Affichage des articles dont le libellé est punition. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est punition. Afficher tous les articles

mardi 29 avril 2014

Le déterminisme a-t-il des conséquences morales et juridiques?

Je voudrais exposer un argument que l'on retrouve fréquemment, et qui pourtant se réfute lui-même  : 

Supposons que chaque événement ayant lieu dans le monde soit déterminé par l’événement précédent. Il en résulte que, étant donnés une situation initiale de toutes les choses du monde, et des lois naturelles qui en fixent l'évolution, on peut déduire l'état présent, passé et futur de l'univers. Il faut bien sûr distinguer le déterminisme lui-même, qui concerne les choses, et la connaissance que nous pouvons en avoir. Il se peut que certains événements restent pour nous humains définitivement imprévisibles, parce que les paramètres à prendre en compte sont en nombre trop important. Néanmoins, les choses elles-mêmes sont déterminées, et aucune place n'est laissée au hasard.
Le déterminisme exclut aussi la liberté humaine. En effet, puisque chaque chose est déterminée par son état passé, il en résulte que l'homme n'est pas libre d'infléchir le cours déterminé des choses. Aucune rupture avec le mouvement naturel des choses n'est possible. Aucun commencement d'une nouvelle série causale n'est possible. L'homme est lui-même pris dans la série des causes et des effets qui régit tout l'univers. Ses actions, ses pensées, sont déterminées par ses actions et pensées précédentes. Même les phénomènes sociaux ne sont que les résultats des interactions en nombre démesuré de tous les atomes, molécules, substances chimiques, qui composent les hommes. 
En résumé, si le déterminisme est vrai, alors l'homme n'est pas libre.

Admettons donc que l'homme ne soit pas libre. S'il n'est pas libre, alors ses bonnes comme ses mauvaises actions ne sont pas de son ressort. Untel agit bien parce qu'il a été éduqué dans un milieu favorable, parce que sa constitution cérébrale le rend sensible à autrui, et parce que les circonstances ne lui donnent pas l'occasion d'être mauvais. Et tel autre agit mal parce telle ou telle circonstance défavorable l'y pousse. Mais alors, il serait injuste de punir celui-ci, puisque rien n'est de son fait, et qu'il ne fait qu'être déterminé par des circonstances extérieures. Inversement, il est injuste de récompenser celui-là, puisqu'il n'a rien fait d'autre que se trouver au bon endroit, et rien ne vient de lui. 
Il résulte de ceci que la morale, qui distribue des blâmes ou des louanges, et la justice, qui distribue des peines (ou des dédommagements), n'ont plus lieu d'être. En effet, les hommes auraient de toute façon agi comme ils l'ont fait, donc il serait à la fois inutile et injuste de les juger pour ce qu'ils ont fait. La morale et la justice supposent la liberté humaine. 
En résumé, si le déterminisme s'applique à l'ensemble de l'univers, homme y compris, alors la morale et la justice humaine sont injustifiées, et doivent disparaître, sous peine d'agir de manière injuste, ou cruelle, ou inutile (ces "ou" étant des disjonctions inclusives).

                                                      *      *      *

Voici donc l'argument que je souhaite critiquer. On peut voir qu'il se retrouve aussi bien chez les partisans de la liberté humaine,que chez certains de ses critiques (je pense en particulier à Nietzsche, qui insiste sur la dimension cruelle de la punition, justement parce que l'homme n'est pas libre). Les partisans de la liberté humaine adoptent souvent une approche compatibiliste (comme Kant qui considère que l'homme a une dimension phénoménale, déterminée, et une dimension nouménale, libre), ou bien tentent de redéfinir la liberté pour lui faire une place au sein d'un monde déterminé (comme Spinoza pour qui est libre celui qui est la cause de son action, donc qui n'est pas agi par l'extérieur). Tous considèrent le déterminisme comme un véritable problème pour la morale et pour la justice civile. Et tous ont donc besoin de proposer une théorie pour répondre à ce défi.

