant arbitrairement une sanction identique pour tous, ou bien l'égalité consiste-t-elle à appliquer la fameuse égalité proportionnelle d'Aristote, qui consiste (ici) à faire payer plus ceux qui ont plus, et moins ceux qui ont moins?

Je voudrais montrer que la seconde option de l'alternative est la bonne.
Tout d'abord, il faut admettre la valeur fondamentale de l'égalité devant la loi. Chaque individu doit être traité par l'Etat de la même façon, sans discrimination. Les lois sont les mêmes pour tous et s'appliquent de la même façon. Cela inclut les sanctions : une sanction doit être la même pour un homme riche et pour un homme pauvre.
Evidemment, cela ne dit pas encore si "même sanction" signifie, pour une sanction financière, "payer la même somme d'argent" ou bien "payer à hauteur de ses moyens". Pour cela, il faut étudier le concept de sanction financière. Celle-ci peut-être considérée de deux manières : 
- une sanction financière est le paiement d'une prime pour obtenir un certain droit. Par exemple, on peut tenir l'amende routière pour un droit de stationner sur une place non autorisé, ou pour un droit de rouler au-dessus de la vitesse autorisée.
- une sanction financière est le paiement d'une prime afin de dissuader les individus d'adopter une certaine ligne de conduite. Par exemple, on inflige des amendes routières afin que chaque conducteur ne se gare que sur les places autorisées ou ne dépasse pas la vitesse autorisée. 
Cette dualité est connue depuis assez longtemps. Mais généralement, elle est abordée d'un point de vue essentiellement moral, en condamnant la première approche, vue comme la corruption d'une pratique politique, réduite à une simple transaction économique. Or, cette dualité peut être exploitée d'une autre manière. Tout d'abord, j'accepte l'idée que la sanction financière est bien un moyen de dissuasion, et non pas l'achat d'un droit. Ce qui le montre, c'est que nous changerions le montant de la sanction, en l'alourdissant, si nous trouvions qu'elle n'a pas assez d'effet dissuasif. Mais nous ne le changerions pour gagner plus d'argent (car après tout, il faut parfois baisser le prix d'une chose pour en vendre davantage et ainsi s'enrichir). C'est donc la dimension de sanction qui sert à fixer le prix, et non pas des intérêts économiques. La sanction est donc bien un moyen de dissuader et de punir, et non pas l'achat d'un droit. 
Or, si la sanction était l'achat d'un droit par les individus auprès de l'Etat, la justice exigerait que la prime payée soit ma même pour tous, au nom du principe de l'égalité devant la loi. Par contre, si la sanction est un moyen de dissuasion, c'est plus subtil. Ce qui doit être égal, c'est la force de dissuasion, l'effet que cela a sur chaque personne. Or, puisqu'il y a des écarts de richesse entre individus, une amende de même valeur n'aurait pas la même force sur une personne riche et sur une pauvre. L'effet serait très fort sur la pauvre, et presque nul sur la riche. Donc la sanction serait forte sur le pauvre, et faible sur le riche, ce qui est injuste. Il faut que la sanction soit aussi forte sur le pauvre que sur le riche. On ne peut arriver à cela qu'en faisant varier la sanction en fonction du niveau de richesse. La justice exige que le riche paie davantage que le pauvre, afin que l'effet dissuasif de la sanction soit la même pour les deux.
Reste à calculer la manière exacte dont il faut faire varier le prix de la sanction. On pourrait appliquer un barème proportionnel, qui retiendrait un pourcentage fixe de la fortune, ou bien un barème progressif, qui consiste en un pourcentage croissant avec l'augmentation de la fortune. La réponse la plus juste me semble être le barème progressif, parce que l'argent a une utilité marginale décroissante. Plus on a de l'argent, moins il a d'utilité, donc plus on est prêt à le céder en échange de biens, de services, ou d'un droit à commettre une action interdite. C'est pourquoi, pour compenser ce phénomène d'utilité marginale décroissante, il faut pratiquer un taux de sanction croissant. Un taux proportionnel ne permettrait pas de corriger ce phénomène, puisqu'il suppose que l'utilité marginale de l'argent est constante, ce qui n'est pas le cas. 

