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jeudi 8 septembre 2016

Valeur de la vérité et valeur de la science

La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas par le fait de ne plus s’autoriser de convictions ?…C’est vraisemblablement le cas : il reste seulement à se demander s’il ne faut pas, pour que cette discipline puisse commencer, qu’existe déjà une conviction, et une conviction si impérative et inconditionnée qu’elle sacrifie à son profit toutes les autres convictions ? On voit que la science aussi repose sur une croyance, qu’il n’y a absolument pas de science « sans présupposés ». Il ne faut pas seulement avoir déjà au préalable répondu oui à la question de savoir si la vérité est nécessaire, mais encore y avoir répondu oui à un degré tel que s’y exprime le principe, la croyance, la conviction qu’ « il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et que par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de second ordre ».—Cette volonté inconditionnée de vérité ; qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas être tromper ? Est-ce la volonté de ne pas tromper ? La volonté de vérité pourrait en effet s’interpréter aussi de cette dernière manière : à supposer que sous la généralisation « je ne veux pas tromper », on comprenne également le cas particulier « je ne veux pas me tromper ». Mais pourquoi ne pas tromper ? Mais pourquoi ne pas être trompé ? – Remarquons que les raisons propres au premier cas se situent dans un tout autre domaine que celles qui sont propres au second : on ne veut pas être trompé parce que l’on admet qu’il est nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé, -- en ce sens, la science serait une longue prudence, une précaution, une utilité, à laquelle on pourrait toutefois objecter à bon droit : comment, la volonté de ne pas être trompé est-elle réellement moins nuisible, moins dangereuse, moins néfaste ? Que savez-vous par avance du caractère de l’existence pour pouvoir décider si le plus grand avantage se trouve du côté de l’inconditionnellement méfiant ou de l’inconditionnellement confiant ? Mais au cas où les deux choses seraient nécessaires, beaucoup de confiance et beaucoup de méfiance : où la science aurait-elle le droit d’emprunter sa croyance inconditionnée, la conviction sur laquelle elle repose, que la vérité est plus importante que toute autre chose, y compris que toute autre conviction ? Cette conviction n’aurait justement pas pu apparaître si vérité et non-vérité se montraient toutes deux constamment utiles : comme c’est le cas. Donc – la croyance à la science, qui existe incontestablement aujourd’hui, n’a pas pu trouver son origine dans un tel calcul d’utilité, mais bien plutôt en dépit du fait que l’inutilité et le danger de la « volonté de vérité », de la « vérité à tout prix », lui sont constamment démontrées.

Nietzsche, dans le Gai savoir (§344) soulève un problème qu'il pense être le premier à mettre au jour, celui de la valeur de la vérité. Après avoir constaté le fait que nous désirions la vérité de manière inconditionnelle, il s'interroge sur les raisons qui nous poussent à vouloir la vérité sinon rien, et conclut qu'il n'y a aucune raison légitime, car l'erreur ou le mensonge s'avèrent aussi utiles, et nous pourrions donc très bien désirer le mensonge ou l'erreur autant que la vérité. 
Evidemment, beaucoup de philosophes sont impressionnés par une telle question. Si on leur demande abstraitement pourquoi vouloir le vrai plutôt que le faux, il semble que nous ayons grand peine à répondre. Cela semble un choix primitif et injustifiable, et quelqu'un qui viendrait sonder nos désirs profonds inconscients et nous dire pourquoi nous voulons la vérité ne peut que susciter de l'admiration et de la curiosité.
Or, je voudrais montrer que ce genre de propos repose en fait sur quelques sophismes assez faciles à établir, et qui, une fois écartés, laissent voir que ce type de propos ne présente pas grand intérêt. 

Il y a peu, Bouveresse a publié le livre Nietzsche contre Foucault, dans lequel il accuse le philosophe français d'avoir négligé la différence tout à fait élémentaire entre la vérité et le fait de tenir pour vrai, et en conséquence d'avoir produit une série d'énoncés paradoxaux. Notamment, la fameuse "histoire de la vérité", qui paraît si merveilleuse, n'est en fait qu'une histoire des croyances, assez ordinaire. Car la vérité n'a pas d'histoire, ce qui est vrai l'étant de toute éternité. Alors que nos croyances, elles, ont bien sûr une histoire. 
On peut appliquer un traitement similaire à ce texte de Nietzsche. Nietzsche parle de la valeur de la vérité, et nous sommes embarrassés lorsque nous devons expliquer pourquoi la vérité aurait une valeur à nos yeux. Mais Nietzsche parle-t-il vraiment de cela? Rien n'est moins sûr. Car Nietzsche parle aussi de la science, qui est caractérisée comme "discipline", donc comme activité, et non pas comme ensemble d'énoncés vrais. En ce sens, il y a une différence entre parler d'une pratique, ce qu'est la science, et parler de la vérité, qui est une valeur épistémique, et non une pratique. 
Ainsi, le début du texte de Nietzsche demande pourquoi nous avons une activité de recherche scientifique, ce qui revient à se demander quelle valeur nous accordons à cette pratique. Nietzsche parle ensuite de volonté de vérité, mais rien ne permet d'emblée de dire que notre désir de faire de la science est identifiable à notre désir d'avoir la vérité. Ceci, c'est justement le point que Nietzsche doit établir, et non pas quelque chose dont il puisse partir. Ensuite, il en vient à des considérations qui semblent plutôt porter sur la pratique scientifique : s'y livre-t-on parce qu'on souhaite ne pas être trompé, parce qu'on souhaite ne pas tromper? Si on répond positivement, Nietzsche ajoute alors que ce souhait n'est pas le seul légitime, et que nous pouvons aussi avoir envie de tromper ou d'être trompé, car, dit-il, le faux est aussi utile que le vrai. 
Je laisserai de côté la confusion habile mais facile à pointer entre vérité et fausseté d'une part, et véracité et mensonge d'autre part. Que le mensonge soit parfois utile, tout le monde le sait. Mais mentir suppose de connaître la vérité, vérité qui est donc utile puisqu'elle est nécessaire pour mentir. Si Nietzsche avait dit que le faux est utile, il aurait suscité l'incompréhension. Mais après avoir confondu le faux et le mensonge, il devient facile de dire que le faux est utile. 
Pourtant, il est aussi possible d'expliquer pourquoi le faux est utile. Par exemple, nous pourrions dire que le faux permet la fiction, et que la fiction est bonne parce qu'elle nous amuse, rend notre vie plus compréhensible en donnant des exemples, qu'elle nous éduque en nous montrant des modèles, etc. Là encore, s'il fallait juste dire cela, tout le monde l'accepterait, et cela ne remettrait pas en cause la valeur de la science. Car n'importe qui acceptera l'idée que la fiction soit utile, sans pour autant que cela remette ne cause la valeur de la science. 

