Affichage des articles dont le libellé est morale. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est morale. Afficher tous les articles

jeudi 20 octobre 2016

Un salaud peut-il être rationnel?

Le salaud est une personne qui est suffisamment forte pour satisfaire ses désirs aux dépends des autres, et qui ne compte respecter les règles sociales permettant la concorde que si elles sont à son avantage. Chaque fois que cela lui coûte davantage que cela ne lui rapporte, alors le salaud s'en dispense.
Le salaud est ponctuellement un passager clandestin, c'est-à-dire qu'il se permet parfois de violer les lois sans se faire prendre, de façon à garder sa bonne réputation de citoyen intègre, et ne pas payer d'amende ou faire de prison. Mais il n'est pas toujours clandestin, au sens où il se permet aussi d'être publiquement malveillant et dur avec les autres, parce que les bénéfices de cette dureté sont supérieurs aux coûts en termes de réputation que cela engendre. De manière générale, je pense qu'on peut facilement trouver des individus réels, particulièrement chez les personnes admirées et célèbres, qui sont d'authentiques salauds martyrisant leurs proches, mais suffisamment brillants et charismatiques pour susciter de l'admiration de la part des autres. Il est même assez courant que nous soyons tentés de justifier cette méchanceté. On trouve chez Bernard Williams, par exemple, une justification morale de Van Gogh abandonnant sa famille pour aller peindre, le talent exceptionnel du peintre justifiant le fait d'être exécrable, lâche ou même irresponsable (si Van Gogh fait risquer à sa famille la misère voire la mort).
Le salaud est donc un égoïste, si on précise bien que le salaud s'autorise aussi d'être activement malveillant à l'égard des autres, en vue d'en tirer un bénéfice, alors qu'un égoïste pourrait simplement être indifférent aux autres, et ne se soucier que de sa vie personnelle.
Enfin, par hypothèse, j'admets que le salaud est rationnel, c'est-à-dire qu'il ne fait pas d'erreur de calcul, est toujours efficace pour satisfaire ses désirs, et ses désirs sont cohérents.

Pour être rationnel, il faut et il suffit d'agir de sorte que nos actions satisfassent le plus de désirs possibles, et satisfassent les désirs les plus forts. On peut définir l'intensité du plaisir comme étant proportionnel à l'intensité du désir, l'intensité du plaisir causant celle du désir : plus le plaisir pris à la satisfaction du désir est fort, plus le désir sera lui-même fort. Ainsi, la personne rationnelle est celle qui choisit la ligne de conduite qui maximise son niveau de plaisir. On retombe ici sur des affirmations proches de celles de Calliclès : l'homme le plus heureux est celui qui a les désirs les plus forts, car ces désirs correspondent aux plaisir les plus violents. Au contraire, de petits désirs ne rapportent que de petits plaisirs.
Le salaud est quelqu'un dont les désirs les plus intenses sont des désirs de nuire aux autres, de les humilier, de profiter d'eux, etc. Pour cette raison, un salaud rationnel est quelqu'un qui agit de sorte qu'il nuit le plus souvent possible, en faisant en sorte d'être suffisamment habile pour ne pas être mis au ban de la société, ce qui l'empêcherait de nuire à nouveau. Le salaud rationnel trouve donc les bonnes occasions : trop visible, il serait entravé, mais trop timoré, il se priverait d'une grande source de plaisir.

Traditionnellement, la philosophie s'interroge sur la possibilité de convertir à la morale un tel individu. Ainsi, Platon s'interroge en se demandant si une personne possédant l'anneau de Gygès pourrait encore vouloir être juste. Et Gauthier se demande si on peut prouver à un agent rationnel qu'il doit devenir un maximisateur moral plutôt qu'un maximisateur direct. Le problème a toujours cette forme : étant donné le système motivationnel de cet agent, peut-on trouver dans ce système un ensemble de désirs justifiant le fait d'agir moralement? Ou bien, si ces désirs ne suffisent pas à justifier l'action morale, peut-on construire des institutions telles que l'agent serait incité à agir moralement pour maximiser son plaisir?
Cela dépasserait très largement les ambitions de ce post que de prouver que toutes les tentatives de justification échouent. J'admettrai donc par hypothèse qu'il n'est pas possible de prouver à un agent rationnel qu'il est dans son intérêt d'agir moralement. Et pour faire intuitivement comprendre pourquoi, il suffit de relire Platon : si vraiment quelqu'un arrivait à ne jamais se faire prendre, il serait rationnel de s'unir à n'importe qui, d'éliminer ses ennemis par la force, ou se s'enrichir par le vol.
Je voudrais donc prendre une autre voie consistant à montrer qu'il n'est pas rationnel d'être un salaud. Cette manière est moins ambitieuse, mais elle marche.

