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mardi 3 juin 2014

Divertissement et distraction

Pourquoi éprouve-t-on le besoin de jouer, de se détendre, de partir en voyage? Je voudrais ici examiner deux approches différentes de notre rapport au jeu, à l'amusement, au temps libre. Parce qu'il me semble que, contrairement à ce qu'il paraît, nos activités de loisir ont deux fonctions très différentes, et qui risquent de passer inaperçu si on ne les distingue pas.

Le divertissement, au sens que Pascal développe dans les Pensées, est le premier type de rapport au jeu et au temps libre. On attend du divertissement qu'il nous fasse jouer des rôles ou nous mette dans des situations qui ne nous sont pas familières, afin de faire diversion, de nous faire oublier notre condition. En effet, pour Pascal, la condition humaine est misérable, nous sommes sans cesse pris dans la contradiction entre notre aspiration pour le divin (pour la charité) et notre condition de mortels qui nous pousse vers la concupiscence. Sans forcément adhérer à une telle anthropologie, et la religion à laquelle elle est liée, on peut quand même adhérer à l'idée d'une noirceur toujours présente dans nos vies. Nous n'avons pas un travail exaltant, nous souffrons de la solitude et du manque d'amour, nous sommes physiquement malades, nos proches meurent, notre situation économique est précaire, etc. En bref, même sans reprendre la misère proprement métaphysique de Pascal, il reste suffisamment de misère physique et morale pour que les hommes soient poussés sans cesse vers le divertissement.
Or, pour que le divertissement fonctionne, qu'il fasse bien diversion, alors il doit être total, ou du moins aussi total que possible. Car s'il laisse des brèches, des moments de flottement, de baisse d'intensité, alors nos pensées quotidiennes reviennent, et avec elles la pensée de notre condition miséreuse. Le divertissement parfait est celui dans lequel nous jouons un rôle, parce qu'alors, nous abandonnons entièrement notre identité réelle, nous l'oublions. Le divertissement parfait est analogue au théâtre, ou au cinéma, ou à l'opéra, dans lesquels nous nous identifions aux personnages, et laissons de côté toute notre vie. Il serait peut-être plus efficace encore d'être acteur plutôt que spectateur, mais je ne tiens pas à explorer ici la différence. Il faut et il suffit que notre rôle social normal soit oublié et que nous adoptions l'identité d'un personnage pour que le divertissement fonctionne. J'ajouterai que la plupart des jeux nous poussent aussi à nous identifier tellement à notre rôle que le monde extérieur s'efface. Dans une partie de cartes, chacun finit par s'absorber entièrement dans la partie, et à perdre le contact avec la réalité extérieure. Dans un match de football, chacun s'identifie à son rôle sur le terrain et oublie sont rôle dans la vie.
Autrement dit, le divertissement repose sur un jeu avec les rôles et les identités, que l'on dépose ou que l'on emprunte, afin de laisser de côté ses soucis existentiels. Le film Total Recall pousse très loin cette idée, en imaginant un monde futuriste où les individus se voient proposés une expérience de réalité virtuelle avec modification de la mémoire, de façon à vivre une aventure passionnante (en l'occurrence, celle d'un agent secret) en ayant perdu tout souvenir de son identité réelle. C'est le divertissement poussé à son extrême limite.