Avant cela, je voudrais plutôt faire s'effondrer sur lui-même cet argument. Il est manifestement contradictoire. En effet, supposons que l'homme soit déterminé par les lois naturelles. Alors, toutes les décisions qu'il a l'impression de prendre sont en fait fixées depuis le commencement du monde. Toutes ses réflexions sont donc des épiphénomènes, des impressions trompeuses que quelque chose d'important peut se jouer, puisque tout est déjà joué depuis longtemps. L'homme est un peu comme un acteur de théâtre qui mimerait un moment de réflexion. Ce moment n'a aucune valeur, puisque la suite du déroulement de la scène a déjà été écrit.
Dès lors, s'interroger sur la nécessité ou pas de supprimer les blâmes moraux et les sanctions judiciaires n'a pas le moindre sens. D'ailleurs, nous n'avons même pas le pouvoir de les supprimer. En effet, pour le faire, il faudrait encore être libre! Or, nous ne le sommes pas. Donc, le devenir de la morale et de la justice est déterminé par les lois naturelles, et ne nous concerne pas. Inutile donc de se tracasser avec cela. En bref, il y a une contradiction performative à se demander ce qu'il faut faire de ceci ou de cela, parce que nous supposons que nous ne sommes pas libres, et que cette absence de liberté aurait des conséquences. Si vraiment nous ne sommes pas libres, alors nous ne pouvons pas nous préoccuper des conséquences de ce fait. Les conséquences arriveront exactement comme il est écrit qu'elles arrivent. En bref, se demander s'il faut supprimer la morale et la justice, c'est de ce fait même présupposer que l'homme est libre de les conserver ou de les supprimer; il n'est donc plus possible d'admettre que l'homme n'est pas libre.

Allons même un pas plus loin. Quelle est la condition nécessaire pour que l'homme puisse admettre un énoncé comme "l'homme n'est pas libre?" Il faut, c'est évident, que l'homme puisse donner son adhésion. Or, par définition, donner son adhésion, c'est être libre, et faire son choix entre des possibilités. Un esprit contraint par la force, ou simplement par la nécessité naturelle, n'est pas un esprit qui adhère. A la limite, je veux bien admettre qu'un esprit déterminé puisse avoir une pensée en tête (même cela on pourrait et on devrait le contester), mais il ne peut certainement pas adhérer. L'esprit contraint par le déterminisme est exactement comme un corps que l'on traîne de force dans un cachot. Il n'a pas choisi de s'y trouver. 
Ceci revient à dire que croire suppose la liberté, et par extension, que la vérité et la fausseté ne prennent sens que si les hommes sont libres. Si les pensées nous venaient exactement comme des plantes qui poussent quand elles reçoivent de l'eau et de la lumière, alors aucune pensée ne serait vraie ou fausse, de même qu'on ne peut pas dire qu'une plante est vraie ou fausse. Pour que quelque chose soit vrai, il faut que l'homme ait pu librement construire un système de représentation des faits (dessin, langage, etc.) et ensuite pu librement adhérer à telle ou telle image, telle ou telle phrase. 
Par conséquent, penser que les hommes sont déterminés suppose que l'homme soit libre de penser, ce qui, par conséquent, rend cette phrase contradictoire. Ici aussi, j'insiste, il s'agit d'une contradiction non pas logique mais performative. Que l'homme soit déterminé ne contient aucune contradiction dans les termes. Mais cela contient une contradiction entre ce qui est dit, et ce qui est fait, à savoir un libre exercice de ses facultés de penser. On peut donc dire et penser que l'homme est libre, mais jamais sans se contredire qu'il est déterminé, puisque le dire ou le penser reviendrait à manifester cette liberté qu'on souhaite contester. 

                                                     *      *      *

Que peut-on en conclure? Qu'il ne faut absolument pas s'inquiéter de tous les travaux scientifiques sur le cerveau, qui voudraient à tout prix montrer que les hommes sont déterminés par leurs dispositions cérébrales. Il ne fait aucun doute que le cerveau peut nous jouer des tours. Mais qu'il ait un pouvoir ponctuel de contrainte ne pose aucun problème philosophique inquiétant. Phineas Gage, après son accident, avait un gros problème de contrôle des émotions, et on comprend bien que la justice devait s'adapter à sa situation particulière, et ne pas le juger comme un homme ordinaire. Par contre, que le cerveau puisse globalement (et non plus ponctuellement) déterminer notre comportement n'a pas de sens. Ce genre d'idée n'a aucun sens, puisque la condition de possibilité du sens et du non-sens est de pouvoir produire des énoncés vrais et faux, et que cette capacité suppose la liberté. Aucune capacité intentionnelle n'a de sens si les hommes ne sont pas libres (sauf à tomber dans la pensée magique selon laquelle certains phénomènes naturelles auraient par nature des propriétés représentatives, ou intentionnelles. C'est absurde. Un dessin, un texte, ne représentent une chose de la nature que parce que les hommes ont fait le libre choix de leur donner cette interprétation). 