Le point crucial de la discussion sur le salaud est la thèse selon laquelle ses désirs sont donnés une fois pour toutes. Or, il n'y a jamais de justification de cette thèse qui pourtant ne va pas de soi. La rationalité de l'agent suppose de ne pas désirer des choses contradictoires, et suppose aussi de ne pas se laisser aller aux préférences adaptatives (ajuster ses désirs à la réalité : le cas typique est le pauvre qui essaie de se convaincre que l'argent ne fait pas le bonheur et qu'il ne désire pas du tout être riche). Par contre, rien n'interdit dans l'absolu que l'agent rationnel ait des désirs qui évoluent, pour des raisons variées.
Je ferai donc l'hypothèse que les désirs peuvent varier. Il ne paraît pas raisonnable de postuler que l'on puisse volontairement changer ses désirs. Par contre, il paraît raisonnable de postuler qu'on puisse indirectement, par sa conduite, changer certains de ses désirs, dans une certaine mesure. Par exemple, une personne peut, en se forçant au départ, finir par aimer et donc désirer une boisson ou une nourriture qu'elle n'aimait pas au début. L'exemple typique est la bière : elle paraît souvent amère et désagréable au premier verre, mais les gens finissent souvent par l'aimer. Ainsi, on voit que des gens ont pu indirectement agir sur leur désir de bière en apprenant à prendre plaisir à la boire. On peut aussi très facilement agir sur son désir de travailler et d'apprendre. En faisant au départ un petit effort de se plonger dans un sujet rebutant à première vue, on découvre progressivement l'intérêt de la tâche, et on finit par désirer apprendre et poursuivre l'apprentissage.  
Bien entendu, hors de question de vouloir imposer au salaud des bonnes actions à l'égard des autres, au prétexte qu'il finira par aimer cela. Car ce serait aller contre son désir dominant de nuire aux autres, et cela reviendrait à diminuer le plaisir dont il pourrait jouir. Le salaud ne va pas changer par la contrainte! S'il n'apprécie pas du tout le fait d'aider les autres, alors il ne pourra jamais désirer cela, même par la force.
Il y a pourtant un moyen de convaincre le salaud de changer. En effet, son but est de maximiser son plaisir. Or, par ses propres choix de vie, il peut agir sur le plaisir que lui apporte telle ou telle activité. Et ce faisant, il change en même temps son système de motivation et donc ce qu'il est rationnel pour lui de faire. Mais pourquoi le salaud essaierait-il de prendre davantage de plaisir à aider les autres? Il y a une raison, qui est facile à donner. Admettons qu'il soit plus facile d'aider les autres et d'être plaisant et agréable avec eux, plutôt que d'être manipulateur et méchant. Être bon demande moins d'efforts que d'être méchant. C'est une thèse nietzschéenne, mais elle ne me paraît pas fausse. Donc, si l'agent prend autant de plaisir à aider qu'à nuire, alors il devient rationnel pour lui d'aider plutôt que de nuire, puisque le rapport coût/bénéfice est plus élevé dans le cas de l'aide que dans le cas de la nuisance.
Le salaud rationnel est dans le dilemme suivant : ou bien déployer des efforts et de l'énergie pour nuire, sachant que nuire lui apporte du plaisir mais que c'est difficile, ou bien déployer des efforts et de l'énergie pour changer ses sources de plaisir, sachant que par la suite, il sera beaucoup plus facile d'avoir de nouvelles sources de plaisir. Un agent rationnel, ici, a intérêt à choisir son intérêt de long terme : accepter de renoncer temporairement à des sources de plaisir (nuire aux autres) en vue de pouvoir profiter de grands plaisirs par la suite (aider les autres, une fois qu'il aura changé).
Bien entendu, tout ceci ne fonctionne que si le salaud peut finir par prendre plaisir à aider les autres. S'il est définitivement hermétique à cela, il n'est pas rationnel pour lui de tenter de changer.