L'Etat devrait donc aussi vite que possible rendre variables toutes les sanctions financières qu'il inflige. Toutes celles qui sont à prix fixe risquent en effet d'être tenues pour de simples primes à l'achat d'un droit, ce qu'elles ne sont pas, de toute évidence. En effet, établir un prix fixe, c'est nécessairement encourager les individus à s'enrichir afin de pouvoir payer ces amendes, alors que le but des amendes n'est pas d'encourager à s'enrichir, mais à dissuader les individus de commettre de mauvaises actions. Les sanctions proportionnelles, bien que moins inadaptées, ne sont pourtant pas encore à la hauteur. Les sanctions progressives sont les seules justes. 

mercredi 1 avril 2015

Le passé, mesure du possible

En parcourant la presse, on est souvent étonné de la prégnance des propos qui indiquent une évolution, une trajectoire, une histoire. On ne trouvera quasiment jamais d'articles qui titreraient "le sort des plus pauvres est préoccupant", mais plutôt "le sort des plus pauvres s'aggrave". Toute statistique n'est jamais donnée brute, elle est toujours donnée avec les statistiques passées, de sorte que c'est l'évolution plutôt que les valeurs brutes qui est objet d'attention. Un taux de chômage de 10% est très bon si on passe de 11% à 10%, alors qu'il est inquiétant si on passe de 9% à 10%. Bien que la situation présente soit la même dans les deux cas, elle fait l'objet d'une évaluation différente.
Cette attitude qui se fixe sur l'histoire plutôt que la situation présente peut sans doute être comprise en référence aux arguments sur la pente glissante présentés par Bernard Williams (cf. La fortune morale). C'est certain qu'un chômage qui augmente est préoccupant quelle que soit son taux absolu, tout simplement parce qu'il ne faudrait pas qu'il se généralise à l'ensemble de la population. Mais je crois que ce n'est pas l'essentiel. Il me semble que l'on ne fait pas seulement mention du passé pour anticiper le futur (un peu comme si on traçait une courbe à partir des données du passé, pour extrapoler au futur). On le fait avant tout parce que seul le passé permet une bonne évaluation (au sens moral ou politique) de la situation présente.

Je m'explique. La morale et la politique relèvent de la pratique. En d'autres termes, une évaluation morale ou une évaluation politique sont porteuses en elles-mêmes de prescription relatives à ce qui doit être fait ou évité. Quand on juge que la situation économique se dégrade, on estime que le gouvernement doit lancer des mesures, diminuer les taxes, entreprendre de grands travaux, etc. Quand on juge qu'une action est immorale, on prescrit aux autres de ne pas l'accomplir, et on se motive soi-même pour éviter d'être tenté de l'accomplir clandestinement.
Or, pour que quelque chose soit prescrit, il faut que cette chose soit possible. Je renvoie à la discussion sur le principe "devoir implique pouvoir" ("Devoir implique pouvoir"). Même si ce principe n'est au fond pas correct, il est quand même évident que nous ne nous fixons des devoirs moraux ou pratiques que si nous admettons qu'ils sont réalisables. Or, comment être certain qu'une action est réalisable? Justement en faisant appel à l'histoire! Puisqu'une situation a existé dans le passé, alors elle est possible. Le passé est notre mesure de ce qui est possible, et de ce qui ne l'est pas. SI quelque chose a déjà eu lieu, alors c'est possible, si ça n'a jamais eu lieu, alors on ne peut pas dire que c'est impossible, mais nous avons une certaine méfiance sur son caractère réalisable. 
Ainsi, les discours politiques s'appuient sur les données passées avant tout pour montrer, de manière assez rhétorique, que ce qu'ils prescrivent est possible. Dire que le chômage augmente, c'est dire qu'il a été bas, donc qu'il peut redescendre. Par contre, dire seulement que le chômage est élevé, cela pourrait laisser penser qu'il est impossible de le faire baisser. Cela reviendrait à perdre toute la valeur prescriptive du discours, et à être traité d'utopiste. De manière générale, toute personne qui prescrit quelque chose qui n'a jamais été fait sera traité d'utopiste. Car il manque la référence au passé, donc la mesure du possible. 

Bien évidemment, ce genre de raisonnements est logiquement faux. Le champ du possible est infiniment plus large que celui du passé. Il existe un nombre infini d'événements qui n'ont jamais eu lieu et qui auront lieu à l'avenir. De plus, le fait qu'une situation ait existé ne garantit pas du tout qu'elle puisse revenir. Il y a des choses qui sont définitivement passées, il ne suffit donc pas de voir qu'elles ont existé pour qu'il soit raisonnable de prescrire d'y revenir. Si je m'en tiens à mon exemple du chômage, j'ai l'impression que mes contemporains ne croient plus du tout qu'il soit possible de revenir aux temps d'avant la crise pétrolière, où le chômage n'existait pas ou presque. Donc, les gens conviennent que le passé n'est pas exactement le possible.
Pourtant, malgré cette faute de raisonnement notoire, il me semble qu'il y a quand même une certaine sagesse dans cette manière de penser. Car sur quoi appuyer nos intuitions sur le possible? Il n'y a pas grand chose d'autre. Les expériences de pensée sont hautement arbitraires, dès lors qu'elles prétendent prévoir quelque chose qui ne paraîtrait pas évident à tout le monde. Les modèles théoriques scientifiques donnent souvent l'impression de n'être que des extrapolations empiriques au mauvais sens du terme "empirique". Le passé semble en quelque sorte le moins mauvais de nos indices, surtout s'il n'est pas trop éloigné de nous, et que nous ne voyons pas entre lui et nous de changements qualitatifs majeurs (la crise pétrolière de 1973, par exemple, est justement vue comme ce changement qualitatif majeur, qui restreint le champ du possible pour nous). 
Ces manières de penser ont une conséquence : elles sont assez massivement conservatrices. Même les engagements qui se disent progressistes se soucient généralement davantage de l'augmentation de la pauvreté que de la pauvreté elle-même. Tout se passe comme si l'enjeu était de revenir à un point de départ historique qui nous convenait, et dont on sait, qu'au moins, il est possible. Alors que lutter contre ce qu'on trouve anormal absolument parlant, c'est prendre le risque de se battre contre une nécessité inéluctable. Si l'invective d'utopiste est si constamment utilisée, c'est donc pour une raison de fond : nous sommes à peu près tous obligés d'être conservateurs quand nous jugeons de ce qui est possible.