L'autre type de loisir, c'est la distraction. Par distraction, il faut entendre le fait d'être distrait. Et cette notion signifie non pas du tout un oubli total de ce que l'on est, mais un état où l'on papillonne d'une activité à l'autre. On n'oublie rien, mais l'attention se fait plus flottante, de façon à pouvoir faire plusieurs choses à la fois. Ceci implique que ces activités ne soient pas trop exigeantes en terme d'attention, sinon, elles nous feraient oublier les autres, et nous retomberions dans la catégorie du divertissement. Ainsi, autant le divertissement va en intensité, autant la distraction va en extension.
La distraction rend compte tout spécialement de nos comportements face aux nouvelles technologies, mais pas seulement. Il est courant de regarder une série télévisée, tout en discutant par messagerie instantanée avec un ami. Ou bien nous mangeons tout en écoutant la radio. Ou bien nous faisons du sport tout en bavardant avec des copains. De multiples configurations sont possibles. Mais l'essentiel est de ne jamais s'abîmer dans une activité au point de ne plus pouvoir en faire d'autres. Si la série télévisée est passionnante, nous ne voudrons plus que nos amis nous coupent en nous envoyant des messages, donc, nous serons tentés d'arrêter l'une ou l'autre des activités pour nous y consacrer à temps plein. De même, si nous courons si vite qu'il ne nous est plus possible de parler en même temps, nous passons de la distraction avec attention flottante au vrai divertissement. 
La distraction ne permet pas de quitter sa propre vie. Celle-ci reste toujours en arrière-plan. Nous nous fragmentons et nous livrons à plusieurs activités, mais ces va-et-vient empêchent par définition de véritablement abandonner notre identité présente, pour nous plonger dans une autre. Celui qui regarde un film tout en chattant et en faisant du tricot reste bien lui-même, dans toutes ces activités. Il ne s'identifie pas aux personnages du film, car on ne peut pas s'identifier si on est sans cesse tiré à l'extérieur du film. Il ne s'oublie pas dans la conversation, puisqu'il regarde en même temps un film et tricote. De même, le tricot ne le mobilise jamais assez pour s'oublier. 
Qu'apporte donc la distraction? Elle apporte du relâchement, de la décontraction, alors que beaucoup de nos activités demandent au contraire un effort intensif, violent. Lorsqu'un travail est fatiguant, c'est parce qu'il est au fond trop divertissant, trop mobilisateur de notre énergie. Le loisir ne doit donc pas être encore un moment d'effort intensif. Le loisir doit être plutôt distraction, attention flottante, légèreté. 


Je me permets maintenant de faire un pas en direction de la psychologie, pour remarquer que la dépression et le burn-out, deux troubles psychologiques à la mode, ne sont pas deux troubles parmi d'autres, mais qu'ils forment une paire de notions contraires. La dépression (Pascal a tout du grand dépressif) est le sentiment de ralentissement du temps, le sentiment que rien n'a d'importance, et pour cette raison la baisse généralisée du désir. Dans la dépression, le monde nous apparaît lointain, indifférent, fade. C'est donc le divertissement qui est l'arme contre la dépression, car le divertissement nous plonge dans des rôles que nous chargeons d'une valeur affective. Nous nous sentons enfin impliqués dans quelque chose. Et ce faisant, nous cessons de penser à nous-mêmes et à l'indifférence complète du monde. Du point de vue du dépressif, tous les divertissement se valent, tous n'ont aucune valeur si ce n'est nous faire oublier de penser à nous-mêmes et à notre ennui. Car justement, c'est bien le divertissement qui, en nous impliquant dans le monde, nous tire de cet état d'impassibilité complète. 
Inversement, le burn-out est le trouble des personnes qui investissent leur activité (généralement une activité professionnelle) à tel point qu'ils finissent pas s'effondrer de fatigue physique et psychique. Ces personnes adhèrent à leur rôle jusqu'à négliger tous les autres, et à ne jamais se laisser cinq minutes de pause, de détente. Beaucoup de sociologues ont pointé le fait que le capitalisme a changé ces dernières années, parce qu'il tente d'obtenir des salariés un engagement affectif total (c'est le Nouvel esprit du capitalisme qui a ouvert le bal). Il ne faut pas exagérer le constat : la plupart des salariés sont lucides sur ce type de communication d'entreprise, même parmi les cadres les plus investis; et beaucoup ne peuvent tout simplement pas, du fait de leur précarité, entendre ce type de discours mobilisateur (un employé en CDD de six mois se fiche éperdument de la "culture d'entreprise"). Mais il est vrai que, malgré tout, un nombre conséquent de personnes en vient à travailler tellement (en heures de travail comme en intensité du travail), qu'elles finissent par craquer. Alors que chez tous les individus sains, ce sont justement les périodes de distraction qui permettent de se relâcher, de souffler après une journée éprouvante.
En bref, et présenté de manière métaphorique, la dépression est une baisse dramatique de pression, qui peut être compensée par le divertissement qui est le moyen d'augmenter la pression; le burn-out est une hausse dramatique de la pression, qui peut être compensée par la distraction qui est le moyen de faire baisser la pression.

mercredi 21 mai 2014

L'art est-il un divertissement?