Ainsi, je pense que la morale n'est pas contraire à la rationalité, tant que l'on ne tient pas les sources de plaisir pour pathologiquement déterminés et pour un donné non modifiable par l'action. S'il y a des agents qui sont définitivement sadiques et prennent plaisir à faire du mal aux autres, alors pour ces individus, la raison prescrira toujours de faire quelque chose que la morale réprouve. Par contre, si quelqu'un a toujours le pouvoir de faire en sorte de prendre plaisir à aider les autres, alors il est toujours possible de réconcilier la raison et la morale. Et même, si on admet que les sources de plaisir peuvent être indirectement choisies, alors il est de notre devoir de nous disposer à aimer notre devoir.
Bien entendu, un agent rationnel n'est pas un idiot : s'il pense que la nature humaine est telle que le plaisir pris à faire son devoir restera toujours plus faible que le désir pris à violer et à piller les autres, alors la morale restera toujours différente des prescriptions rationnelles. Par contre, si l'agent rationnel est un optimiste pensant qu'on peut prendre plus de plaisir à la vertu qu'au vice, alors il est de son devoir de nous disposer à aimer la vertu.
En tout cas, personne n'est rationnel s'il ne cherche pas à se disposer de telle sorte qu'il puisse tirer le plus grand plaisir possible des choses qui vont lui arriver, ou qu'il est capable d'obtenir. Nos désirs ne sont pas gravés dans nos gènes, et il est rationnel de faire en sorte de désirer ce qui pourrait nous donner les plus grandes sources de plaisir.
Suis-je en train de faire la défense des préférences adaptatives? Une préférence adaptative consiste à réviser ses désirs en fonction de ce que nous sommes capables d'obtenir, ce qui est en effet de l'irrationalité. Je propose ici quelque chose d'un peu différent, à savoir que l'agent rationnel doive étudier ce qui peut donner les plus grandes sources de plaisir, et se disposer à apprécier ces choses-là. Il ne s'adapte pas au réel, il cherche plutôt à "s'adapter au plaisir". S'il voit qu'un individu moral tire plus de plaisir que lui n'en tire à nuire, alors il devient rationnel pour lui de devenir moral afin de profiter à son tour du plaisir maximum.  

lundi 16 mai 2016

Le bien n'est pas éliminable

Je voudrais discuter l'approche nihiliste en morale, approche qui est assez facile à concilier avec une approche naturaliste. L'approche nihiliste soutient qu'il n'existe rien de tel que des valeurs morales. Le bien et le mal n'existent pas, et tous nos jugements moraux sont faux. Le bien et le mal sont des projections humaines sur des choses, mais ces projections ne représentent rien de réel, aucune propriété qui appartiendrait aux choses. Ces projections reposent seulement sur nos réactions à ces choses, et ces réactions n'ont aucune généralité, et ne dépendent d'aucune caractéristique naturelle. Par conséquent, il n'y a aucune corrélation entre propriété naturelle et réaction humaine. En ce sens, les conditions minimales de la possibilité d'une représentation ne sont pas satisfaites.
Une telle approche, néanmoins, pourrait être légèrement amendée, pour être conciliée avec une approche naturaliste. Dans celle-ci, on continue à considérer que les jugements moraux ne représentent rien. Il n'y a pas non plus de correspondance entre propriétés physiques et jugements moraux. Néanmoins, les jugements moraux ont une fonction biologique, par exemple celle d'améliorer les chances de survie de l'espèce, et c'est pourquoi ces jugements tendent à se généraliser et sont relativement constants dans la population humaine. Ainsi, les jugements moraux ne sont pas totalement arbitraires, à la différence de ce que soutient le nihilisme. Néanmoins, le naturalisme continue de penser qu'il n'y a aucune justification rationnelle aux croyances. Il ne fait qu'ajouter qu'on peut construire une genèse causale satisfaisante. En résumé, les jugements moraux ne décrivent rien, mais ils nous incitent à adopter des comportements qui sont globalement adaptatifs.
Je voudrais montrer ce qu'une telle approche de la morale souffre d'une contradiction difficile à supporter. Elle nie la réalité du bien, tout en ayant quand même besoin de cette notion comme condition de possibilité de son discours. Il s'agit donc d'une contradiction non pas logique, puisqu'il n'est pas logiquement contradictoire de prétendre que le bien n'existe pas, mais d'une contradiction performative, à savoir une contradiction entre ce que l'on dit, et ce qui est présupposé pour pouvoir le dire. Celui qui dit "je n'existe pas" commet une contradiction performative, puisque, pour le dire, il faut exister. De même, je voudrais montrer que celui qui prétend que le bien n'existe pas présuppose aussi la notion de bien que son discours nie pourtant.