Si on demande pourquoi faire des sciences, une réponse solide est assez difficile, bien que plusieurs réponses soient envisageables et relativement satisfaisantes. On peut dire que la science permet la prédiction, et que la prédiction permet l'action (comme le dit Auguste Comte). Rien n'indique que Nietzsche ait les moyens de s'opposer à une telle platitude.
Ensuite, on peut dire que la science est une activité intellectuellement stimulante, et que ceux qui ont le désir de connaître y trouvent là un plaisir plus fort que dans n'importe quelle autre activité (pour reprendre le genre d'idées que défend Platon dans le livre VI de la République, quand il parle du naturel philosophe comme étant le profil de ceux qui désirent apprendre). Là encore, Nietzsche n'a rien à opposer à quelqu'un qui dirait qu'il fait des sciences parce que ses dispositions le portent à cela. 
Par conséquent, qu'on soit pragmatiste ou qu'on soit intellectualiste, on peut donner une explication pour justifier la science, et Nietzsche n'a pas d'objection contre ces deux conceptions. Il dit que le faux est utile, mais un pragmatiste ne le nie pas, car on peut bien admettre que la fiction ET la science soient utiles. De même, Nietzsche n'a jamais rien affirmé contre ceux qui voudraient affirmer arbitrairement leur nature : au contraire, c'est même le principe de la célèbre "volonté de puissance". Ainsi, qu'un individu déclare qu'il fait des science parce que sa nature le porte aux science n'est pas un problème. Sans doute, Nietzsche a des mots assez durs contre une sorte de platonisme qui dirait qu'il existe un arrière-monde plus réel qui se cache derrière les phénomènes et que la science vise justement à découvrir cet arrière-monde. Mais ce platonisme ne résume pas Platon ni l'intellectualisme, qui ici nous concerne. Platon prétend qu'il y a des types d'hommes et que certains aiment la science. Que ceux qui aiment la science fassent de la science, c'est parfaitement normal et cela constitue une raison suffisante pour en faire (toute chose égale par ailleurs : bien sûr, si faire de la science avait des effets nuisibles sur les autres, par exemple, on aurait des raisons de ne pas continuer).
Par ailleurs, Platon aurait aussi une explication (plus ou moins obscure) pour expliquer pourquoi la science est meilleure que toute autre activité. Je laisse cette explication, puisque c'est l'intellectualisme et non Platon qui m'intéresse ici. L'intellectualisme est la thèse selon laquelle la science a une valeur en soi, et Nietzsche n'a rien contre cette idée. 

Reste à examiner la question de la valeur de la vérité, question qui semble sidérante. En réalité, elle ne l'est plus, une fois qu'on a examiné la question de la valeur de la science. Nous avons admis que nous avions le droit de nous livrer à cette activité. Or, une fois dans une activité, il est nécessaire qu'il y ait des critères de réussite et d'échec. La vérité est le critère de réussite de la science, alors que le faux indique l'échec. La question de Nietzsche devient seulement "pourquoi vouloir réussir?", ce qui est parfaitement idiot, puisqu'il est évident que si nous nous livrons à une activité, alors nous voulons aussi la mener à bien. Nietzsche plonge dans la sidération parce que nous n'avons aucun moyen de justifier une tautologie, ce qui est normal. N'ayant rien à dire à la question "pourquoi réussir?", nous avons l'impression que Nietzsche nous demande quelque chose de profond et difficile, alors qu'il n'y a rien du tout à répondre. 
Bien sûr, rien ne nous oblige à faire des sciences (sauf si nous croyons vraiment aux idées de Platon), et nous pouvons très bien aussi faire des arts, écrire des fictions, rester avec nos amis, etc. Mais si nous faisons des sciences, alors la vérité s'impose à nous car c'est justement cela faire des sciences. Il n'y a donc jamais à expliquer la valeur de la vérité, puisque sa valeur vient seulement du fait qu'elle est le critère de réussite de la science. Celui qui fait des sciences veut, par nécessité, la vérité.
On pourrait expliquer ceci en distinguant normes morales et normes pratiques. Nietzsche oublie cette distinction et pour cela, créé de faux paradoxes. Une norme morale est une injonction inconditionnelle à faire quelque chose. Par exemple, "respecte la personne d'autrui" est une norme morale. On pourrait élargir (par convention) les normes morales à toutes les normes conditionnelles dont nous satisfaisons les conditions, dans des circonstances ordinaires. Par exemple, la norme conditionnelle "si tu veux vivre confortablement, fais des sciences et développe des techniques" est pour nous une norme morale, dans la mesure où nous voulons à peu près tous vivre confortablement. Par opposition, une norme pratique est seulement une norme que nous devons suivre si nous avons déjà décidé de suivre une certaine pratique. Par exemple, envoyer la balle dans le court est une norme pratique du tennis, répondre poliment est une norme de la conversation, etc. Chercher la vérité, justement, est avant tout une norme pratique. Ce genre de normes pratiques est injustifiable, puisqu'elles définissent la pratique elle-même : les modifier, c'est modifier le jeu lui-même ; les rejeter, c'est aussi rejeter le jeu. Seulement Nietzsche veut faire passer une norme pratique pour une norme morale. Or, nous avons vu qu'il n'y a rien qui nous impose de prendre la recherche scientifique pour un devoir moral. Nous pouvons préférer les arts, la conversation, ou que sais-je encore. 


En conclusion, Nietzsche est un sophiste qui fait passer une question triviale pour une question très profonde et difficile, en usant d'une confusion conceptuelle. La vérité n'a pas particulièrement de valeur, c'est plutôt que la vérité est une valeur, celle qui permet l'activité scientifique. Qui fait des sciences recherche la vérité, par définition, et il n'y a rien de plus à dire.
La véritable question difficile, celle de la valeur de la science, n'est pas sérieusement envisagée, alors même que d'autres philosophes, comme Platon, ont osé s'y confronter, avec plus ou moins de succès. Ceci dit, je préfère encore un Platon qui nous dit que faire des sciences est mieux que se jeter sur la nourriture et les femmes car les idées sont éternelles alors que les femmes sont mortelles, plutôt qu'un Nietzsche qui affirme orgueilleusement avoir découvert la vérité cachée et inavouable que notre croyance en la science serait métaphysique, alors qu'il suffit d'avoir lu trois lignes de Platon pour voir que c'est parfaitement assumé comme tel, et qu'il n'y a rien qui nous oblige à retenir les arguments métaphysiques de Platon. 

mercredi 15 juillet 2015

Remarques sur le désenchantement du monde

Max Weber, dans le Savant et le politique, est l'auteur de la formule de "désenchantement du monde". Selon lui, ce désenchantement signifie une perte des valeurs que véhiculaient la religion et la pensée magique, perte due à la domination de la rationalité bureaucratique, de la technique, etc. Ce désenchantement se manifeste tout particulièrement dans la distinction que Weber établit dans ce même texte entre les faits et les valeurs, le monde ne contenant plus que des faits descriptibles scientifiquement, alors que les valeurs, elles, sont chassées du monde, ou bien réintroduites par les individus de manière parfaitement arbitraire, ce qui leur interdit de croire à leur valeur transcendante. Évidemment, cette idée d'un désenchantement n'a rien d'un délire personnel de Weber, et la plupart des intellectuels de l'époque s'accordent sur ce constat (Musil décrit assez bien dans son roman L'homme sans qualité le climat intellectuel de l'époque ; tout le monde connaît aussi le fameux "arraisonnement" de Heidegger), y compris ceux que ne le voient pas sous un mauvais jour (je pense aux positivistes de Vienne, ou à Freud). Je voudrais discuter un peu cette idée de désenchantement, et montrer ce qu'elle signifie, et ce qu'elle véhicule à tort. 