Les avis les plus opposés circulent sur la valeur de l'art. Certains y voient la chose la plus sérieuse au monde, celle à laquelle nous nous livrerions tous si nous n'étions pas sans cesse ramenés à des tâches plus prosaïques. Ceux là mettent en général les sciences sur un pied d'égalité avec les arts. Ils sont généralement assez sévères avec notre époque, dont ils condamnent le philistinisme. Les autres, au contraire, ont un rapport moins religieux aux œuvres d'art, et y voient avant tout un moyen de se divertir, de passer de bons moments, sans que cette activité ait une valeur humaine plus profonde. Pour eux, un homme qui ne s'intéresse pas aux arts n'est pas inférieur à celui qui s'y intéresse. L'art n'est qu'un passe-temps parmi d'autres, comme peuvent l'être la couture, le sport, le bavardage avec des amis, etc.
Il faut être attentif au fait que, très souvent, notre position sur le sujet résulte davantage d'une position sociale que d'une véritable réflexion sur le sujet. Dans les milieux cultivés, où être cultivé constitue donc par définition un critère de distinction, revendiquer un rapport décontracté aux œuvres d'art est impossible. Ce type de milieu a tendance à valoriser l'art et à exiger du public une attitude ascétique. On doit "relire" Flaubert et ne jamais avoir lu de sa vie Guillaume Musso, et adopter toujours l'attitude studieuse et scolaire, autrement dit, pieuse et religieuse, qui montre que l'art est chose infiniment sérieuse. Inversement, dans un milieu moins cultivé, on évite autant que possible de "se prendre la tête", et on favorise des œuvres d'art plus compatibles avec une forme de plaisir n'exigeant pas, pour être ressentie, un exercice douloureux. Je précise ceci, non pour faire de la sociologie sauvage, mais pour rappeler combien nos jugements esthétiques, et notre rapport à l'art, sont puissamment déterminés par des facteurs sociaux. Une fois qu'on nous a inculqué la discipline scolaire dans la lecture des textes (souci du style, de la construction du récit, du rapport entre le narrateur et les personnages, etc.) apprécier Guillaume Musso est impossible. Inversement, sans cette discipline scolaire, il est à peu près impossible d'apprécier Flaubert. Donc, essayons de laisser ces déterminismes de côté, et prenons la question aussi vierges de préjugés que possible. 