Par conséquent, Dieu merci, la loi et la morale sont sauvées, et l'on peut continuer à punir les hommes sans se trouver injuste ou en train de faire des choses inutiles. J'aurais d'ailleurs pu mener le même raisonnement en partant de ces idées-là. Comment donner le moindre sens aux notions d'utilité ou d'inutilité, de justice ou d'injustice, si tout est déterminé? Si les hommes sont déterminés, alors les sanctions le sont tout autant, et la sanction qui s'abat sur un innocent est tout aussi nécessaire (déterminée) que celle qui s'abat sur le coupable. Bref, si tout était déterminé, la morale et la justice ne seraient ni utiles, ni inutiles, ni justes ni injustes. Le simple fait que nous nous tracassions avec ces questions est donc la preuve de notre liberté. 

On va alors me retourner la question. Puisque je soutiens que l'homme est libre, est-ce que je soutiens que la nature a des trous, dans lesquels l'homme se glisse pour inaugurer de nouvelles séries causales? Si par trous, il faut entendre des violations des lois biologiques et physiques, alors bien entendu, la nature n'a jamais de trous. Par contre, on est obligé d'admettre que, le plus souvent, les phénomènes physiques et biologiques n'interagissent pas avec les phénomènes humains, et qu'ils sont, pour parler comme les commentateurs de Spinoza, parallèles. Les lois physiques permettent de multiples choses, et ce sont les choix humains qui fixent ce que seront les choses. Et comme je l'ai indiqué avec l'exemple de Phineas Gage, parfois, les lois physiques restreignent le champ des possibles, voire le limitent drastiquement. Donc oui, il convient de dire que la nature a des trous dans lesquels l'homme peut s'engouffrer.       

lundi 20 janvier 2014

Médecine et morale

Dans le Gorgias, Platon soutient l'idée que la justice est à l'âme ce que le médecine est au corps. Le médecin prévient l'apparition des maladies, et les guérit si elles arrivent, afin que le corps reste en bonne santé. De même, la justice prévient l'apparition de l'immoralité, et la punit si elle se manifeste. La justice est donc la médecine de l'âme et l'immoralité, une maladie.
Chez Platon, ce rapprochement a surtout valeur de paradigme : la médecine est vue comme un modèle nous permettant de comprendre facilement ce qu'est la justice. La médecine est d'ailleurs un modèle récurrent dans la philosophie platonicienne. Je voudrais montrer qu'elle est bien plus que cela, et que leur proximité n'est pas seulement analogique, elle est réelle. Et plus précisément, je voudrais montrer que notre justice, et notre morale, sont profondément imprégnées d'une conception médicale de leur action. Cette conception médicale n'est pas la seule possible, car il existe une conception proprement morale de l'action de la justice et de la morale. Autrement dit, cet article sera essentiellement critique : pointer une invasion injustifiée des médecins dans le champ de la morale. J'ajouterai que l'on assiste à une invasion réciproque de la médecine par la morale.

Tout d'abord, il convient de présenter les concepts de chacun de deux domaines, et de montrer leurs articulations. La médecine traite aussi bien le corps que l'âme. Elle se divise alors, très schématiquement, entre la médecine stricto sensu, et la psychiatrie. Le médecin généraliste traite les maux du corps, lorsqu'ils sont communs et faciles à soigner, et les spécialistes prennent le relais, lorsque ces maux sont plus difficiles à soigner. Quant au psychiatre, c'est lui qui s'occupe de tous les patients qui sont atteints d'une forme ou d'une autre de folie. Je ne souhaite pas entrer dans une discussion sur les causes de ces folies, qui pourraient bien être organiques. Car l'essentiel est que le registre des symptômes soit sur deux niveaux : un niveau physique, et un niveau psychologique, ou comportemental (j'appelle comportement un mouvement physique doué d'un sens qu'on pourrait dire social, ou culturel. Se prendre pour Napoléon est qualitativement différent d'éternuer toutes les cinq minutes).
Ensuite, la médecine a besoin des notions de normal et de pathologique. Que ces notions soient davantage objectives (le médecin serait alors le meilleur juge de ceux qui sont malades, car il adopte un point de vue extérieur, selon des critères communs) ou subjectives (le malade serait alors seul juge de sa maladie, la jugeant à l'aune de ses difficultés d'adaptation à son milieu de vie) est un sujet de discussion capital, sur lequel on reviendra plus tard. On peut, sans commettre d'affront vis-à-vis du célèbre travail de Canguilhem, répondre que la médecine est une technique avant même d'être une science, et que c'est le malade qui fait appel à cette technique. Le malade sollicite le médecin, qui se fait payer en retour. C'est donc le malade qui a l'initiative de la démarche, et garde donc une souveraineté sur le jugement final. Si le malade va mal, alors il est malade, même si les médecins ne parviennent vraiment pas à trouver ce qu'il a (souvent, c'est la psychologie qui sert de dernière explication, lorsqu'aucune cause physique n'est découverte, pour un malaise). Je veux dire que les médecins ne soignent pas les patients malgré eux, et si ces patients ne souffrent pas, sauf s'ils sont en mesure de leur expliquer qu'une maladie va se compliquer, et finir par leur nuire (on peut penser au sida, qu'il faut traiter avant que les symptômes n'apparaissent, si l'on veut garder la vie). Il faut encore ajouter que cette distinction entre normal et pathologique signifie que certains traits physiques ou psychologiques sont vus comme acceptables, alors que d'autres sont vivement combattus par les malades et les médecins à leur service.