Tout d'abord, cette période se caractérise par l'apparition de sciences humaines assez solides. La psychologie, la sociologie, l'économie, émergent, et donnent l'impression de produire une connaissance des comportements humains, voire, peut-être la capacité de les prédire. Plus tardivement, la biologie aussi va augmenter notre savoir sur l'homme, en parvenant à séquencer son génome, en découvrant un peu le fonctionnement du cerveau, etc. Ces connaissances théoriques constituent donc un savoir empirique sur l'homme. 
Or, un tel savoir n'est pas neutre. En effet, une part de ce qui constitue notre humanité passe par l'idée que nous sommes des personnes autonomes, que nous faisons nos propres choix, que rien ni personne ne nous pousse à agir d'une façon ou d'une autre. Tous ces savoirs attaquent cette croyance-là. En effet, partout où nous avions l'impression d'être libres, nous découvrons des mécanismes qui nous déterminent. Nous pensions choisir nos amis, la sociologie nous dit que nous les prenons majoritairement dans des classes sociales voisines des nôtres. Nous pensions choisir à chaque instant de vivre ou de mourir, et l'on nous apprend que le taux de suicide est corrélé à la religion, et au niveau de socialisation. Nous pensions choisir le produit que nous voulons au supermarché, et l'on nous dit que des dispositifs cérébraux inconscients nous poussent à faire des tris, à avoir certains biais. Nous pensions que l'amour frappait au hasard, et nous apprenons par la biologie que nous avons des préférences pour les individus au profil génétique éloigné du nôtre. Nous pensions être des personnes, et nous ne sommes donc en réalité qu'un tas de mécanismes sur lesquels d'autres mécanismes agissent pour produire des réactions. Impossible de ne pas se sentir menacé dans quelque chose d'essentiel.

De même, nous voyons en même temps fleurir une approche strictement technique des problèmes humains. En d'autres termes, le champ de la pratique est lui aussi attaqué par une nouvelle approche. Au lieu de laisser les hommes agir comme ils l'entendent, en leur donnant simplement quelques valeurs ou conseils pour guider leurs actions, on exprime toutes les situations en termes de problèmes à résoudre, et on apporte une solution qui puisse être aussi rationnelle que possible. Ici, c'est la psychologie, prise en un sens très large qui inclut tout ce que l'on nomme "développement personnel", qui est à la pointe de ce mouvement. En effet, le problème n'est pas vraiment la profusion des coachs donneurs de recettes, car il y a toujours eu des gens pour donner des conseils. C'est plutôt que, avant l'époque de la psychologie, un conseil était avant tout un jugement moral. Si nos enfants étaient turbulents, on se voyait prescrire d'être plus sévère. Dans sa vie de couple, on recommandait d'être fidèle, bienveillant, protecteur. Dans ses rapports aux autres, on recommandait d'être aimable et généreux, etc. Dorénavant, on a plutôt affaire à une liste d'opérations qui se veulent neutres moralement et qui permettent de réussir l'éducation de ses enfants, de gérer les personnalités difficiles, de gérer son stress, de réussir sa vie amoureuse, etc. 
Là encore, ceci change profondément la manière dont nous envisageons notre vie. Au lieu de la voir comme soumise à des grands principes moraux, à des passages obligés dans une biographie (trouver un métier, avoir une descendance, transmettre un patrimoine), les événements humains se présentent sous le mode du puzzle solving. La rationalité instrumentale n'est plus simplement une manière idéalisée et formalisée de prendre des décisions, mais c'est la méthode effectivement recommandée pour résoudre les problèmes de nos vies. Et quiconque ne le ferait pas serait profondément stupide de ne pas le faire. Se lancer en toute naïveté dans l'aventure humaine en comptant seulement sur sa débrouillardise, alors que tous les autres font des calculs d'optimisation, c'est se garantir par avance de cuisantes déconvenues.

Je résume : le désenchantement du monde est 1) l'explication naturaliste des comportements humains. 2) la rationalité instrumentale promue au titre de procédure générale de prise de décision. C'est ainsi que le désenchantement couvre aussi bien le champ théorique que le champ pratique. 
J'en conclus d'abord ceci. Malgré ce que suggère l'expression "désenchantement", la modernité ne nous fait pas vraiment perdre quelque chose. Nous ne vivions pas dans un monde enchanté, plein de fées, de muses, d'elfes et de dieux. Personne n'a jamais cru sérieusement pouvoir découvrir des elfes dans les forêts, des fantômes dans des châteaux, ou pouvoir convoquer des esprits en se tenant les mains autour d'une table. Bien au contraire, ce qu'ajoute la modernité, c'est une explication là où nous n'avions pour ainsi dire, rien. Nous ne savions tout simplement rien des comportements humains, et nous découvrons aujourd'hui que de multiples facteurs jouent sur nous, de sorte que des régularités statistiques sont facilement observables. De même dans le champ pratique. Avant, nous n'avions rien. Être courageux dans son travail, sévère avec ses enfants, fidèle avec son conjoint, cela ne dit à peu près rien. On peut bien entendu imiter les autres, mais cela n'aide pas du tout dès que nous sommes confrontés à un problème un tout petit peu spécifique. Au contraire, nous avons maintenant une profusion de méthodes, de techniques, pour résoudre le moindre petit problème de l'existence. Là encore, le désenchantement ne chasse rien, il apporte.
Ainsi, il vaudrait mieux parler de Lumières, ou de positivisme, plutôt que de désenchantement, puisque les deux premières expressions signifient que quelque chose est ajouté, alors que la seconde laisse penser qu'on a perdu quelque chose. La seule chose que l'on a perdu, c'est la naïveté. Ce que nous avons gagné, ce sont des explications, des théories, des méthodes rationnelles de résolution. Pour le dire plus durement, dans la critique du désenchantement, il y a avant tout la plainte suivante : "nous aimions notre bêtise!".

Mais est-ce que quelque chose a vraiment changé dans nos vies, du fait de ce désenchantement du monde? Il me semble que non, et c'est ce que je voudrais montrer. Cela implique qu'il n'y a pas le moindre sens à vouloir revenir à une période avant le désenchantement, ou à vouloir réenchanter le monde, parce que tout ce qui compte dans notre vie ne changerait pas du tout. On peut certes pester contre la bureaucratisation, cela a un contenu tout à fait clair (exprimable, par exemple, en nombre de papiers administratifs à remplir par mois), mais c'est absurde de pester contre le désenchantement.
Prenons d'abord un individu né avant le désenchantement. Il se représente comme un empire dans une empire, parfaitement souverain dans ses décisions. Et il n'a pas la moindre idée de ce que rationaliser veut dire. Mais il a quand même une existence, des choix à faire, des projets à mener, etc. Dans chaque moment important, il se renseigne sur ce qu'ont fait les autres, sur ce qui a marché ou échoué, et après mûres réflexions, prend des décisions. Il appellera peut-être destin le fait que certains événements viennent télescoper ses actions, et l'empêcher de réussir, et il appellera "bonne fortune", "grâce des dieux", le fait que certains événements, cette fois, aient précipité le succès de ses entreprises. Bref, il sait que le monde est incertain, mais il exerce toute sa sagesse pratique en vue de domestiquer autant que possible cette incertitude. 
Prenons maintenant un individu né après le désenchantement. Il se représente comme un animal parmi d'autres, dont le cerveau est tout puissant et prend des décisions à sa place. Il sait aussi que la rationalité paramétrique et stratégique est un excellent outil de prise de décision, de sorte qu'il cherche, à chaque fois que c'est possible, à formaliser sa prise de décision. Il s'identifie tout à fait à un super cerveau qui compute des données. Malheureusement, la vie n'est pas pour lui celle d'un processeur dans une unité centrale, mais celle d'un humain en société, devant travailler, tisser des liens, occuper son temps. Il doit donc se demander quoi faire, se renseigner sur ce que font les autres, réfléchir puis prendre des décisions. Il doit bien voir que la réussite de ses projets dépend d'un nombre infini de facteurs, ce qui les rend difficilement formalisables. Il voit aussi à quel point les hommes sont variables et imprévisibles, à quel points ses propres réactions sont surprenantes et irrationnelles.
Ainsi, la vie de l'homme avant et celle de l'homme après le désenchantement sont tout à fait semblables. La couche idéologique qui recouvre les pratiques ne change à peu près rien à ce qui fait l'essentiel de nos vies, à savoir les décisions à prendre, les projets, le sentiment de l'incertitude, les échecs multiples, etc. Et pour être tout à fait sincère, il me semble même que l'idéologie de l'homme avant est plus respectueuse de la vie que celle de l'homme après, car celle-ci l'encourage sans cesse à se représenter comme quelque chose qui ne pourrait jamais faire ce qu'il fait pourtant à chaque instant. Dans son silence, l'idéologie de l'homme enchanté fausse moins la réalité que l'idéologie de l'homme désenchanté, plus bavarde. Mais cela n'a pas grande importance. L'essentiel est de signaler que cette couche idéologique n'a au fond aucun effet sur nos vies. Que nous soyons causalement déterminés ne nous prive pas de la difficulté de prendre des décisions, et que la rationalité instrumentale soit la procédure idéale de décision ne signifie pas que nous puissions vraiment l'appliquer aux situations concrètes. 