Comment donc sortir de ces conceptions conservatrices, si c'est possible? Oui, ça l'est, et il faut admettre, en politique comme en morale, la très grande utilité de l'essai. Pour savoir ce qui est possible, la meilleure chose à faire est d'essayer. Si cela marche, c'est possible, si ça ne marche pas, c'est impossible (ou du moins compliqué). Cette idée n'est guère nouvelle. Il n'y a pas un texte de Dewey où il ne rappelle la valeur éducative, cognitive, et pratique de l'essai. Pourtant, comment ne pas voir que ces textes sont maintenant bien vieux, mais que la méthode consistant à essayer pour voir si c'est possible n'est pas couramment employée? Dire qu'elle ne l'est jamais serait faux. On l'utilise en médecine. On le fait aussi un peu dans la branche expérimentale de l'économie (je pense notamment à la branche qui utilise de manière systématique les méthodes statistiques de contrôle (essais randomisés en double aveugle). Mais en politique, et en morale, quelle pauvreté!
Les questions où le conservatisme (donc l'idée que le passé est la mesure du possible) est le plus prégnant et le plus scandaleux, concernent les mœurs, la bio-éthique, etc. Ceux qui refusent le mariage homosexuel ou les mères porteuses le font essentiellement au nom de l'argument selon lequel ça n'a jamais été fait, et donc que c'est impossible (par "impossible", comprenez : "qui mènerait l'humanité assez rapidement à sa perte"). Et ceux qui sont pour répondent en employant plein d'arguments abstraits, de théories alambiquées, et d'exemples pris dans des civilisations exotiques. Pourquoi ne pas plutôt essayer? Il ne coûte pas grand chose d'essayer certaines pratiques, en les limitant en extension, pour voir ce qui arrive. De cette façon, le champ du possible serait mieux délimité, au lieu de vouloir le tracer à coups d'arguments a priori ou de propos conservateurs sur la nature humaine. 

mercredi 25 mars 2015

"Devoir implique pouvoir"

Dans les discussions sur l'éthique normative, ce principe est souvent employé, et généralement tenu pour acceptable. C'est sa version contraposée qui est la plus intéressante, elle dit qu'à l'impossible, nul n'est tenu, que l'on ne peut pas exiger de quelqu'un ce qu'il serait incapable de faire. Je compte ici montrer que ce principe n'est valide que dans un sens assez limité.