Passons maintenant à la morale (ou à la justice, c'est indifférent ici). Elle ne s'applique qu'à des actions, c'est-à-dire à des comportements dont l'individu est responsable. Ceci exclut donc d'une part tous les gestes purement mécaniques, tels que le fonctionnement des organes internes, les gestes réflexes, etc.; et d'autres part tout ce que j'ai appelé des comportements, mais non volontaires. Parmi ceux-ci, on trouve certaines réactions instinctives à des situations (un mouvement brusque pour se protéger d'un danger imminent, une réaction violente à une attaque physique, etc.), on trouve aussi certains gestes contraints (le banquier qui ouvre le coffre de la banque parce que le braqueur le menace avec une arme, etc.). En bref, les mouvements se distinguent en actifs et passifs, entre spontanés et subis, et la morale ne vaut que pour les cas où un mouvement actif est à l'origine d'un évènement. 
Ensuite, la morale a des notions de bien et de mal. Le bien est ce qui doit être fait, le mal est ce qui doit être évité. Ces deux notions ne fonctionnent qu'avec celle de responsabilité. En effet, être responsable signifie être libre, être à l'initiative de son action. Or, pour que les notions de bien et de mal aient un sens, il faut que les individus puissent les consulter, sans pour autant être déterminés par elles. Les personnes ne sont pas mis en mouvement par les mots, qui auraient une sorte de causalité symbolique, de la même manière que les pierres sont mises en mouvement par le choc avec d'autres pierres, ou avec une pioche. Autrement dit, les discours moraux informent, mais ne poussent pas à l'action, à la différence d'une menace, qui bénéficie d'un pouvoir causal de contrainte, en vertu de son lien avec la douleur que l'on peut infliger en mettant sa menace à exécution, ou d'un dressage par un jeu de récompenses et punitions. 
Concernant les jugements moraux, on peut dire qu'ils viennent à peu près autant des personnes extérieures que de l'individu qui a commis l'acte. Toutefois, il est très courant que, au sujet d'un acte donné, il y ait désaccord entre l'individu et les personnes extérieures. L'individu va souvent juger que son action est normale, tolérable, ou même justifiée, alors que son entourage considère qu'il ne l'est pas. Ce désaccord n'est pas quelque chose d'accidentel, mais d'essentiel. En effet, une bonne part des actes immoraux peut être analysée en termes de préférence injustifiée pour l'intérêt individuel plutôt que pour l'intérêt général. Ce sont donc les autres qui prennent le parti des intérêts collectifs, l'individu, lui, défendant ses intérêts. La littérature morale, surtout d'inspiration déontologique (Kant) a tendance à laisser penser que le bien et le mal sont faciles à reconnaître, et que l'individu sait toujours quand il agit bien ou mal (cette idée n'est pas conceptuellement articulée à la philosophie pratique de Kant, on pourrait ne pas y adhérer, mais c'est quand même une affirmation que l'on trouve au début des Fondements de la métaphysique des mœurs, et qui donne un certain "parfum" a l'ensemble de sa philosophie). Sauf, que, dans les cas pratiques, nous voyons bien que les individus agissent souvent de bonne foi, tout en faisant le mal. On mène des guerres en pensant apporter le bonheur aux autres, on dévoile des vérités douloureuses en pensant rendre service aux autres, on créé des interdictions pour des actes qui n'ont que pour seul effet de choquer les "bonnes mœurs".

                                                           *    *    *

Après avoir tracé schématiquement le modèle conceptuel de la justice et de la morale, j'en viens à leur confrontation.
A première approche, on peut être frappé par les ressemblances. Le normal et le pathologique correspondent au bien et au mal. On cherche à éviter les maladies, comme on cherche à limiter les mauvaises actions. La médecine met en œuvre des techniques pour combattre la maladie, la justice est constituée d'un ensemble d'institutions pour combattre les mauvaises actions. Les deux ont un versant curatif (les médicaments; les peines) et un versant préventif (les bonnes pratiques alimentaires, des vêtements adaptés à la saison, un mode de vie sain, etc.; l'éducation, les leçons de morale, etc.).
Cependant, la ressemblance ne va pas plus loin, et il faut au contraire insister sur deux différences cruciales : 1) la responsabilité de l'agent 2) Le jugement d'autrui et de soi-même.