Je propose donc que nous ne nous tracassions plus jamais du désenchantement du monde. Toutes nos connaissances modernes sur l'homme n'ont pas directement d'effet pratique. Nous agissons plus renseignés qu'avant, mais nous n'agissons pas différemment. Et personne ne peut se plaindre d'être plus renseigné qu'il n'était avant.

jeudi 30 avril 2015

Nos goûts doivent-ils être cohérents?

Cette question est assez souvent posée par les sociologues qui s'intéressent à la culture (par exemple, La culture des individus, de Bernard Lahire, est un travail impressionnant sur la question de la consonance et de la dissonance culturelle). Cependant, ce type de travaux est seulement descriptif, ce qui ne répond pas du tout à la question que je pose, qui est normative. Mon intention n'est pas de savoir si je suis cohérent dans mes goûts, mais de savoir si je dois l'être. Et pour tout dire, la seconde chose extrêmement agaçante chez les sociologues, et sur ce point, ils sont en parfait accord avec les individus ordinaires (j'aurais même du mal à dire si ce sont les sociologues qui influencent les individus, ou si les sociologues ne font que reproduire leurs préjugés d'individus ordinaires), c'est la tendance à mélanger sans le moindre scrupule les critères sociologiques et les critères esthétiques dans la manière de classer les genres et les œuvres artistiques. Pour ne prendre que l'exemple de la musique, la distinction entre savant et populaire est prise beaucoup trop au sérieux, ce qui pousse à mettre ensemble des genres musicaux qui ne partagent rien, et à séparer des musiques quasiment semblables mais qui n'ont pas le même public. Donc, je voudrais, autant que possible, ne pas m'encombrer de toutes les catégories sociologiques appliquées aux arts, et ne retenir que des catégories vraiment esthétiques.
Ma question est donc la suivante : un même individu peut-il apprécier des œuvres ou des genres artistiques extrêmement différents, peut-être même incompatibles? Ou bien doit-il rendre ses goûts plus cohérents?

Pourquoi poser cette question? Parce que nous estimons tous que nous avons une identité, nous avons une certaine conception de nous-mêmes. Or, cette conception, par définition, doit être unifiée. Que nous devions avoir une conception unifiée de nous-même vaut premièrement sur le plan épistémologique. Nous n'admettons pas que nos croyances soient contradictoires. Si nous découvrons des contradictions, nous les supprimons, en abandonnant une ou plusieurs croyances, en les rendant plus précises, etc. Ainsi, l'identité d'un agent épistémique consiste en la cohérence de l'ensemble de ses croyances. J'imagine que personne ne peut contester cela. On peut bien admettre que différentes personnes aient des opinions contradictoires, même si quelqu'un qui n'est pas relativiste pensera que ces contradictions doivent être levées, à terme. Par contre, personne n'admettra qu'un individu peut rester avec des contradictions internes sans que cela pose problème. 
Pour me justifier, il suffit de dire que la réussite de l'action suppose de mobiliser des croyances. Or, si nous avions des croyances contradictoires sur certains sujets, alors l'action deviendrait impossible, puisque la même ligne de conduite pourrait être considérée à la fois comme inefficace et comme efficace. Donc, des contradictions dans les croyances produiront des paralysies dans l'action. Et bien entendu, personne ne peut rester paralysé trop longtemps ou trop souvent, sans quoi des problèmes graves vont vite arriver!
Deuxième domaine dans lequel la cohérence semble requise : celui des désirs, valeurs, engagements moraux, etc. Ici aussi, s'il y a contradiction, l'action va se trouver paralysée. Celui qui désire maigrir et qui désire en même temps manger des gâteaux sucrés se trouve dans l'embarras. De même, quelqu'un qui estime qu'il doit être généreux avec les mendiants, mais qui est terriblement avare est aussi paralysé. Donc, ces contradictions doivent être levées, et la personne doit arriver à un ensemble de désirs et valeurs qui soient compatibles, donc qui ne prescrivent pas de lignes de conduites impossibles à réaliser ensemble. Ici aussi, l'identité de l'agent pratique est donc requise. 
Mais alors, après avoir dit un mot des valeurs épistémiques (ne croire que ce qui est vrai, ne pas se contredire, etc.) et des valeurs pratiques (ne désirer que ce qui est bon pour nous, n'agir qu'en traitant bien autrui, etc.), il reste à parler des valeurs esthétiques. Y a-t-il aussi, au plan esthétique, une exigence d'être cohérent? Doit-on être un individu unifié quand on est un spectateur des œuvres d'art? Cette question peut même s'étendre aux expériences esthétiques et pas seulement artistiques, comme par exemple, la vue d'un beau paysage, la déambulation dans une grande ville, la visite d'un château médiéval, etc. 
Tout d'abord, on voit que l'on ne peut pas répondre à la questions des goûts aussi facilement qu'à celle des croyances et des désirs. Car autant des croyances ou des désirs incohérents entraînent à coup sûr des conduites incohérentes, ce qui est une bonne raison de rendre cohérents nos désirs et nos croyances, autant des goûts incohérents ne conduisent pas nécessairement à des conduites absurdes. Après tout, il suffit que ces goûts soient hiérarchisés, pour que les actions soient cohérentes. Mais il n'importe pas que la hiérarchie ait un sens. Par exemple, un individu pourrait hiérarchiser ses goûts filmiques de la manière suivante (je pioche dans les films à l'affiche) : 1) Fast and Furious (un film de voitures viril) 2) Caprice (une amourette délicate) 3) Shaun le mouton (un film d'animation comique). Ainsi, dans les situations où il doit délibérer sur le film à voir, il ne se trouvera pas en situation de contradiction, puisqu'il n'a qu'à choisir le film qu'il préfère, à savoir Fast and Furious. Donc, le problème n'est pas si simple que pour les croyances et les désirs. La cohérence ou l'incohérence n'est pas simplement celle qui vient de l'impossibilité d'agir. 