Imaginons un monde sans humains, sans société d'aucune sorte, ni institution, ni rien qui ne semble mental d'une façon ou d'une autre. N'existent que des matériaux inertes, des réactions chimiques, et quelques vivants élémentaires (végétaux, bactéries, etc.). Dans ce monde, n'existe aucune valeur morale. Moore se demande dans les Principia Ethica si un tel monde pourrait être tenu pour beau ou laid. Mais Moore n'arrive pas véritablement à donner une réponse argumentée. Aborder la question ainsi me semble définitivement impossible. Néanmoins, il me semble raisonnable de supposer que les valeurs morales n'y existent pas. Car puisqu'il n'existe aucune personne qui pourrait les suivre, les promouvoir ou au contraire agir contre elles, ces valeurs ne trouveraient aucun point d'application. On pourrait à la limite prétendre qu'elles existent en puissance, mais on ne pourrait jamais dire qu'elles ont cours, et que certaines choses sont moralement bonnes ou mauvaises, et que certains êtres devraient promouvoir le bien et éviter le mal. Un monde sans personne est un monde sans valeur, strictement conforme au portrait qu'une science naturelle pourrait donner. Dans le Traité de la nature humaine (livre 3), Hume prétend que le parricide n'est pas dans la nature des choses, mais dans notre jugement sur un certain acte. Et il prend l'exemple d'une jeune pousse qui détruit l'arbre qui lui a donné naissance. En un sens, il s'agit d'un parricide. Pourtant, personne n'appellerait cela parricide, car il manque évidemment des personnes capables de prendre des décisions, de mesurer la portée de leur geste, il manque encore les institutions minimales pour qu'un tel acte ait un sens (par institutions minimales, je pense à des coutumes, qui indiquent aux personnes les comportements attendus et ceux qui sont désapprouvés). Donc, je me range évidemment avec Hume pour dire qu'un arbre qui en déracine un autre ne commet pas un parricide, qu'un animal qui en dévore un autre ne commet pas un meurtre, que le coucou ne viole pas la propriété des autres oiseaux en venant pondre dans leur nid. Les notions morales exigent bien plus que cela.
Les valeurs morales commencent à avoir cours une fois que les êtres vivants deviennent suffisamment conscients pour prendre des décisions réfléchies, incluant la prise en compte de diverses valeurs, et des conséquences de leurs actes sur autrui. Il faut aussi, probablement, qu'un minimum de coopération existe entre humains. Je ne souhaite pas ici décrire précisément toutes les conditions nécessaires à l'apparition de la morale. C'est une question bien trop difficile. Néanmoins, on peut donner des conditions suffisantes : quand des agents en coopération sont conscients de leurs actions, et vivent selon des règles, coutumes, institutions, etc., alors les valeurs morales ont cours et les agents ont le devoir d'en tenir compte dans leurs délibérations.
Un nihiliste ou un naturaliste dirait cependant que la nature ne fait pas de saut. Les humains sont des animaux sociaux parmi d'autres, leur intelligence leur a permis de développer des systèmes sociaux complexes, mais qui ne se distinguent pas qualitativement de ceux des fourmis, des abeilles ou des chimpanzés. Il n'y a donc aucune raison que la morale valle pour les humains mais pas pour les fourmis. Il n'y a donc rien de tel que la morale. Mais chaque société produit des pressions sociales en vue d'orienter le comportement de ses membres. Le nihiliste admet la pression sociale, qui est juste un fait, mais n'admet pas l'existence de la morale, qui a cours de droit et non de fait. Un nihiliste a donc une théorie purement descriptive des jugements et attitudes morales, qu'il voit comme des comportements favorisant la survie du groupe. Mais il refuse catégoriquement d'admettre l'existence d'un véritable système moral, c'est-à-dire d'un ensemble de règles valables pour toute personne dans ses interactions, règles qui sont absolument inconditionnelles. Les comportements adoptés par les agents le sont parce qu'ils favorisent ceux qui les adoptent, et leur permet plus facilement de survivre et se reproduire, mais il n'y a aucune obligation de les suivre. Ne pas les suivre conduit plus souvent à l'extinction, mais aucune valeur morale transcendante ne dirait : il faut rester en vie, il faut coopérer, il faut respecter autrui.
Pour le dire dans des termes philosophiques assez classiques, un nihiliste admet l'existence de valeurs instrumentales, puisqu'il admet que certaines règles sociales sont des moyens efficaces pour rester en vie et se reproduire. Mais il refuse d'admettre l'existence de valeurs intrinsèques, donc de valeurs qui auraient cours pour tout agent quel qu'il soit. Et par conséquent, il peut aussi admettre la rationalité instrumentale, et des prises de décisions fondés sur des calculs de coûts et bénéfices, ou même fondées sur des stratégies impliquant d'autres agents. Mais il ne peut pas admettre l'idée d'un raisonnement moral, c'est-à-dire fondé sur des règles ou des valeurs indépendantes des préférences individuelles. Car il n'existe aucune règle ou aucune valeur de ce genre. C'est pourquoi naturalistes et nihilistes sont si proches. Puisque le bien en soi n'existe pas, tous ceux qui pensent qu'ils agissent pour des raisons morales se trompent tout simplement. John Mackie est célèbre pour sa théorie de l'erreur (dans son Ethics), selon laquelle tous les jugements moraux sont faux. En effet, une délibération dont la visée n'est rien ne peut être qu'un échec. Par contre, bien sûr, les raisonnements instrumentaux ou stratégiques sont acceptables, car leur visée est bien déterminée dans une perspective naturaliste. Si mon but est d'allumer un feu pour me réchauffer, on peut juger scientifiquement la valeur instrumentale des techniques que j'utilise. Par contre, si mon but est de vivre en respectant la justice et les droits de mes concitoyens, on ne peut plus juger scientifiquement la valeur morale de mes actions, car il n'y a aucun critère scientifique pour déterminer ce qu'est exactement la justice ou le respect des droits. On peut évidemment poser des critères arbitraires puis juger l'adéquation des moyens, mais la morale consiste plutôt à suivre les bons critères, et non pas à satisfaire des critères posés arbitrairement.