Il me semble à peu près impossible de répondre à la question si massivement, en parlant d'art en général. Une première distinction s'impose, entre d'un côté, les œuvres d'art narratives, et de l'autre toutes celles qui ne le sont pas, ou du moins ne le sont pas de manière évidente. J'opposerai donc le roman, le théâtre, le cinéma, l'opéra, la bande dessinée, qui sont des arts narratifs, et la peinture, la musique, la sculpture, l'architecture, la photographie, qui n'en sont pas. Appelons les des arts sensitifs, parce qu'ils semblent s'adresser davantage à nos sens qu'à notre capacité de se raconter des histoires. 
Pourquoi faire cette distinction? Parce que je souhaite envisager le divertissement de manière pascalienne, à savoir comme une activité qui fait diversion, qui nous permet de nous évader, de penser à autre chose qu'à notre condition. Je ne souhaite pas cependant, comme Pascal le fait dans ses Pensées, considérer que toutes nos activités sans exception sont des formes de divertissement. Car ce serait répondre à peu de frais à la question que nous nous posons. De plus cela reviendrait à nier des différences importantes entre nos activités. Certaines ont vraiment pour effet de nous divertir. C'est leur but reconnu et assumé. Par exemple, l'employé de bureau qui part en vacances au bord d'une plage méditerranéenne le fait dans ce but. Il n'a strictement rien à y gagner. Il n'apprend rien, perd son argent, n'améliore pas vraiment sa santé (les coups de soleil sont mauvais pour la peau), etc. Son seul "gain" (le mot est impropre) est le plaisir que lui apporte ce divertissement. Par contre, d'autres activités ont une fonction qui mérite une discussion sérieuse. Quand une femme lit Madame Bovary, elle le lit peut-être aussi parce qu'elle y trouve quelque chose qui la concerne profondément (son désir d'une vie plus trépidante, pour aller vite).
Il faut donc distinguer ce qui nous concerne, autrement dit ce qui a un rapport avec notre vie, envisagée comme un récit, et ce qui ne s'inscrit pas dans notre récit de vie, et qui vient s'ajouter comme un élément autonome. C'est pour cela que j'ai voulu distinguer les arts narratifs et les arts sensitifs. A première vue, les arts sensitifs sont nécessairement indépendants. Il n'y a aucun sens évident par lequel un tableau de nymphéas par Monet ou de la montagne sainte-Victoire par Cézanne puisse se raccrocher à nos existences. Je n'ignore pas que certains philosophes ont tenté de donner une fonction à de telles œuvres d'art (Bergson, dans Le Rire, par exemple, essaie de donner une fonction cognitive à la peinture : elle nous montre les choses telles qu'elles sont, débarrassées des considérations pratiques qui les obscurcissent). Mais je ne pense pas qu'on puisse y trouver un lien fort avec la biographie d'un individu. Je m'arrête sur ce sujet qui est trop différent pour être traité ici. Alors que les arts narratifs peuvent être en rapport avec notre vie. J'ai déjà mentionné Madame Bovary qui peut questionner une femme qui trouve que son mariage est raté et sa vie trop terne. Mais on pourrait trouver un nombre infini d'exemples d’œuvres d'art dont les personnages nous ressemblent, et qui nous permettent de réfléchir à nos vies par leur intermédiaire. 
On arrive donc à la thèse suivante : chaque fois que l'art nous parle de ce qui nous concerne personnellement, alors il n'est pas un divertissement; par contre, chaque fois qu'il parle de choses qui n'ont qu'un vague rapport avec nous, il devient un divertissement. 

Cette conclusion doit surprendre. Elle implique qu'un élève de terminale qui lirait Madame Bovary ne peut le faire qu'envisagé comme un divertissement. Il me semble qu'il faut pourtant la tenir pour vraie. Elle a trois conséquences :
1) il faut distinguer le plaisir pris à une activité et le divertissement. Les œuvres d'art scolaires se caractérisent souvent par la nécessité d'adopter une attitude ascétique, un certain renoncement au plaisir. Cela n'empêche pas qu'elles puissent nous divertir. En faisant un tout petit effort de mépris, chacun découvrira un bon nombre d’œuvres dont l'intérêt est purement historique, ou relatif à la culture générale attendue de chacun (Germinal de Zola? Oedipe-roi de Sophocle?). 
2) il faut distinguer deux types d'intérêt pour les œuvres d'art. Il y a un intérêt qui résulte du fait que notre vie soulevait déjà les thèmes abordés par une oeuvre narrative. Cet intérêt pourrait être qualifié d'éthique. Et il y a un autre intérêt, celui que nous avons pour découvrir des domaines de la vie que nous n'avons pas expérimenté directement. Cet intérêt est esthétique. La différence entre intérêt éthique et intérêt esthétique est relativement floue, parce qu'il y a beaucoup d’œuvres dont on ne saurait dire si elles nous concernent directement, ou si elles parlent de quelque chose que nous ne vivons pas. Par exemple, le film X-Men met en scène des combats entre des mutants disposant de pouvoirs surnaturels. A première vue, c'est un exemple paradigmatique de divertissement. Pourtant, le film soulève la difficulté de faire admettre sa différence au sein d'une société qui véhicule sans cesse des injonctions à la normalité. En cela, beaucoup d'entre nous peuvent se sentir fortement concernés par ce film. 
3) L'intérêt éthique a deux natures. Il peut porter sur des choses que nous avons déjà vécues, et que nous cherchons à comprendre. C'est une activité à laquelle nous nous livrons sans cesse quand nous rêvons, que nous repensons à ce que nous avons fait. Les arts narratifs permettent d'aller plus loin, et d'offrir un point de vue extérieur qui peut être plus lucide sur notre vie. Mais il peut aussi porter sur l'avenir, que nous nous préparons à voir arriver et que, pour cette raison, nous cherchons dès à présent à expérimenter. Ainsi, même si quelque chose ne nous est pas arrivé, on peut avoir un intérêt éthique et non esthétique, chaque fois que nous pensons que ce qui est raconté va nous arriver, ou le peut selon une forte probabilité. C'est en cela qu'une jeune fille peut avoir un intérêt éthique pour Madame Bovary. Dans les faits, cela me semble à peu près impossible. Mais peu importe. 