Premièrement, en matière morale, l'individu est toujours tenu pour responsable. Je ne dis pas que tous les individus sont responsables, bien sûr, ni qu'ils le sont tout le temps, je dis seulement que la morale ne s'applique qu'aux actes dont nous sommes responsables. C'est la responsabilité qui justifie le blâme ou l'éloge, la punition ou la récompense. Il y a un rapport conceptuel entre imputabilité et jugement. On ne peut juger (et rétribuer) des actes que s'ils sont imputables à un agent. Il est très important, d'ailleurs, que la rétribution puisse n'être que symbolique, ce qui est un signe supplémentaire de la liberté. Car si la rétribution était un bien utile, elle pourrait être vue comme une forme de dressage plutôt que de jugement moral ou judiciaire.
Au contraire, en médecine, la responsabilité ne doit jamais être une notion centrale. Il n'y a ni récompense ni punition à distribuer, mais juste à informer le patient des effets que peut avoir telle ou telle action. Un médecin ne dirait jamais "ne buvez pas d'alcool", mais "si vous buvez de l'alcool, vous subirez tel ou tel effet sur votre santé", et c'est au patient seulement de juger ce qu'il est prêt à supporter, ce qui est bien et mal pour lui. De même, le médecin ne fait pas l'histoire du patient pour savoir s'il faut l'accuser ou le disculper, mais pour savoir la nature de ce dont il souffre, et comment lui apporter une aide efficace. En bref, le médecin est un technicien au service du patient, et ce technicien n'a pas à se poser de questions morales, juste apporter le soutien demandé. 
En revenant au domaine de la morale, on peut ajouter ceci : personne ne peut se dispenser d'imputer une action à un agent, si celui-ci en est bien responsable. Ne pas le faire serait une action à valeur morale, une mauvaise action. Car cela revient à disculper une mauvaise personne, ou bien à ne pas louer une bonne personne. C'est un point décisif, car nous avons aujourd'hui tendance à psychologiser des problèmes moraux. L'exemple le plus spectaculaire est celui du dénommé trouble oppositionnel avec provocation. Ce trouble est soigné, en principe, par quelques séances de thérapie cognitive et comportementale. Peu importe ici l'efficacité de ces techniques. L'essentiel réside dans l'erreur conceptuelle consistant à confondre le fait d'être rebelle et mal éduqué avec le fait de souffrir d'un trouble psychologique. Dit très grossièrement, l'enfant rebelle mérite "une bonne paire de claques", et pas un suivi psychologique. Un grand nombre de notions psychologiques fonctionnent ainsi, en déresponsabilisant, et en pathologisant, certains actes. Qu'on pense à la dyslexie, qui est un trouble, et non pas un effet de la paresse ou de la bêtise. Qu'on pense encore à la dépression, qui est une pathologie et non pas un manque de volonté et d'énergie. En bref, la psychologie dé-moralise la vie humaine, en fait une série de phénomènes objectifs que l'on produit ou empêche.