Mackie ne se limite pas à une théorie de l'erreur, il pense aussi pouvoir développer une éthique utilitariste qui aurait selon lui le mérite de ne pas reposer sur des valeurs morales, mais seulement sur des états de bien-être subjectifs pouvant être décrits scientifiquement, ce qui semble cohérent avec le fait d'admettre la rationalité instrumentale, l'éthique consistant à maximiser le bien-être subjectif des individus. Cependant, il serait trop facile de critiquer cet ajout (de quel fait naturel vient l'obligation de tenir le bien être d'autrui pour égal au sien, c'est-à-dire l'exigence de justice? Mackie ne pourra pas avoir de réponse à cette question, si ce n'est une réponse naturaliste qui n'est justement pas une réponse, mais seulement une description des mécanismes qui nous poussent à valoriser la justice). Et cela n'aurait pas grand intérêt.
Plus intéressante serait la critique du fait d'admettre la rationalité instrumentale. Mackie, en effet, admet la possibilité de ce type de raisonnement, tout en refusant l'existence de valeurs. En effet, pour lui, la question de déterminer les meilleurs moyens pour une fin donnée est purement scientifique. Il suffit en effet d'avoir un critère de réussite de l'opération, et des critères d'évaluation de l'efficacité du protocole, et il semble que tout cela devienne scientifique. Par exemple, pour évaluer la rationalité instrumentale des moyens permettant d'allumer un feu, il faut :
1) un test pour déterminer si le feu est effectivement allumé.
2) un test permettant d'évaluer si le protocole est le plus rapide, le plus économe en énergie et en matériaux, etc.
Or, pour Mackie, et plus généralement pour tout naturaliste, ce genre de questions est strictement scientifique. Il suffit d'un dispositif d'observation pour déterminer si le feu est allumé (les yeux, suffisent, en l'occurrence), d'un dispositif de mesure du temps et des efforts déployés (une montre, et la sensation subjective de fatigue), et enfin d'une mesure des coûts des moyens mobilisés (par exemple, le coût d'acquisition d'un silex, d'herbe sèche, etc.). Et une fois ces moyens de mesure établis, la question devient purement scientifique.