Mais alors, quel est le problème à aimer en même temps un film de voiture bourrin, vulgaire et défoulant, et une comédie légère et psychologique? Le problème n'est pas dans l'action, mais dans la compréhension, dans l'interprétation. En effet, il ne suffit pas d'établir arbitrairement une hiérarchie de préférences, il faut encore la rendre compréhensible pour les autres, et pour nous mêmes. Être compréhensible requière que les autres puissent comprendre les lignes générales de nos goûts, et que nous-mêmes puissions, confronté à de nouvelles œuvres, avoir des lignes directrices dans nos manières de la juger. En d'autres termes, sans quelques principes minimaux de classement, un individu ne pourrait jamais établir de hiérarchie, et les autres ne parviendraient jamais à comprendre de quelle manière nous hiérarchisons, et ainsi à prédire nous goûts. Certes, l'échec de la prédiction n'est peut-être pas très grave. Par contre que, nous puissions au moins nous-mêmes prendre appui sur quelque chose pour hiérarchiser nos préférences, cela semble indispensable. 
Je serais tout à fait d'accord avec Kant sur la différence entre l'agréable et le beau, qui est établie au début de la Critique de la faculté de juger. Son exemple est le vin des Canaries, qui serait agréable sans être beau. Il me semble aussi qu'une telle différence est légitime. Car certaines choses sont hiérarchisées de manière seulement arbitraire, car on conçoit bien qu'elles dépendent surtout de considérations physiologiques sur lesquelles nous ne pouvons rien. Certains ont une sainte horreur des huîtres, d'autres en raffolent, et il serait absurde de vouloir dégager de grands principes de classement des aliments. Nos goûts alimentaires forment donc une hiérarchie arbitraire. Par contre, en matière esthétique, les œuvres obéissent à des principes généraux de composition, qui sont autant de raisons de les apprécier ou pas, et le jugement ne s'appuie pas sur des critères physiologiques (ou du moins, s'appuie très peu. Je n'ai encore jamais rencontré quelqu'un qui m'ait dit qu'il n'aimait pas Louis Armstrong parce qu'il ne supportait pas le bruit des trompettes!). Il est donc possible, ici, de fonder une hiérarchie de nos goûts sur des principes généraux. 
Evidemment, comme en morale ou en politique, ces quelques principes généraux ne sont pas invulnérables, et peuvent être révisés en fonction de cas particuliers qui nous semblent prééminents. Quelqu'un pourrait par exemple apprécier surtout la musique classique d'époque romantique, et néanmoins devoir assouplir ce jugement après avoir découvert quelques musiciens baroques. Les principes ne l'emportent donc pas sur les cas particuliers. Mais on comprend qu'il doit se créer une sorte d'équilibre réfléchi entre les œuvres particulières qui nous séduisent, et les jugements esthétiques généraux sur la valeur de tel ou tel domaine ou style artistique.
Ainsi, si je reviens à l'exemple des films, une personne qui dit aimer Fast and Furious et Caprice à la fois devra se justifier, et dire pourquoi elle apprécie des films qui sont manifestement antagonistes. Il me semble que la personne peut employer deux voies différentes : 
1) expliquer ce que ces films ont en commun, malgré leurs différences superficielles, et ainsi, dire pourquoi elle aime ces deux films, et même pourquoi elle range Fast and Furious au dessus de l'autre. Dans ce cas précis, ce n'est pas évident, mais qui sait...
2) admettre que ces films n'ont rien en commun, mais qu'elle a des goûts non conciliables, qu'elle aime à la fois le plaisir de voir de l'action spectaculaire, et de se mettre à la place de personnages plongés dans leur vie amoureuse. 
Evidemment, la voie 1 est meilleure. Mais la voie 2 n'implique pas un échec total. Car donner deux valeurs (ici, l'action, et l'amour), c'est déjà donner certains principes généraux de classement. C'est déjà comprendre assez bien la personne, pouvoir lui faire d'autres recommandations de film. Il en est de même en morale ou en politique : une valeur qui hiérarchiserait toutes les actions serait mieux que plusieurs valeurs, mais à défaut, plusieurs valeurs valent déjà mieux que rien. Une société fondée sur l'égalité et la liberté (par exemple) est une société plus rationnelle qu'une société où les politiques ne dépendent que de décisions arbitraires du gouvernement au pouvoir. Cependant, cette voie 2 ne doit pas être prise trop souvent : si on admet un nouveau principe à chaque nouvelle oeuvre, l'idée d'une cohérence des goûts éclate. En bref, quelqu'un qui aime Fast and Furious devrait aimer Taxi, et quelqu'un qui aime Caprice devrait aimer le Conte d'été de Rohmer. Sinon, la personne devient incompréhensible. 

Je ne dis pas qu'il est facile d'avoir des goûts esthétiques cohérents. Je n'ai même quasiment rien dit sur la manière dont on pourrait les rendre plus cohérents. Néanmoins, il me semble que cela reste une exigence, à la fois parce que les autres peuvent nous demander pourquoi nous aimons telle ou telle chose, ce qui appelle de notre part de faire un travail de critique, et parce que nous-mêmes avons besoin de savoir comment nous aimons ce que nous aimons. Rationaliser vaut à la fois sur le plan épistémique, morale, et esthétique. Rationaliser nos jugements, c'est donner les raisons de nos hiérarchiser, donc dégager quelques grands principes qui nous permettent d'apprécier les œuvres. 

vendredi 13 février 2015

La survenance revisitée

Un des sujets les plus désastreux de la philosophie de l'esprit est celui de la survenance, parfois aussi appelée émergence, selon les orientations naturaliste ou anti-naturaliste des auteurs. La doctrine de la survenance vise à expliquer, comme le formule très bien Jaegwon Kim, que l'esprit puisse exister dans un monde physique. On peut ajouter qu'il s'agit aussi d'expliquer la vie dans un monde de particules inertes, et d'expliquer l'apparition des valeurs esthétiques ou morales à partir d'éléments physiques qui ne sont ni beau ni laids, ni bons ni mauvais.
Résumée à grands traits, la thèse de la survenance est une thèse de la dépendance asymétrique des propriétés (ou faits) mentaux, moraux, biologiques, etc. par rapport à des propriétés physiques. Cela signifie que, étant donné un certain ensemble de faits physiques, il ne peut exister qu'un seul ensemble de faits mentaux, moraux, biologiques. Par contre, la réciproque n'est pas vraie, et ces faits mentaux, moraux, biologiques peuvent être réalisés (la réalisation est la relation inverse de la survenance) de multiples manières. Je pense que ceci se comprend aisément : il y a de multiples manières, pour une peinture, d'être belle. Par contre, étant donnée une peinture, si elle est belle, alors toute peinture exactement conforme à la première sera aussi belle. De même pour les valeurs morales, ou pour l'esprit. Il y a de multiples configurations cérébrales permettant de penser à ceci ou cela, par contre, une configuration cérébrale donnée ne doit correspondre qu'à une seule pensée. Voilà donc, en résumé, l'idée de survenance des propriétés de haut niveau par rapport aux propriétés de niveau plus élémentaire. 
Ce cadre intellectuel étant posé, de nombreuses questions se posent : les niveaux survenants sont-ils réductibles à aux niveaux de base? Un naturaliste répond oui : l'esprit, les valeurs, la vie sont entièrement réductibles à la matière. En termes épistémologiques, cela signifie qu'il suffit de connaître les lois physiques pour être en mesure de déduire tout ce qu'il se passe aux niveaux supérieurs. A l'inverse, les partisans de l'émergence soutiennent que des propriétés nouvelles apparaissent avec ces niveaux supérieurs, de sorte que le tout est plus que la somme des parties. On ne peut donc pas connaître ce tout simplement en observant les parties. Il y a des lois sui generis qui doivent être connues séparément. 
Autre question : les niveaux supérieurs sont-ils de purs épiphénomènes, des phénomènes de surface sans effet causal, ou bien ont-ils un pouvoir causal sur les propriétés de même niveau, voir sur les niveaux inférieurs? Ici, on comprend que les naturalistes refuseront de donner des pouvoirs causaux à l'esprit, aux valeurs, etc. Il soutiendront plutôt que l'esprit n'est qu'une illusion de la conscience, et que tout ce qui est réel et causal a lieu à un niveau physique. A l'inverse, un anti-naturaliste aura moins de mal à admettre que des propriétés mentales, esthétiques ou morales puissent causer des événements dans les niveaux physiques.
Tout ceci est assez rudimentaire, car mon propos n'est pas d'exposer les extraordinaires sophistications théoriques sur ce sujet, visant à construire des dizaines de positions mixtes entre les positions matérialistes et les positions spiritualistes. Je veux plutôt montrer que ces discussions reposent sur des idées beaucoup trop fragiles pour que se lancer dans de telles sophistications ait le moindre intérêt.