D'abord, je voudrais montrer que ce principe, pris dans toute sa généralité, est faux, et je suis même tenté d'ajouter radicalement faux, à tel point que les discussions sur ce principe me semblent tout à fait disproportionnées. Le principe signifie que l'on ne peut exiger de quelqu'un que ce qu'il est capable de faire. Or, c'est une trivialité que de dire que certaines personnes devraient faire quelque chose, alors qu'elles n'en sont pas capables, mais parce qu'elles se sont elles-mêmes mises dans cet état. Un exemple simple. J'ai fixé un rendez-vous à 13h avec quelqu'un, et il me faut environ trente minutes pour m'y rendre. J'ai bien sûr l'obligation de respecter l'heure de rendez-vous, ce qui relève de la politesse. Jusqu'à 12h30, j'ai le devoir de partir afin d'être à l'heure. Par contre, passée cette heure, je n'ai plus la capacité d'être à l'heure. Est-ce que cela veut dire que je n'en ai plus le devoir? Evidemment si! J'ai toujours le devoir d'être à l'heure, et on peut me reprocher de ne pas l'être, même si je suis devenu incapable d'arriver à l'heure. 
Mais, dira-t-on, dans cet exemple, la personne est responsable de s'être rendue incapable de faire son devoir, et c'est cela qu'on lui reproche, et non pas le retard lui-même. Nous aurions donc le devoir de ne pas nous rendre incapables de faire notre devoir. C'est tout à fait vrai. Mais ce n'est pas toute la vérité. Car même si notre incapacité n'était pas de notre fait, nous serions toujours soumis à la loi, et responsables de ce que nous faisons. Imaginons une personne insensible à la souffrance humaine, cynique, dépressive, et qui n'a ni envie de se fatiguer pour les autres par devoir, ni envie de se fatiguer pour les autres par élan d'amour. Cet état d'esprit n'est pas de son ressort, il ne l'a pas choisie. Il subit plutôt sa constitution physiologique qui le porte à la dépression et au cynisme. Est-il exempté des règles morales et du devoir d'assistance à autrui? Evidemment non. Son état peut bien, à la limite, constituer une excuse, mais certainement pas une justification. Comme tout homme, il se doit d'aider les personnes dans le besoin, et ceci n'est conditionné à aucun état psychologique particulier. Nous sommes légitimés à le blâmer de ne rien faire, même si nous sommes aussi obligés de lui concéder des circonstances atténuantes. 
En d'autres termes, les exigences morales sont inconditionnelles parce qu'elles ne dépendent absolument de la constitution humaine en général, ni de la physiologie particulière de chacun. Un devoir reste un devoir, même inaccessible. La distinction du factuel et du normatif ne peut pas être remise en question au point de faire dépendre les normes de ce qui est humainement réalisable. 

Néanmoins, ce principe "devoir implique pouvoir" contient aussi un élément de vérité. En tant que principe moral, il est faux, mais en tant que principe social et politique, il trouve tout son sens. On dit assez souvent qu'il serait cruel d'exiger des autres ce qu'ils ne peuvent pas faire. C'est vrai, mais il faut préciser que ce qui est cruel n'est pas l'exigence elle-même, mais la punition que subissent ceux qui n'ont pas réussi à satisfaire ces exigences. Punir des individus pour ne pas avoir atteint des normes inaccessibles, c'est en effet de la cruauté inacceptable. C'est pourquoi je distingue la morale d'une part, et le social et la politique de l'autre. Car, dans une société, les règles sont presque toujours assorties de sanctions. Exiger l'impossible, c'est punir à coup sûr, ce qui est tyrannique et absurde. Par contre, qu'une norme morale, en tant qu'idéal à atteindre, reste inaccessible, ceci n'est qu'un trait contingent relative à la constitution humaine, et cela ne remet nullement en cause la norme morale elle-même.
Voilà donc pourquoi, dès que l'on passe dans le champ social, la distinction entre justifier et excuser est si importante. On pourrait très bien imaginer un système pénal qui reconnaîtrait les hommes comme coupables d'actes qu'ils ne pouvaient pas éviter. Ce système n'a rien de cruel ni en général d'inacceptable, tant que ces hommes sont excusés. Ils seraient condamnés, mais sans subir de peine. On retrouve ici une autre distinction, entre légalisation et dépénalisation. On peut supprimer une peine parce qu'on estime qu'elle serait cruelle, et néanmoins trouver que l'action jugée doit rester illégale. Concernant les drogues, cela a tout son sens : les personnes sont souvent dépendantes, de sorte qu'il ne leur est pas possible (ou du moins, très difficile) d'arrêter. Les punir serait cruel, puisqu'on punirait alors quelqu'un qui ne peut pas faire autrement. Par contre, on pourrait toujours tenir la consommation de drogue pour une activité illégale, répréhensible. Je ne dis pas que cette solution a ma préférence, par rapport à, disons, la légalisation pure et simple. Je dis juste qu'elle est envisageable. Pour tout dire, sur ce sujet, la solution la plus juste est de punir les fournisseurs sans sanctionner les consommateurs, en reprochant aux fournisseurs de créer de la dépendance chez l'acheteur dans le but de s'enrichir. Notre société défend la liberté plus que tout, il est donc inacceptable que l'on autorise la vente de substances qui créent des effets physiologiques de manque.


Ainsi, devoir implique pouvoir est un principe pénal plutôt que morale. Son intention n'est pas de fixer l'étendue des devoirs, mais l'étendue des peines. Il faut sortir d'une vision simpliste dans lequel tout manquement du devoir implique une sanction. Car le devoir est inconditionnel et universel. Alors que la peine dépend des capacités humaines, et des circonstances. La morale ne connaît tout simplement pas les excuses. La justice pénale, elle, doit leur accorder une place. Or, être excusé, c'est très exactement être responsable de ce que l'on a fait, mais ne pas avoir pu faire autrement que ce qu'on a fait. Celui qui pouvait faire autrement n'a pas d'excuse, il est coupable et punissable. Celui qui n'a pas fait exprès, donc ne pouvait pas faire autrement, reste coupable, mais il est juste qu'il ne soit pas puni. Voilà donc la vraie valeur du "devoir implique pouvoir" : une exigence de clémence.