Ces arguments souffrent de ce qu'on pourrait appeler le "paralogisme du Tractatus", parce que ces arguments tombent dans la même erreur que le premier Wittgenstein a commise, et qui justifie un changement philosophique majeur. L'auteur du TLP estimait qu'une chose peut en représenter une autre si ces deux choses partagent la même forme logique. Et quelles que soient les formes de représentation employées (verbale, graphique, etc.), il est toujours possible pour un symbole de partager la même forme logique que la réalité. Or, le paralogisme de Wittgenstein consiste à négliger totalement la question de savoir comment mettre en correspondance le symbole et la réalité. Par son silence, Wittgenstein laissait penser que par magie, les phrases ou les schémas s'ajustaient d'eux-mêmes à la réalité, et faisaient par eux-mêmes référence à quelque chose. Wittgenstein adoptait une conception quasi-magique de la représentation, puisque la représentation n'était pas une opération qu'accomplissent des locuteurs dans un contexte donné, mais une opération qu'accomplissent les signes eux-mêmes, en vertu de cette fameuse forme logique. Tout se passait comme si les formes logiques avaient un pouvoir magique de se reconnaître elles-mêmes, et de se lier les unes aux autres. Les hommes, eux, se contentaient d'utiliser des liens symboliques constitués indépendamment de leurs activités.  Le second Wittgenstein a critiqué de manière récurrente cette idée, montrant que le langage ne fonctionnait que parce qu'il était inséré dans un tissu d'activité, et que l'idée de forme logique ne sert à rien. Car même si elle existait, encore faudrait-il que nous humains ayons des activités consistant à comparer et rapprocher les formes logiques. Bref, les mots ne se lient pas aux choses tous seuls. Il faut que nous puissions établir ces liens avant que les liens existent.
Or, si ce sont des activités humaines qui établissent les rapports de représentation entre symboles et réalité, alors on ne peut jamais identifier le rapport de représentation à un quelconque fait naturel. Les activités humaines sont d'abord très diversifiées, et elles sont normatives. En d'autres termes, on détermine le sens d'un mot non pas à partir de ce qu'en font les hommes, mais à partir des règles qu'ils ont établies, règles qu'ils peuvent ne pas respecter plus ou moins fréquemment. Evidemment, il faut bien qu'existe un certain rapport entre les règles et les pratiques : si une règle n'est jamais suivie dans les faits, on peut s'interroger sur le fait qu'il y avait vraiment une règle. Néanmoins, il est normal et inévitable qu'il puisse y avoir des écarts ponctuels par rapport aux règles. Donc, se fonder uniquement sur les pratiques pour déterminer le sens d'un mot reviendrait à faire erreur, et autoriser des usages incorrects. C'est la règle, et seulement elle, qui donne le bon usage.
Je reviens maintenant aux procédures de vérification de l'efficacité des techniques pour allumer un feu. Dire que ces procédures sont purement scientifiques est vrai, mais il ne faut pas oublier que cela n'exclut pas, au contraire, que ces procédures relèvent de décisions humaines mobilisant des valeurs. Pour mesurer le temps, il faut être d'accord sur ce qu'est une bonne mesure. Une bonne mesure doit employer un instrument précis, permettre un relevé numérique qui donne une valeur unique, être d'accord sur le moment de début de l'opération et sur le moment de fin (par exemple, s'arrête-t-on au moment où les braises rougissent, au moment où la fumée apparaît, au moment où des flammes apparaissent?). Tout ceci ne relève pas de problèmes qui peuvent être décidés scientifiquement. Mais cela ne relève pas non plus de l'arbitraire. Quand on décide qu'un feu suppose une flamme, ce n'est pas arbitraire, car cela dépend de l'ensemble des autres choix du langage, qui ne sont pas non plus arbitraires. De plus, la conception de ce qu'est une bonne mesure suppose aussi des choix normatifs. Pourquoi serait-il pertinent de mesurer l'allumage d'un feu à plus ou moins une seconde près, mais que, s'il fallait mesurer la vitesse de démarrage d'un sprinter, nous voudrions avoir une précision au dixième de seconde près? La réponse est qu'il nous faut pouvoir continuer à discriminer les procédures d'allumage ou les sprinters, et que cet objectif, qui n'est donc pas arbitraire mais intrinsèque à l'activité même de mesure, impose des conditions sur la précision de la mesure.
Ainsi, j'en arrive à l'idée suivante : quand nous avons une activité de description, de mesure, d'évaluation, etc. même si ces activités peuvent paraître rigoureusement scientifiques, elles impliquent des valeurs sur ce qui peut être tenu pour une bonne description, une bonne mesure, et une bonne évaluation. Et ces valeurs ne sont pas instrumentales. Ce n'est pas seulement qu'il faut avoir une mesure qui permette l'action. C'est plutôt qu'il faut avoir une mesure qui soit intrinsèquement satisfaisante, intrinsèquement bonne. Une mesure intrinsèquement bonne est une mesure qui repose sur une unité de mesure suffisamment fine pour que des différences entre objets mesurées apparaissent. Il n'y a rien là d'instrumental. Ce jugement est purement intrinsèque : il indique ce qu'est une bonne mesure, il ne dit rien de ce que nous pourrions faire des mesures effectuées. De même, une bonne description n'est pas une description qui rend possibles la vie, l'action, etc. Une bonne description est une description qui donne suffisamment d'informations, relativement au niveau expressif dont nous disposons. Bien entendu, ce niveau d'expression peut considérablement varier. En géographie, nous pouvons dire que la France est hexagonale, alors qu'un géomètre ne se contenterait pas d'une si pauvre caractérisation. Mais l'essentiel n'est pas dire qu'une description serait intrinsèquement meilleure qu'une autre. L'essentiel est de dire que, compte tenu de notre vocabulaire et de nos outils d'analyse, nous puissions faire suffisamment de différences.