En quoi le problème de la survenance est-il insatisfaisant? Voici les principaux griefs :
1) la délimitation des différents niveaux reste ontologique intuitive et pas du tout fondée. On distingue de manière extrêmement naïve l'esprit et le corps, la nature et les valeurs, l'inerte et le vivant, sans se demander si ces distinctions sont bien fondées, et si on n'en oublie pas d'autres. Or, faute de ce travail, on est tout autant justifié de distinguer l'inerte et le vivant que, par exemple, le balai par rapport au manche et à la brosse. En effet, dans le modèle de la survenance, il suffit que des propriétés surviennent par un certain agencement de parties pour qu'il y ait survenance. Or, nul doute que, correctement assemblés, un manche et une brosse forment un balai qui a des propriétés que ne possèdent ni la brosse, ni le manche. Pourtant, va-t-on dire que le balai est une propriété survenante? Ce serait assez ridicule. Et si on le fait quand même, ceal implique qu'absolument tout est survenant, puisque toutes les choses que nous connaissons sont décomposables en d'autres choses qui n'ont pas les mêmes propriétés. En quelque sorte, le débat sur la survenance s'évapore, et ne reste qu'une discussion autour des concepts.
2) La conception de la causalité est très réductrice. Historiquement, les philosophes qui se sont confrontés à un cas typique de survenance, la vie, l'ont fait en compliquant leur conception de la causalité. Je pense à Aristote, ou à Kant. Le premier avait une théorie des causes dans laquelle la causalité efficiente d'une chose sur une autre était distinguée de la causalité formelle dans laquelle le tout agit sur les parties. Quant à Kant, il a introduit l'idée d'une force formatrice pour rendre compte de cette propriété du vivant de conserver sa forme tout au long de la vie. Claude Bernard aussi a eu besoin de distinguer les phénomènes physico-chimiques présents dans le vivant, et l'idée directrice qui dirige ces phénomènes en vue de maintenir la structure des vivants. Or, que se passe-t-il dans les discussions contemporaines? Il ne reste plus qu'une conception cartésienne de la causalité, conception terriblement pauvre. Pour Descartes, une cause est un choc d'une particule de matière contre une autre. Admettons que cela rende compte de la causalité efficiente aristotélicienne. Par contre, il est absolument exclu que cela rende compte de tout ce dont une théorie de la vie doit rendre compte. Cela n'a tout simplement aucun sens d'imaginer qu'un être vivant ait le pouvoir de causer un choc sur ses propres particules de matières. C'est tout aussi inenvisageable que la causa sui. On ne peut pas se causer soi-même, tant que la causalité est conçue comme causalité efficiente cartésienne. Dans les débats contemporains, un autre enjeu est de savoir si des propriétés morales peuvent expliquer tel ou tel fait naturel. Là encore, cela n'a aucun sens d'imaginer le bien comme pouvant choquer les organes du corps humain et ainsi le mouvoir. 
En résumé, la thèse de la survenance est parfaitement bancale pour la raison suivante : elle veut Aristote et Descartes à la fois. Elle veut une théorie du tout et des parties, dans laquelle chaque individu est identifié par une certaine structure de constituants, tout en voulant une théorie cartésienne de la causalité, dans laquelle celle-ci n'est que le choc d'un corps sur un autre. Ces deux conceptions sont incompatibles. Ou bien on admet la théorie aristotélicienne mais il faut avoir une conception bien plus riche de la causalité, ou bien on admet la conception cartésienne de la causalité, mais il faut renoncer à toute idée que quelque chose survienne à partir d'autre chose. 
A mon sens, la voie cartésienne est totalement absurde. Descartes n'a pas la moindre théorie de l'individuation des corps. Pour être plus précis historiquement, il en propose une dans ses Principes de philosophie : un corps est identifié par l'unité de mouvement. Mais cela ne marche pas du tout. Les meubles dans ma maison ne bougent pas par rapport à la maison, pourtant, ils ne sont pas ma maison. On m'objectera qu'ils pourraient bouger, mais je me demande ce que Descartes pourrait faire de ce genre de propositions modales. De toute façon, je pourrais les visser aux murs ou au sol de façon à ce qu'il ne puissent plus bouger. Ils n'en restent pas moins distincts. De plus, la cuisine ne bouge pas par rapport au salon, ce sont pourtant des pièces distinctes. Comment Descartes pourrait-il l'expliquer? Autre exemple, inverse : dans un moteur, les pistons bougent les uns par rapport aux autres, pourtant il s'agit d'un unique objet. Je n'insiste pas, tout le monde comprend le problème : l'unité de mouvement n'est ni nécessaire, ni suffisante à l'individuation d'un objet.
Aristote est infiniment plus convaincant. Pour lui, l'identité d'un objet est donné par sa forme, et la forme est très souvent identifiée à la finalité. En termes plus contemporains, on dirait donc qu'un objet est identifié par sa fonction. Il est facile de voir que cette conception de l'identité des chose passe beaucoup mieux l'épreuve du réel. Un vivant est identifié par l'unité de sa vie, une montre par sa fonction de donner l'heure, un meuble par sa fonction de rangement d'objet. Cette conception donne aussi une réponse satisfaisante aux problèmes typiques sur l'identité (cf. le bateau de Thésée dont on remplace régulièrement les planches : c'est la fonction de bateau qui fait l'unité du bateau, et non pas ses planches). A ma connaissance, la seule objection apparente à cette définition de l'identité par la fonction, c'est son caractère tautologique. Un bateau est défini par sa fonction de bateau, ce qui n'est pas dire grand chose. Je réponds qu'il est au contraire très rassurant de savoir que l'identité d'un objet n'est pas quelque chose de caché et mystérieux. Tout le monde sait bien ce qu'est un bateau. Pourquoi faudrait-il que l'explication philosophique de l'identité du bateau nous amène à des conclusions compliquées et mystérieuses?  