lundi 6 octobre 2014

La justification des traditions

Il est assez courant d'opposer les droits de l'homme et les traditions. Les premiers sont universels, soucieux des libertés individuelles, et du bien-être, alors que les secondes sont particulières, soucieuses des rites collectifs, et de la dimension symbolique plutôt que du bien-être. 
Les droits de l'homme ont une argumentation qui a fait ses preuves. Même si les principes du bien-être et ceux de la liberté ne sont pas faciles à harmoniser précisément (je pense aux discussions classiques sur l'opposition des droits formels et des droits réels, sur les libertés de base et les capabilités, etc.), dans bon nombre de cas, ils nous permettent d'arriver à une conclusion univoque, qui tient pour illégitime bon nombre de politiques tyranniques, de rites absurdes et cruels, etc.
Par contre, la défense des traditions n'est pas aussi bien rodée. Dire qu'une pratique est bonne parce qu'elle est pratiquée, c'est commettre un sophisme naturaliste grossier. Je veux dire que, même si l'on n'admet pas une distinction marquée entre faits et valeurs, il est néanmoins absolument nécessaire de conserver une distance (qui est celle de la distance critique) entre ce qui se fait, et ce qui devrait se faire. Il ne suffit pas qu'une tradition soit pour qu'elle soit bonne. Pourtant, les traditions semblent n'avoir rien d'autre à proposer que ce sophisme sous sa forme la plus grossière. Toutes les modulations dans l'argumentation ("notre tradition est très vénérable parce que très ancienne", "nous avons toujours agi ainsi", "nous sommes les premiers arrivés", etc.) reviennent au même, à savoir au sophisme naturaliste. Le reste des arguments n'en sont pas du tout, et consistent essentiellement à se boucher les oreilles quand les reproches viennent d'une autre culture. "Chez nous, on fait comme ça", est malheureusement un propos souvent entendu, qui évidemment n'est pas un argument. Si une bande de brigand affirme que, chez eux, on égorge les riches que l'on vole, on comprend bien que ceci n'est pas un argument en faveur du vol et du meurtre.
Bref, le propos de ce post est le suivant : y a-t-il un argument ayant une valeur rationnelle, pouvant s'appliquer à la défense des traditions, en tant que traditions?

Il en existe quelques uns. Le premier type d'argument est de nature épistémologique. Il consiste à faire jouer le scepticisme contre le changement. On trouve un tel argument chez Burke : les traditions sont un capital accumulé par le temps, résultat de la sagesse des Anciens, qui ont gardé ce qui était bon, et éliminé ce qui était mauvais. C'est pourquoi nous devons nous fier à eux, et ne pas changer les coutumes si nous ne savons pas très bien ce que nous faisons. En effet, les coutumes se sont tellement enrichies, avec le temps, que des modifications importantes sont difficiles à évaluer, relativement à nos capacités cognitives. Burke ne refuserait donc pas un changement ponctuel et précis, mais certainement pas de grands changements, puisqu'ils reviendraient à agir à l'aveugle, et à tenir pour nul et non avenu tout le travail moral et social des générations précédentes. C'est pourquoi il s'est opposé à la Révolution Française, qui représente une rupture importante avec l'Ancien Régime.
Un argument plus fort se trouve chez Locke, même si Locke utilise cet argument dans un sens libéral et non pas conservateur. Pour Locke, il est tout simplement impossible de savoir quelle est la bonne religion, car ceci repose sur la foi, non la connaissance. Dès lors, il serait fou de vouloir imposer aux autres une religion, puisque cela reviendrait à leur faire prendre le risque de rater le salut (ce qui est la chose la plus importante). Mieux vaut que chacun, en son âme et conscience, fasse son choix, de sorte que, si mauvais choix il y a, l'individu ne puisse s'en prendre qu'à lui-même. Cependant, on voit bien comment on pourrait utiliser cet argument dans un but conservateur : puisqu'on ne sait pas évaluer les conséquences de l'abandon d'une pratique, alors mieux vaut la garder, puisque nous savons évidemment évaluer les coûts de sa conservation, et que ceux-ci ne sont pas rédhibitoires. Bien entendu, l'argument peut difficilement être poussé jusqu'à l'absurde de vouloir conserver une pratique dont le coût est gigantesque, alors que nous n'avons pas d'idée précise des conséquences de son abandon. Je pense notamment à la discussion de Putnam sur les Aztèques, qui sacrifiaient parfois des milliers d'hommes pour des fêtes rituelles dont la fonction était de faire offrande au soleil pour qu'il continue de se lever. Ici, un minimum de sens pragmatique aurait dû pousser les Aztèques à essayer de sacrifier moins d'humains, ou même de risquer de n'en sacrifier aucun, pour voir si le soleil continuait à tourner. Néanmoins, dans des cas moins caricaturaux, il est clair qu'on peut arguer d'un manque de connaissance pour ne pas changer nos pratiques. 