Il y a donc même dans l'activité scientifique une notion de bien qui n'est pas éliminable, et c'est pourquoi cette notion vaut aussi pour la rationalité instrumentale. Cette notion de bien n'est pas morale, l'activité scientifique ne mettant pas spécialement en jeu nos rapports à autrui. Mais elle est pourtant intrinsèque aux pratiques, et non pas extrinsèque. Sans cette notion, nous ne pourrions jamais rien faire, car nous ne pourrions jamais juger si nous avons réussi à faire quelque chose, ou si nous avons échoué. Quand on décrit scientifiquement, on doit quand même savoir ce qu'est une bonne description. Sans la notion de bien, la description n'est plus une pratique, et ne peut pas être effectuée. Bien entendu, on pourrait donner des critères de ce qu'est une bonne description, un peu comme Wittgenstein était tenté de le faire avec sa notion de forme logique (qui permet l'identité de structure avec les faits). Ceci la repousse le problème, mais ne le résout. Il faut bien que, à la fin, nous puissions dire si ce que nous faisons est intrinsèquement réussi ou pas. Il faut bien que nous puissions dire si une structure est en isomorphisme avec une autre.
Et comme je l'ai déjà dit, puisque la réussite dépend de critères, et que ces critères peuvent être bien ou mal suivis, ce n'est jamais l'observation factuelle qui permet de déterminer si les critères sont satisfaits. Il faut, en plus de l'observation elle-même, des informations de nature normative sur ce qui compte comme un succès, et ce qui compte comme un échec. Même pour les cas en apparence les plus purs de représentation en isomorphisme avec la réalité, par exemple le dessin figuratif, chacun comprend que le dessin ne peut pas lui même se mettre en correspondance avec le réel, mais qu'il nous faut savoir faire certaines choses pour retrouver le référent à partir de sa représentation. Un dessin est en deux dimensions, il nous faut retrouver la perspective à partir d'une image plate. Les couleurs sont faites de pigments de peinture qui ne produisent pas le même effet que le réel et il nous faut corriger cette différence. Bref, il y a des milliers de facteurs qui font que reconnaître l'objet représenté est une pratique pouvant être bien ou mal faîte, mais que rien de factuel n'impose le résultat de l'opération. La connaissance du bien est nécessaire à la pratique.
Cependant, cela n'implique nullement que nous puissions faire n'importe quoi à partir de n'importe quoi, et que nous tomberions dans le relativisme absolu. Ce qui est relatif à chaque culture, ce sont les activités auxquelles ils se livrent, et donc en même temps le bien relatif à chacune de ces activités. Si décrire dans une tribu primitive consiste à trouver le Dieu qui est responsable de tel ou tel événement, il est évident que la vérité des descriptions ne relèvera pas des mêmes conditions que la vérité des descriptions dans un contexte scientifique. Néanmoins, l'activité étant posée, alors son bien relatif est quelque chose d'absolu. De même que n'importe quelle phrase ne peut être tenue pour vraie en contexte scientifique, n'importe quelle phrase ne peut être tenue pour vraie dans la tribu primitive. Quant à l'activité consistant à faire le tri entre les types de discours, il y a pour cette activité aussi un bien relatif. Une telle activité consiste à peser les avantages et inconvénients de ces méthodes, à développer des réflexions théoriques sur la fonction de la description (par exemple, nous transmettre des informations sur l'environnement, nous rassurer, montrer que les Anciens avaient un savoir solide, etc.). Et une fois cette analyse fait, nous pouvons prononcer un verdict, correct ou pas, sur ce qu'est une bonne description.
Le bien est donc relatif à une activité, mais absolu du point de vue de cette activité. Cela n'a rien de mystérieux : comprendre une activité, c'est comprendre comment bien la mener, et comment il ne faut pas la mener. On ne peut donc pas comprendre une activité sans savoir comment bien la faire. La notion de bien est nécessaire à celle de pratique. On pourrait d'ailleurs se demander si la notion de bien précède ou dérive de celle de règle. En effet, toute pratique suppose des règles. Mais il se pourrait que les règles soient seulement dérivées de ce qu'on tient pour un modèle d'activité réussie. Le bien serait donc notion primitive et la règle notion dérivée.

Ainsi, je conclus ainsi : en admettant que la science soit une pratique de description du monde, on est obligé de supposer qu'il existe une notion du bien qui permet de discriminer ce qu'est une bonne description et ce qu'est une mauvaise description. C'est pourquoi tout discours qui reviendrait à nier totalement l'existence des valeurs, et à réduire le monde à un ensemble d'objet pris dans des relations causales serait une contradiction performative. Ce discours détruit ses propres conditions de possibilité, en détruisant la condition qui permet à se discours d'être réussi, c'est-à-dire de dire vrai.
Bien sûr, on est encore très loin d'avoir prouvé l'existence de valeurs morales. Cela supposerait qu'il existe un bien pour l'action en général, et pas seulement pour telle ou telle action. Ce n'est pas facile. Néanmoins, on a déjà prouvé qu'il doit exister un bien relatif à chaque activité. C'est déjà énorme, et cela diminue considérablement la tentation du nihilisme moral. Car s'il existe déjà un bien pour chaque activité, pourquoi ne pas considérer qu'il existe un bien pour les activités humaines les plus importantes, comme la coopération, la vie en commun?
En tout cas, il semble que la montée en généralité soit un besoin à la fois pratique et théorique. Cette montée en général, sur le plan théorique, est la philosophie. La philosophie consiste à se demander ce qu'est une preuve, ce qu'est une description, ce qu'est une théorie. Et la montée en généralité, sur le plan pratique, est la morale. La morale consiste à se demander la finalité de toute action humaine, à se demander comment bien agir en général, à se demander comment nous devons établir les rapports aux autres. Philosophie et morale sont au fond une activité semblable : elles consistent à se demander ce qu'est le bien, pour la science ou pour l'action.