Dès lors que l'on adopte une conception aristotélicienne de l'individuation, on a besoin de distinguer la structure et la fonction, ce que Aristote appelait matière et forme. Par contre, il est exclu de parler de causalité efficiente de la structure sur la fonction, ou de la fonction sur la structure. Cela n'a pas de sens. La causalité efficiente ne peut jouer qu'au sein de la structure. Telle rouage de la montre déclenche tel autre rouage, qui déclenche tel autre, et ainsi de suite. Par contre, aucun rouage ne cause l'affichage de l'heure. Cela n'a aucun sens. Et inversement, l'affichage de l'heure ne cause aucun rouage. Et concernant les fonctions, quel type de causalité peut-il s'appliquer à elles? Que peut donc causer l'affichage de l'heure? Cet affichage cause des réactions humaines. Je regarde ma montre, et je m'aperçois que je suis en retard à mon rendez-vous, donc je cours. Ici, il y a donc bien un certain rapport entre l'affichage de l'heure et le fait que je me mette à courir. Faut-il parler de causalité? Je crois que cela serait incorrect. Car il n'y aucune causalité efficiente entre un affichage de montre et une course à pied. C'est plutôt que l'affichage de l'heure me donne une raison de courir. Le rapport entre l'heure et la course est un rapport rationnel, de justification. J'ai raison de courir dès lors que le viens de m'apercevoir de l'heure. Bref, au plan mental, la causalité est plutôt la rationalité, les raisons, bonnes ou mauvaises, et non pas la causalité efficiente.
Juste un mot rapide sur les quelques exceptions apparentes. Parfois, il semble que la structure a des effets sur la fonction. Un sportif qui se déchire un muscle arrête de courir. Donc il semble ici que la structure soit capable d'avoir des effets causaux sur la fonction. Pourtant, ce n'est pas une causalité efficiente. C'est plutôt quelque chose qui relève de la justification. Un muscle n'a pas d'effet causal sur une capacité de courir. Par contre, il explique que cette fonction ne soit pas réalisable. Le muscle, comme le dit Platon dans le Phédon, reste une condition de la fonction, et non pas une cause. L'absence d'une condition n'est pas une cause. Par contre, cette absence justifie l'impossibilité de courir. 
Quant aux vivants, aux humains, aux valeurs, il faut aussi les comprendre en termes fonctionnels. Un vivant est une certaine organisation de phénomènes physico-chimiques. Un humain est un vivant capable de participer à des activités mentales au sens le plus large. Même les valeurs peuvent être comprises en tant qu'unificatrices de phénomènes humains. C'est la valeur morale qui unifie les actes humains en tant qu'actes, et qui les distingue de l'ensemble du contexte, qui lui reste neutre. 

Reste une dernière question, celle qui est au fond responsable des discussions sur la survenance. Toutes les structures ne suscitent pas le même étonnement. Prenons par exemple une maison. Elle est un assemblage de briques, unifiées par une fonction : constituer un abri. Mais personne n'a envie de dire que la maison émerge à partir de propriétés physiques. Par contre, prenons un homme, qui est aussi un assemblage de chair, d'os, de sang, etc. dont l'unification est le fait de son esprit. Or, cette vie, cette esprit, nous intriguent. Pourquoi? Parce que, comme le dit très bien Aristote, ces fonctions sont actives. Être vivant, c'est pouvoir se mouvoir par soi-même. Être un humain capable de penser, c'est pouvoir fonder des projets, émettre des idées, discuter, collaborer avec d'autres personnes. Dès lors, on a vraiment envie de dire que la vie, la pensée, sont des phénomènes émergents, puisqu'ils semblent produire de nouveaux effets causaux, alors que la maison, par comparaison, ne produit pas de nouveaux effets causaux.
Je propose donc la différence suivante : il y a des fonctions actives, et des fonctions passives. Une fonction est active lorsqu'elle est capable d'elle-même de produire de nouveaux événements. Une fonction est passive lorsqu'elle dépend d'autre chose pour produire quelque chose. Un vivant est actif, une pierre est passive. Mon sentiment est que les discussions sur la survenance sont toutes issues de l'étonnement devant les fonctions actives. A l'inverse, les fonctions passives ne suscitent à peu près aucun intérêt. Pourtant, du point de vue de l'explication ontologique, les deux ne diffèrent en rien. On explique de la même façon le balai et l'humain. La conceptualisation des choses suppose de décrire une structure réalisant une certaine fonction. 
En d'autres termes, les discussions sur la survenance sont désastreuses parce qu'elles mélangent un sujet qui en effet peut susciter de l'étonnement, et un autre parfaitement trivial. Que des propriétés puissent émerger à partir d'une structure de constituants élémentaires est le fait le plus trivial au monde et n'exige pas toutes ces discussions byzantines. Par contre, j'accorde que les fonctions actives peuvent susciter davantage d'étonnement. Mais là encore, l'étonnement doit vite retomber. Après tout, à échelle chimique, il y a déjà quantité de fonctions actives : évaporation, cristallisation, explosion, etc. Que ces phénomènes chimiques ou puissent se structurer pour produire des êtres vivants est très intéressant, mais cet intérêt est scientifique, pas philosophique. Selon moi, c'est ce qui explique que le thème de la vie ne suscite plus vraiment d'intérêt philosophique, alors que celui de l'esprit continue d'en susciter. Une fois que les explications scientifiques sont passées par là, on découvre qu'il n'y avait rien de très surprenant d'un point de vue conceptuel. La biologie est suffisamment rôdée pour que éteindre le besoin philosophique. Nul doute que l'avancée des neuro-sciences finira aussi par éteindre les discussions sur l'émergence du mental. 

Après ce petit parcours, je voudrais rassembler les quelques idées défendues, et préciser celles sur lesquelles je ne me suis pas prononcé :
1) Les propriétés survenantes (ou émergentes) ne sont en rien propres au vivant, au mental, ou aux valeurs. Toute chose, à partir du moment où elle est comprise en termes de structure et de fonction, possède ces propriétés émergentes. Pour cette raison, je propose de ne retenir que la notion de fonction, et de supprimer les notions de survenance, d'émergence, etc. qui n'apportent que des confusions. Il n'y a pas de problème de la survenance. 
2) Il faut absolument abandonner l'idée que toute action d'une chose sur une autre s'explique en termes de causalité efficiente. Nous avons sans cesse besoin d'examiner les dépendances entre structure et fonction, et ces dépendances ne sont jamais des rapports de causalité au sens cartésien. Je ne me prononce pas sur la question de savoir si la dépendance entre structure et fonction est asymétrique ou pas. En d'autres termes, je ne prétends pas que, pour une structure donnée, il ne peut s'ensuivre qu'une fonction. Si je ne le fais pas ici, c'est parce que cette question me semble soulever plusieurs problèmes différents et difficiles (rapidement : celui de la réalité ou de l'idéalité des fonctions ; celui de l'atomisme ou du holisme des fonctions). 
3) Tous mes propos sont neutres sur les questions ontologiques. Contrairement aux thèses de la survenance ou de l'émergence, je n'ai pas à me prononcer sur l'existence de différents niveaux de réalité. Et ce n'est pas mon intention de le faire ici. Je prétends seulement que la distinction entre structure et fonction est indispensable. Par contre, je n'affirme pas qu'elle implique un dualisme ontologique. Je n'affirme pas non plus, a fortiori, qu'il y ait plusieurs niveaux d’emboîtement fonctionnel, donc plusieurs plans ontologiques. Je ne vois pas d'objection à l'idée que le plan des fonctions mentales soit le même que celui des fonctions vitales et des fonctions chimiques. Le découpage en divers plans répond à des exigences épistémologiques (mentionner les particules subatomiques pour expliquer pourquoi un pont ne s'effondre pas est ridicule), mais il n'y a pas de raison que ces besoins, qui sont au fond pratiques, répondent à des distinctions ontologiques.

dimanche 16 novembre 2014

Le relativisme est indicible

Je voudrais montrer que le relativisme, qui est très grossièrement la thèse selon laquelle la vérité est relative aux individus, ou aux cultures, ou aux paradigmes, ou à je ne sais quoi encore, est une thèse qui n'a en réalité aucun sens, et qui ne parvient jamais à être exprimée clairement. Mon argument est assez proche, dans son style, des critiques courantes : d'Aristote à Boghossian, on reproche au relativisme de s'auto-réfuter. Mais il se rapproche davantage d'Aristote que de Boghossian, dans la mesure où le stagirite reprochait aux relativistes de nous conduire au silence, de détruire la possibilité du langage. En termes contemporains, on dirait que les relativistes commettent une contradiction performative : ils parlent, tout en posant des thèses qui contredisent la possibilité de parler. Plus précisément, mon argument consiste à pointer chez eux une sémantique totalement absurde. 