J'en viens maintenant au second point, qui va révéler pourquoi mes remarques précédentes me semblent très importantes. En effet, en médecine, le jugement vient surtout de la personne qui est victime de maladie, et le médecin se met à son service. C'est ce que je souhaite dire, en insistant sur le fait que le médecin est un technicien, et pas un juge. Le médecin a même pour principe de ne jamais commettre d'intervention qui irait directement contre le bien-être de son patient (par exemple, lui injecter des substances nocives, lui couper des membres, etc.). Par contre, en morale, le jugement, et la sanction prononcée, ne sont pas de manière évidente dans l'intérêt de la personne punie. Cela peut se discuter pour le long terme (ce n'est pas évident), mais à court terme, la punition ou le blâme sont des nuisances, et non pas quelque chose qui rend service à la personne. Il paraît même assez évident qu'à long terme, un voleur ou un tueur n'ont pas grand chose à gagner des punitions. Seuls les autres, qui souhaitent vivre, et garder leurs biens, y gagnent quelque chose. Le jugement vient donc toujours des autres. La morale n'est pas une technique au service de celui qui la reçoit. Et même, la morale n'est pas une technique du tout. Elle est un discours, pas un outil.
Cela signifie que, lorsque l'on mélange médecine et morale, on commet une double confusion. Le médecin se met à défendre, non plus les intérêts de la personne qu'il soigne, mais les intérêts de tous les autres. Si un médecin utilise son art pour castrer chimiquement un pédophile, il rend peut-être service à la société, mais certainement pas au pédophile lui-même. Il perd alors le sens de son métier, celui de soigner, pour en prendre un autre, celui d'adjuvant du policier. Ce glissement est tentant. Ce n'est pas parce que l'on est médecin que l'on doit renoncer à son désir d'améliorer la société. On peut même être tenté d'utiliser ses talents de médecin pour l'améliorer. Mais ce jeu est dangereux, et traître, car le médecin jouit de son image de neutralité, alors même qu'il a en fait renoncé à cette neutralité et s'est engagé moralement ou politiquement. La seconde confusion est inverse. J'en ai déjà parlé, elle consiste à retirer la responsabilité des personnes, ce qui peut évidemment souvent leur faire du bien, et même, parfois, être justifié (je pense notamment à toutes les mères d'enfants autistes, que l'on a culpabilisé, alors qu'il semble aujourd'hui que l'autisme soit d'abord un problème physiologique). Mais cela n'est pas toujours le cas, et il faudrait au contraire culpabiliser les personnes (je pense aux directeurs de ressources humaines dans des entreprises soumettant leurs employés à une pression intolérable, et déléguant aux psychologues la fonction de rendre les employés capables de supporter cela). Autrement dit, il faut défendre les intérêts de tous, pas de ceux auxquels s'applique la règle morale ou la décision de justice. Dire que les autres sont malades, là où nous sommes tous simplement coupables de leur avoir nui, est une vieille technique. On voit pourquoi cette confusion est inverse de la première : elle consiste à renoncer à son engagement moral et politique et à se donner une apparence de neutralité dans un domaine qui ne devrait pas le permettre. Pour soi, c'est plus agréable, mais c'est immoral.

mercredi 29 juin 2011

L'horodateur et la contravention

Pour éclaircir immédiatement ce titre dont on pourrait se demander ce qu'il a à avoir avec la philosophie, on peut noter que l'horodateur et la contravention sont tous les deux des moyens de prélever de l'argent aux automobilistes roulant et stationnant en ville. Celui qui désire se garer dans le centre d'une ville doit souvent payer quelques pièces pour avoir le droit de stationner quelques heures. Alors que celui qui s'est garé sans en avoir le droit, sans s'être acquitté du prix demandé, aura une contravention. Naturellement, la somme exigée par la contravention est bien plus grande que celle demandée par l'horodateur. La contravention ne vient pas seulement rectifier un manque à gagner, elle vient punir et dissuader.

Tout ceci est bien connu. Mais qu'est-ce que cela montre d'important? Cela permet de clarifier notre rapport au droit, à la loi, et plus particulièrement, cela vient clarifier toutes les discussions au sujet du principe du pollueur-payeur, principe très débattu dans les milieux écologistes, puisque certains y voient un moyen de dissuader les entreprises polluantes de déverser dans la nature leurs résidus, alors que d'autres n'y voient rien de moins qu'un droit à polluer, une autorisation contre espèces sonnantes et trébuchantes, de répandre des substances nocives dans les sols, les eaux ou dans l'air. Bref, pour les uns, ce principe est un droit à polluer, pour les autres, c'est au contraire une sanction contre les pollueurs. Mais qui croire?
En réalité, opposants et partisans ont tous les deux raison dans une certaine mesure. Et une meilleure compréhension du droit peut facilement nous le faire comprendre. Qu'est-ce en effet qu'une sanction pénale? C'est l'application d'une procédure qui nuit, physiquement (privation de liberté, travaux d'intérêts généraux, etc.), moralement (peines avec sursis, inéligibilité, dégradation de la nationalité, etc.), ou financièrement. La contravention tombe dans la dernière catégorie. Elle est une nuisance financière portée envers l'automobiliste pour avoir stationné sans autorisation. Donc la contravention est bien une sanction, une punition. Personne ne souhaite perdre son argent.
Pourtant, comment ne pas voir que la contravention est plus que cela. Car rien ne nous interdit de la voir comme une autorisation à se garer en dehors des zones autorisées, ou sans prendre la peine d'aller chercher une ticket à l'horodateur. La contravention est certes plus chère qu'un ticket. Mais elle offre le droit de rester garé bien plus longtemps, et permet de se garer n'importe où (la limite de ce droit étant bien sûr l'éventuel passage de la fourrière, qui viendrait tout gâcher...). Autrement dit, quelqu'un de riche, qui ne regarde pas à la dépense, pourrait très bien se donner le droit de se garer où il le désire, justement parce qu'il est prêt à assumer le prix de la contravention.
Je veux donc dire par là que toute punition, toute sanction, est toujours en même temps le droit de commettre une certaine action. Le débat des écologistes est en fait un problème beaucoup plus général de philosophie du droit. Après tout, celui qui ne redoute pas de passer quinze ans en prison a parfaitement le droit de tuer quelqu'un! Le droit n'interdit rien, il ne fait qu'annoncer que tel acte sera suivi de telle procédure policière ou judiciaire. 