Voici donc pourquoi ceci peut choquer : l'école nous apprend à ressentir un intérêt esthétique aux œuvres d'art, et cette attitude, qu'on peut aussi bien dire "désintéressée", comme le fait Kant, est de l'ordre du divertissement. L'école apprend chacun à se détacher de ses propres intérêts, et à voir l'art comme un divertissement. L'école est étymologiquement skholè, détachement, temps libre. Et à la différence des Grecs, rien ne nous autorise à séparer si radicalement la vie animale (zôê) et la vie humaine (bios). Donc rien ne nous permet de mépriser la vie humaine en général, et de valoriser tout ce qui nous permet de vivre et de penser autre chose qu'elle. Il est tout à fait respectable de ne s'intéresser qu'à sa propre vie, tant que cette vie a des horizons suffisamment ouverts (je veux dire par là qu'on mépriserait, à raison, quelqu'un dont la vie se limite à briller socialement, aux résultats de son club de football préféré, à s'acheter des robes, etc.)
Cette ouverture à autre chose qu'à nous-même risque au contraire de rester terriblement abstraite et creuse, si elle se limite aux œuvres d'art. Pascal dit, dans les Pensées : "Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux". Il faut dire la même chose de toutes les œuvres de fiction qui n'ont pas pour effet de nous faire réfléchir à nos propres vies, mais qui n'ont pour effet qu'un certain dépaysement, un goût de l'exotisme. Je ne nie pas que ce goût pour l'exotisme que favorise l'école puisse avoir, dans certains contextes, une utilité morale (nous rendre plus tolérants, ouverts). Mais en lui-même, il ne vaut rien. Une oeuvre tire sa valeur du fait qu'elle parle de nous, et non du fait qu'elle nous divertit.
La littérature, les films, n'ont donc un intérêt que s'ils produisent sur nous des changements, qu'ils nous poussent à reconsidérer certaines attitudes, certains modes de vie. Ils doivent pouvoir nous confirmer dans certains choix, nous montrer qu'ils sont des impasses, ou au contraire nous montrer que nous faisons bien des les assumer. Ils doivent aussi nous rendre moins naïfs sur les mécanismes qui nous dirigent inconsciemment. Ils nous renseignent aussi sur les autres avec qui nous vivons. Mais l'important est de ne jamais tomber dans la pure érudition, autrement dit le goût pour l'exotisme. Ou plutôt : je n'ai rien contre l'idée que certains se livrent à des activités sans intérêt. Il faut seulement être conscient que l'attitude esthétique n'a justement aucun intérêt, sauf un, la vanité dont parle Pascal, que nous appellerions aujourd'hui snobisme.

En conclusion, les arts narratifs ne sont du divertissement que si nous adoptons l'attitude esthétique, désintéressée. Au contraire, l'intérêt éthique que nous pouvons avoir pour ces œuvres en fait des activités sérieuses. Il faut donc rejeter comme contradictoires les jugements méprisants vis-à-vis des classes populaires, qui leur reprochent à la fois de prendre l'art comme un divertissement, et de ne pas être capable d'adopter une attitude esthétique. L'art n'est un divertissement que pour celui qui ne le relie pas à sa propre existence. Et il est inévitable que quelqu'un dont toute l'existence serait de lire et de regarder des films ou du théâtre ne peut qu'adopter une approche esthétique, puisque sa vie est presque vide. Au contraire, quelqu'un dont la vie est riche trouvera dans l'art non pas un motif d'évasion, mais un moyen de comprendre plus profondément ce qui lui arrive.