L'argument pour le montrer est le suivant :
La thèse centrale du relativisme est l'idée qu'un même énoncé peut être vrai d'un certain point de vue (culture, paradigme, épistémé, etc.), et faux dans un autre point de vue (culture, paradigme, épistémé, etc.).
Deux possibilités se présentent à nous : 
1) il y a seulement homonymie entre l'énoncé dans le point de vue 1, et cet énoncé dans le point de vue 2. Par conséquent, la différence de valeur de vérité est parfaitement inoffensive. Un petit exemple : "Cette voiture, elle tue!" peut ne pas avoir la même valeur de vérité selon le point de vue d'un jeune, qui veut dire que cette voiture est magnifique, et le point de vue d'un adulte, qui veut dire que cette voiture a de gros défauts de sécurité.
2) il y a identité de sens entre l'énoncé dans le point de vue 1, et le point de vue 2. Dans ce cas là, les différences de valeur de vérité sont inquiétantes, et impliquent le relativisme. Un petit exemple, à nouveau : "cette voiture dépasse les 200 km/h". Si cette phrase est vraie pour un conducteur, mais n'est pas vraie pour un autre, alors il y a relativisme. 
Je résume mon propos : il n'y a relativisme que dans le cas où un énoncé garde le même sens dans différents points de vue, mais varie pourtant de valeur de vérité.

J'en viens maintenant à la sémantique. Qu'est-ce que la signification d'une phrase? On peut bien sûr se quereller pour savoir très précisément comment définir cette signification. Néanmoins, dans les grandes lignes, il y a accord. Concernant une phrase descriptive, la signification est donnée ou bien par les conditions de vérité, ou bien, si l'on est plus pragmatiste, par les conditions de vérification (les conditions d'usage étant ici les conditions de vérification).
Or, comment le relativiste peut-il faire pour adopter ces platitudes sémantiques? Il est obligé de soutenir qu'une phrase peut garder les mêmes conditions de vérité, ou les mêmes protocoles de vérification, et néanmoins avoir des valeurs de vérité différentes selon le point de vue, le paradigme, la culture, etc. Mais comment une telle chose est-elle possible? Comment pourrait-on mener exactement la même enquête, et obtenir des résultats différents? C'est absolument incompréhensible, sauf si on tire une conclusion radicale : chaque divergence sur la valeur de vérité implique plusieurs mondes. On ne peut pas se contenter de parler comme Kuhn des paradigmes, ou comme Foucault des épistémé, car ces auteurs expliquent que les divergences entre paradigmes sont des divergences sur le type d'énoncés acceptés, sur le type d'enquête possible, sur les concepts qui ont cours ou ne sont pas utilisés. Autrement dit, les paradigmes et les épistémé créent des différences sur le sens des énoncés, et non pas seulement sur leur valeur de vérité. C'est pourquoi cette divergence de valeur de vérité n'a rien d'inquiétant, comme je l'ai expliqué ci-dessus. Donc, il faut aller plus loin pour soutenir le relativisme, il faut soutenir que deux personnes en désaccord vivent dans des mondes différents (ce que Kuhn soutient aussi dans son livre La structure des révolutions scientifiques). Sinon, on ne voit pas comment le même protocole mènerait à des résultats différents.
Or, évidemment, cette conclusion radicale échoue comme les autres. Car si deux individus vivent dans des mondes différents, alors la signification de leurs phrases ne peut pas être la même. Un protocole d'enquête relatif au monde 1 n'est pas la même chose qu'un protocole d'enquête relatif au monde 2. Il peut y avoir une analogie, mais pas une identité. Du coup, encore une fois, le relativisme perd ce dont il avait besoin, à savoir que l'énoncé "relativiste" ait le même sens dans les deux mondes. 
Pourrait-on maintenant aller contre le bon sens? Pourrait-on soutenir que, même au sein d'un seul monde, un même énoncé, ayant même sens, pourrait avoir des valeurs de vérité divergentes? Je ne vois pas comment cela pourrait être possible. Le sens donne des conditions à satisfaire pour qu'une phrase soit vraie. Le monde n'étant que dans un seul état à la fois, soit il satisfait ces conditions, soit il ne les satisfait pas. Il n'y a pas d'échappatoire. 


Conclusion : le relativisme implique une sémantique incohérente, dans laquelle un énoncé ayant un sens donné a des valeurs de vérité différentes. Evidemment, c'est beaucoup trop absurde pour avoir jamais été défendu par qui que ce soit. Le relativisme est une doctrine absurde, un bavardage sans signification.
De fait, les philosophes catalogués comme relativistes défendent une thèse plutôt inoffensive, selon laquelle certains énoncés changent de sens selon les cultures, les époques, les paradigmes, etc. Il n'y a rien là de mystérieux, si ce n'est que notre vigilance est souvent trompée par l'homonymie.
Mais il est vrai que parfois, nous avons tendance à dire qu'il y a les vraies méthodes, ou les vrais concepts scientifiques. C'est là une affirmation tout aussi étrange que le relativisme. Et c'est là que les auteurs catalogués relativistes deviennent intéressants. Car s'il y a les vrais concepts, les vrais méthodes, cela revient à dire qu'il y a un vrai sens des mots et des phrases. C'est un non-sens. Le sens donne les conditions de vérité, mais il est absurde de dire que le sens pourrait être vrai ou faux. Autrement dit, notre choix du sens des mots et des phrases (autrement dit, le choix des méthodes et des concepts scientifiques) relève de considérations pratiques mais pas théoriques. C'est parce qu'ils sont bons et commodes qu'on choisit des concepts, pas parce qu'ils sont vrais. Un concept donne les conditions du vrai et du faux, il n'est lui-même ni vrai ni faux. Mais il peut être bon ou mauvais.
Ceci dit il est exclu de faire jouer n'importe quelle considération pratique. Si on voulait faire jouer des considérations morales, religieuses, techniques, pour construire les concepts scientifiques, ce serait désastreux. Les considérations pratiques appropriées sont toutes celles qui relèvent des valeurs épistémiques : fécondité, capacité prédictive, cohérence, simplicité, force explicative, etc. 
Est-ce que cela nous fait replonger dans ce que nous craignons dans le relativisme, à savoir l'arbitraire? Bien sûr que non. Cela signifie simplement que les questions épistémologiques ne sont pas des questions scientifiques. Les valeurs scientifiques nous guident dans la construction de nos théories, et les théories une fois construites sont vérifiées (ou réfutées). Ce sont les théories qui sont vraies ou fausses, pas les constructions. Une construction, elle, est solide ou fragile, seulement. On peut admettre cela sans remettre en cause la valeur de la science!