Le second type d'argument est plutôt moral qu'épistémologique. On trouve ce genre de propos chez Pascal, entre autres. Il consiste à soutenir que l'injustice est préférable à la sédition, qu'il vaut mieux vivre avec les lois actuelles, même injustes, que créer le chaos en voulant les faire changer, ou même, ce qui est différent, mais aussi grave, que la société se retrouve désordonnée, déstabilisée, par le changement des lois. Je tiens à distinguer ces deux cas, car le premier nous évoque la guerre civile, qui, dans une société démocratique, est heureusement assez rare. Cet aspect là risque donc de ne plus beaucoup nous parler. Nous n'avons pas l'impression que l'autorisation de la gestation pour autrui aux personnes homosexuelles serait un facteur de guerre civile. Par contre, il est tout à fait possible de soutenir que cela fragiliserait un grand nombre de repères moraux, qui ont besoin de l'habitude, et de la pression sociale, pour fonctionner correctement (je ne prends pas position pour ou contre la GPA, je dis seulement que la discussion est légitime). De même, dans beaucoup de questions moins graves sur le plan humain, comme les questions fiscales, il est clair que les changements de législation pourraient déstabiliser les agents, qui ne sauraient pas comment appliquer les nouvelles lois, ou qui les appliqueraient mal, ou continueraient pas réflexe à appliquer les anciennes.
Bref, cet argument consiste à pointer le coût de la transition, qui serait supérieur au gain supposé qu'apporterait le changement de pratique. Si c'est bien le cas, alors en effet, il est inutile de changer les choses. Le but de la politique n'est pas de réaliser un monde idéal absolument parlant, mais de mener la société réellement existante vers la meilleure des conditions que la situation initiale permet. C'est pourquoi la politique doit tenir compte de l'existence des mauvaises lois, des mauvaises traditions, et ne peut pas se contenter de jugements hâtifs préconisant l'élimination pour la seule raisons que ces lois ou ces traditions sont mauvaises.

Ainsi, on peut tirer de ces deux types d'argument le noyau commun à la défense des traditions. Sans grande surprise, c'est le facteur temps qui est décisif. La défense des traditions repose sur une valeur pragmatique, à savoir celle de la lenteur, vue comme quelque chose de bon, alors que l'accélération est vue comme une chose mauvaise. Car accélérer, c'est bouleverser des habitudes, donc se retrouver déstabilisé, en difficulté pour effectuer ce que l'on doit. Et c'est aussi, du fait même de l'accélération, perdre la capacité de bien voir où l'on va. La vitesse rend plus difficile l'action, et la compréhension du sens de nos actions. Alors que la lenteur du changement permet à l'action de reposer sur des habitudes acquises depuis longtemps, et permet à l'esprit de comprendre facilement ce qui arrive. 
La défense des tradition est donc toujours un conservatisme, si on entend par là non pas un refus du changement, mais un refus du changement rapide. Il faut toujours, autant que c'est possible, conserver tout ce pour quoi il n'y a pas de raison impérieuse de changer. Quant aux changements majeurs, révolutionnaires, mieux vaut les introduire graduellement, laisser le temps aux habitudes d'évoluer, plutôt que proposer des abrogations ou des légalisations massives. Autrement dit, d'abord diminuer les peines, plutôt que légaliser, autoriser dans des cas précis, plutôt qu'autoriser sans condition, etc. Toujours appliquer la stratégie du petit pas, pour éviter les erreurs irrémédiables, et la déstabilisation totale. C'est pourquoi, me semble-t-il, on peut être conservateur tout en étant ouvert au changement. Il suffit de vouloir ne pas tomber dans la frénésie législative, et les réformes grandioses qui s'empilent chaque année (il y a peu, un ministre prétendait refonder l'école, comme si tout détruire et tout reconstruire était la meilleure image de ce qu'on veut faire à l'école, alors qu'elle marche globalement bien). 