Ainsi, on peut maintenant départager nos opposants sur le principe du pollueur-payeur, simplement en repensant au cas de l'automobiliste. Pour lui, il y a des différences de quantité qui deviennent des différences de qualité : payer un euro pour stationner une heure est acceptable, payer vingt euros ne l'est plus. C'est pour cela que la première sanction n'est pas vue comme une sanction mais comme un droit de se garer. Et c'est pour cela que la deuxième sanction, elle, est vue comme une sanction. Quand le droit d'accomplir une action est si cher que personne ne se permet de prendre ce droit, alors nous ne parlons plus de droit de faire quelque chose, mais de sanction. Car, alors, la somme exigée devient dissuasive.
Entre une sanction contre les pollueurs et un droit à polluer, il n'y a donc qu'une différence quantitative, mais aucunement une différence qualitative. Le principe du pollueur-payeur n'est pas un principe, ce n'est rien du tout. C'est seulement l'instauration d'un nouveau prélèvement financier sur certaines actions. Si ce prélèvement est faible, on le verra donc comme un droit de polluer; s'il est très élevé, on le verra comme une sanction. Inutile donc de débattre de ce principe, le seul débat à avoir est celui du niveau du prélèvement. Il s'agit seulement de trouver le niveau qui ait l'effet souhaité. Voulons-nous arrêter absolument toute pollution, comme nous voulons arrêter tout meurtre? Alors le fait de polluer doit coûter de la prison ferme. Voulons-nous seulement que les pollutions soient rares, réservées aux plus riches? Alors le fait de polluer doit coûter de grosses sommes. Voulons-nous au contraire seulement récupérer un peu d'argent, pour combler les déficits de l’État? Alors le tarif doit rester raisonnable, de façon à ne pas dissuader les entreprises de polluer. Bref, nul question de principe ici, juste question d'ajustement des niveaux de tarification.

Obtenir un droit et être sanctionné sont donc des opérations de même nature. On obtient un droit lorsque les coûts sont inférieurs aux bénéfices escomptés. On subit une sanction lorsque les coûts sont supérieurs aux bénéfices escomptés. Il ne faut donc pas prendre des différences dans l'expérience subjective pour des différences réelles. Certes, avoir un droit nous satisfait, subir une sanction est douloureux. Pourtant, il s'agit d'une opération de même nature. Le droit n'est rien d'autre que cette distribution habile des coûts et des bénéfices, distribution destinée à modifier les comportements humains.

vendredi 3 décembre 2010

A-t-on inventé le libre-arbitre pour punir les hommes?

Le libre-arbitre est l'idée que l'homme serait libre de faire ou de ne pas faire une certaine action, parce que sa volonté garderait en permanence la possibilité d'adhérer ou pas à cet acte, alors même que l'entendement, la raison, lui représente cet acte comme étant le meilleur possible. Le libre-arbitre est donc la liberté de la volonté d'adhérer ou pas, et donc en même temps, la liberté de l'agent d'agir ou pas.
Or, il semble aller de soi que la punition civile, par le juge, ou la punition morale, par la communauté, présuppose cette liberté de la part du condamné. Si quelqu'un n'était pas libre de faire ce qu'il a fait, mais qu'il a été contraint de le faire, la punition serait injuste. On ne punit pas quelqu'un qui n'aurait pas pu agir autrement, on ne punit quelqu'un que s'il pouvait s'abstenir de ce qu'il a fait. Donc, pour être puni, un homme doit être libre, un homme contraint n'est pas libre, donc un homme contraint ne peut pas être puni. On sait comment Nietzsche s'est engouffré dans ce raisonnement, pointant chez les partisans du libre-arbitre un désir secret de justifier un désir de punir, d'exercer sa cruauté. Or, Nietzsche me semble avoir commis la même erreur que les partisans de la liberté. En faisant la généalogie de la théorie du libre-arbitre, il reconduit l'erreur à sa racine. Et il ne fait que la confirmer lorsqu'il la renverse, en affirmant que les hommes sont nécessités par le destin, et donc qu'il est inutile de punir.