Je pense ne pas être si original en défendant les traditions. Le mot choque, pourtant, chacun a aujourd'hui la sensation que le monde va trop vite, que les choses sont devenues trop liquides, que trouver un travail durable est très difficile, que les couples se défont aussi vite qu'ils se font, que les innovations technologiques nous obligent à changer sans cesse nos modes de communication, que la législation est d'une complication aberrante parce qu'elle évolue tous les six mois, etc. Tous ces reproches adressés au monde sont de nature conservatrice. Ils me semblent fondés.

lundi 1 septembre 2014

Injustices sociales et injustices naturelles

La justice consiste à ce que chacun fasse aux autres ce qu'il leur doit, et qu'il reçoive des autres ce qu'ils lui doivent. Autrement dit, lorsque tous les droits des membres d'une société sont respectés, alors cette société est juste. Au contraire, si un des individus prend plus que la part qui lui revient, ou bien viole un des droits de ses concitoyens, alors une injustice est commise et la société est injuste. Ceci signifie que l'idée de justice ne prend sens qu'au sein d'une société, et caractérise le type de rapports que ses membres entretiennent entre eux. On ne peut pas commettre d'injustice envers soi-même, ni envers des individus avec qui nous n'avons pas le moindre lien.
Cela pourrait nous faire conclure que la notion d'injustice naturelle est par elle-même dénuée de sens. En effet, il y a manifestement des inégalités naturelles. Certains naissent avec une force physique, une intelligence, une beauté, des ressources psychologiques, etc. largement au-dessus des autres. Mais ceci est de l'ordre du fait brut, et n'a, en apparence, pas de valeur morale. Personne n'est responsable de la laideur de son voisin, et personne n'a donc à compenser le handicap qu'il subit. C'est malheureux pour lui, mais c'est ainsi. Il y a inégalité puisque l'un est beau et que l'autre est laid, mais pas injustice, car aucune injustice n'a été commise, l'homme beau n'ayant pas commis d'acte répréhensible envers l'homme laid. Quant à la nature, elle ne peut pas être tenue pour responsable, parce que cela n'a pas de sens.
Pour continuer dans ce sens, on dira que les seules injustices sont sociales. Si des hommes politiques créent des lois qui avantagent indûment une partie de la population au détriment de l'autre, il y a injustice. Par exemple, si une loi était votée qui donnait davantage de droits aux personnes belles, alors il y aurait injustice, parce qu'il n'est pas normal que des personnes laides soient discriminées (je parle bien des lois nationales, car il va de soi que, dans quelques métiers particuliers, la beauté est un critère de sélection pertinent). Il y a injustice parce que des hommes sont à l'origine de cette loi, parce qu'ils ont commis un acte que l'on peut leur reprocher. Une responsabilité peut être imputée, donc il y a injustice. En bref, chaque fois que des hommes sont à l'origine d'une inégalité qui n'a pas de raison d'être, alors il y a injustice.

Je voudrais maintenant montrer que cette argumentation est en partie défectueuse. Il y a un sens à parler d'injustices sociales et d'injustices naturelles. Les inégalités naturelles sont parfois de véritables injustices, qu'il convient donc de compenser politiquement ou socialement. Et il faut maintenir la distinction avec les injustices sociales, parce que les deux genres d'injustices n'appellent pas le même type de traitement.


J'appelle injustice sociale une injustice fondée sur des traits, des rôles, des statuts, qui sont de nature sociale. Le statut fixe une « nature » durable à un individu, les rôles établissent ce que fait un individu, et les traits sont l'ensemble des caractéristiques variables de celui-ci. Parmi les statuts, on trouve le fait d'être marié ou célibataire, civil ou militaire, diplômé de l'ENA, etc. ; parmi les rôles, le fait d'être homme politique, employé ou chômeur, père ou mère ; parmi les traits, le lieu de résidence, la religion, la mutuelle à laquelle on a adhéré, l'argent donc on dispose sur son compte, etc. Je ne prétends pas que ma classification en trois catégories soit complète, mais elle me semble assez bien regrouper les différentes catégories dont use une société pour établir des différences entre individus. Et j'insiste sur le fait que toutes ces catégories sont purement sociales. Pour parer à l'objection selon laquelle être mère ou père est un fait biologique, je réponds que je ne parle ici que de l'activité consistant à avoir un enfant à sa charge, de s'en occuper. Ceci, c'est un fait d'ordre social, le fait biologique étant seulement d'avoir donné ses gamètes ou d'avoir porté dans son ventre l'enfant.
On commet une injustice sociale chaque fois que l'on favorise ou défavorise un individu ou un groupe d'individus au motif qu'ils appartiendraient à telle ou telle catégorie. Si on fait, par exemple, une politique favorable aux gens mariés, sans que l'on puisse justifier politiquement les raisons de ce choix et faire accepter démocratiquement ces raisons, alors il y a injustice. De même, si les salariés peuvent prétendre à un avantage dont ne disposent pas les chômeurs, ou les patrons, il faudra également justifier les raisons d'un tel traitement de faveur.
Ainsi, je ne dis évidemment pas que toute création d'une inégalité d'ordre social soit injustice. Ce serait absurde. Bon nombre de nos institutions fonctionnent comme des systèmes de création d'inégalité entre individus, et il ne me semble pas qu'on puisse leur reprocher d'être en soi de l'injustice. On peut leur reprocher de ne pas être équitables, de biaiser la compétition. Mais si les règles sont claires, correctement suivies, et que chaque individu est mis sur un pied d'égalité avec tous les autres, alors l'institution est juste. Il n'y a donc injustice que si des inégalités sont crées alors qu'elles ne répondent pas à une nécessité, voire sont arbitraires. Cette dernière distinction est importante : parfois on introduit explicitement un critère général de hiérarchisation qui n'est pas pertinent (par exemple, le critère religieux pour exercer un emploi), parfois le critère est caché, ponctuel, et la hiérarchie est au bénéfice de celui qui l'établit (par exemple, le patron qui embauche un ami, au lieu d'un inconnu plus compétent).