Ce qu'il faut plutôt montrer, c'est que la punition ne dépend absolument pas de l'existence d'un libre-arbitre, entendu comme cette propriété métaphysique de liberté de la volonté. On peut punir des hommes même s'ils n'ont pas de libre-arbitre. On peut punir des hommes alors même que l'idée de responsabilité n'existe pas.
Il est toujours nécessaire de se poser la question de la légitimité de la punition : est-il légitime de punir un homme, s'il n'est pas libre? La réponse à donner est la suivante : la punition est légitime, si elle est efficace. Autrement dit, une punition a une raison d'être dès lors qu'elle modifie le comportement de celui qui la subit (et peut-être aussi de ceux qui y assistent, mais c'est une autre question). A l'inverse, une punition serait illégitime, et il conviendrait mieux de dire stupide, si elle est inefficace, qu'elle ne produit aucun changement de comportement. Lorsque l'on punit un homme qui agresse physiquement les autres, il finit par s'arrêter de le faire : la punition est justifiée. Lorsque l'on punit un homme parce qu'il ne parvient pas à se déplacer en planant avec les mains, la punition est stupide, car jamais elle ne parviendra à produire le résultat attendu.
Autrement dit, la punition ne dépend absolument pas du libre-arbitre et de la responsabilité des hommes, mais seulement de la capacité de la punition à produire le comportement attendu. C'est pourquoi la punition a exactement la même signification pour l'enfant qui n'est pas "responsable" et pour l'adulte qui l'est "pleinement". Dans les deux cas, cette prétendue responsabilité n'intervient pas. On punit seulement parce que cela produit son effet. On pourrait même dire, à ceux qui pensent que l'enfant est déjà plus ou moins libre, que l'on punit l'adulte comme on punit son chien. La punition est un dressage, qui ne vaut que par ses effets. Nul besoin de supposer la liberté métaphysique du chien pour le punir, il suffit que la punition lui inculque le bon comportement. 

On pourra constater que cette conception de la punition, même si elle ne fait aucune place à l'idée de libre-arbitre, laisse néanmoins une place pour une idée de liberté conçue de manière plus modeste. On peut appeler libres les actions susceptibles d'être modifiées par la punition. Ce qui ne peut être changé par la punition est quelque chose qui n'est pas en notre pouvoir. Voler en battant des mains, se nourrir avec des cailloux, vivre nu en hiver ne sont pas des gestes que nous avons la liberté de faire. Mais nous sommes libres de parler ou de nous taire, d'agresser les autres ou de les respecter, etc. Etre libre est donc ici tout simplement pouvoir faire une certaine action, et pouvoir s'abstenir de la même action, dans une contexte semblable. On refusera donc autant la théorie du libre-arbitre, qui n'a pas d'intérêt, que les remarques spinozistes selon lesquelles les hommes ne sont pas libres de parler ou de se taire. On appréciera certes sa tentative de se servir de ce genre de propos pour justifier la liberté de parole, mais autant ne pas assoir ce principe sur des théories si manifestement dépourvues de sens. Bien sûr que les hommes sont libres de se taire.
On peut même retrouver une théorie de l'action volontaire et involontaire, elle aussi beaucoup plus modeste. Cette conception doit être statistique. Dire qu'une action peut être faite de manière involontaire, c'est dire qu'on assistera parfois à certains actes particuliers qui ne sont pas rectifiables par la punition, alors que l'on peut quand même agir sur ces actes, en général. En punissant les meurtres, on diminue leur fréquence, mais il en restera toujours une marge irréductible : les homicides involontaires. Cette marge irréductible, cette fréquence irréductible est l'involontaire. Là encore, l'involontaire est compris à partir de la punition. Alors que la liberté définit le champ du punissable, le volontaire détermine la marge de réduction de la fréquence d'une certaine action. Si toutes les actions étaient volontaires, le pouvoir de la punition serait en droit sans limite. Mais parce qu'il y a de l'involontaire, alors il restera toujours quelques actions qui échappent aux effets correcteurs de la punition.

Il n'y a donc pas de fondement de la punition, quelque chose qui viendrait justifer son application. Son seul fondement, si l'on peut dire, réside dans la réussite de son opération. Une sanction est justifiée si elle est efficace. Peu importe que les être punis soient des chiens, des enfants, ou des hommes. 
Evidemment, on maintiendra une certaine différence entre le juste et le bien : une punition justifiée n'est pas pour autant une bonne punition...