Conséquemment, j'appelle injustice naturelle une injustice fondée sur des caractéristiques naturelles. La couleur de la peau, la taille, la force physique, le niveau d'intelligence, le fait d'avoir des enfants ou pas, sont des caractéristiques naturelles.
On comprendra très vite que, par elles-mêmes, ces caractéristiques ne sont pas des inégalités. Même celles qui paraissent en être n'en sont pas. Car elles ne le deviennent que relativement à un certain contexte. La force physique, par exemple, paraît être une inégalité, et ceux qui en sont pourvus supérieurs à ceux qui n'en ont pas. Pourtant, on pourrait aussi bien remarquer que les personnes fortes consomment davantage de nourriture que les plus maigres, ce qui peut très vite devenir un grave inconvénient. Dans une région où la force physique est rarement utile, mais où la nourriture est très rare, ce sont les hommes chétifs qui sont supérieurs aux forts. De même, l'intelligence n'est pas nécessairement supérieure au manque d'intelligence, chacun connaît les remarques célébres de Rousseau à ce sujet, comparant l'homme qui pense à un animal dépravé. La même chose peut très bien se retrouver entre les hommes, les plus stupides ayant parfois l'avantage sur les plus intelligents car leur instinct leur fait tomber juste là où de longs raisonnements ralentissent et risquent de faire commettre des erreurs.
Pour généraliser, on peut dire qu'une caractéristique ne devient une inégalité naturelle que si la nature oppose certains obstacles à la vie humaine, et que certaines caractéristiques permettent mieux que d'autres de les surmonter. Je reprends ici un des points que j'avais soulevé au début de cet article et qui est valide : la nature n'est pas un agent, on ne peut rien lui imputer, elle ne peut donc jamais commettre d'injustice. Nos conditions naturelles d'existence ne sont pas génératrices d'injustices, mais seulement d'inégalités.
Par contre, il y a des injustices naturelles chaque fois que les caractéristiques naturelles permettent à la société d'établir des hiérarchies injustifiées. Il y a donc une complète indépendance entre les inégalités naturelles et les injustices naturelles. Certaines caractéristiques sont à l'origine d'inégalités naturelles, sans être à l'origine d'injustices naturelles (la force physique : je ne connais pas d'exemple de société qui en ait fait un critère injuste de sélection des individus) ; d'autres sont à l'origine d'injustices naturelles sans être à l'origine d'inégalités naturelles (l'exemple le plus évident étant la couleur de peau).
Ces injustices doivent être tenues pour naturelles, parce que les individus n'ont pas de moyen de lutter volontairement contre elles. Les individus ne peuvent pas changer de catégorie pour en adopter une autre qui serait plus valorisante. Bien sûr, chacun peut faire des efforts pour compenser ses faiblesses naturelles, mais personne ne peut aller plus loin que ses dispositions naturelles ne le permettent. Malgré la médecine, un homme noir reste noir, une personne sans tête ne deviendra pas un érudit, etc.


Quel est l'enjeu de cette distinction entre injustices sociale et naturelle ? Il est de regrouper dans une même catégorie des sources possibles d'injustice, pour ne pas trop vite écarter comme absurdes certaines discussions. Tout le monde trouve scandaleux que des Noirs ou des Maghrébins soient discriminés à l'école puis dans le monde professionnel en raison de leur origine naturelle. A raison. Mais alors, il convient de se demander s'il ne serait pas tout aussi illégitime de discriminer les individus les plus stupides. Il leur faut déjà plus de temps pour accomplir des tâches intellectuelles. Alors pourquoi leur donner un second handicap en leur interdisant l'accès aux formations supérieures et aux métiers intéressants que celles-ci rendent accessibles, et en plus un troisième handicap en les limitant aux travaux les plus mal payés ? Bref, pourquoi lutter contre les discriminations liées à la couleur de peau mais pas à l'intelligence ? Y a-t-il ici une injustice naturelle ? Je ne souhaite pas répondre (c'est un autre sujet), mais au moins nos concepts nous permettent-ils maintenant de montrer que la question est légitime.