jeudi 7 avril 2016

La contradiction en sciences et en morale

En sciences, la contradiction a une fonction assez simple : si deux propositions se contredisent, alors au moins une des deux est fausse, et il est nécessaire d'apporter une correction quelque part dans l'édifice scientifique de façon à ce que notre théorie n'implique plus la proposition fausse, ou bien les deux propositions, si les deux sont fausses. Dans la mesure où les sciences décrivent la réalité, la notion de fausseté a un sens assez clair, et c'est pourquoi la contradiction aussi a un sens assez clair : une proposition fausse ne décrit rien, ou décrit mal ce qui existe, et la contradiction révèle le fait qu'une ou deux propositions contradictoire ne décrit rien ou décrit mal.
La fonction de la contradiction n'est donc pas très compliquée, quand on parle des sciences. La seule véritable discussion porte sur la nature des corrections à apporter. Certains philosophes sont plutôt atomistes (par exemple, Carnap et sa théorie des propositions protocolaires, qui donnent un fondement à l'ensemble des autres propositions scientifiques), d'autres sont plutôt holistes (notamment Duhem et Quine, dont la thèse nommée "Duhem-Quine" signifie que les propositions scientifiques s'exposent à l'expérience en groupe, et que c'est le groupe de propositions qui est remis en cause par une expérience récalcitrante, et non des propositions isolées). Mais, au-delà de cette querelle, les atomistes et les holistes sont d'accord sur l'essentiel : en sciences, les propositions décrivent, et une contradiction entre propositions signifie l'échec d'une ou plusieurs propositions à faire ce qu'elles doivent.

J'en viens maintenant à ce qui m'intéresse, le statut de la contradiction en morale. Sa fonction est loin d'être aussi claire. Je voudrais donc en explorer différents aspects. Ma thèse est qu'elle joue un rôle indispensable dans toute discussion morale, même si une discussion morale ne consiste pas à décrire adéquatement des faits moraux, mais à prescrire des conduites.
Le cas le plus pur est celui du philosophe qui étudie une théorie morale. Parmi les principales théories morales, on trouve l'utilitarisme, la doctrine déontologique d'inspiration kantienne, l'éthique des vertus, l'éthique du care, etc. Le philosophe part des principes fondamentaux de ces théories, et en tire des conséquences. Parfois, un désaccord entre philosophes peut apparaître sur les conséquences à tirer. Il y a deux types de désaccord :
1) un désaccord purement logique : les deux philosophes sont parfaitement d'accord sur tous les principes, mais l'un des deux a commis une faute de raisonnement qu'il faut corriger. Ou bien, l'un des philosophes a, pour des raisons psychologiques diverses, négligé de tirer les conséquences de ses propres prémisses. On pourrait par exemple prendre l'utilitarisme : on trouve dans L'utilitarisme de Mill l'idée que sa théorie peut justifier le sacrifice d'un individu au bénéfice des autres, mais Mill n'a pas imaginé la situation plus embarrassante qu'on trouve dans Ethique et économie de Sen, le cas d'une bande de skinheads qui augmentent leur bien-être en tabassant un individu noir. Mill, ici, a négligé une conséquence difficile de sa théorie.
2) un désaccord théorique : ici, le désaccord est plus difficile à résoudre, car il y a certains principes ou certaines conséquences des principes qui ne sont pas acceptés, et qui expliquent le désaccord. Le désaccord n'est pas logique mais moral. Et l'apparente contradiction n'est que le révélateur que nous avons accepté une prémisse inacceptable. Par exemple, la discussion qui oppose Kant et Constant sur le droit de mentir n'est pas vraiment une querelle logique. Constant ne reproche pas à Kant d'avoir interdit le mensonge alors que sa théorie morale l'autorise. Il pense plutôt que la théorie morale de Kant ne marche pas, et que le problème du mensonge n'en est qu'une illustration. Pourtant, Constant ne rejette pas non plus en bloc la morale kantienne, et ne lui préfère pas une autre théorie. Constant admet l'approche de la morale en termes déontologiques de devoirs et de droits, c'est même le cœur de son argument : "Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir? L'idée d'un devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or, nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui." (cf. Constant, La France de l'an 1797). Constant pense donc que Kant a mal construit sa théorie des devoirs moraux, et tente d'y substituer sa propre version, qui a des conséquences différentes et plus satisfaisantes selon lui.
En résumé, le désaccord 1 est un vrai cas de contradiction, alors que le désaccord 2 n'est pas une contradiction, mais une différence de vue sur ce qui est vrai, donc seulement un désaccord et non une contradiction. Dans la querelle Constant/Kant, aucun des deux ne se contredit (au moins à première vue), mais chacun a une conception morale différente.
Il me semble très clair qu'un philosophe en tant que philosophe et non en tant que moraliste, n'a pas nécessairement besoin de tenir pour vraie la théorie morale qu'il cherche à développer. Qu'on lui montre que sa théorie est fausse ne signifie donc pas pour lui qu'il doit abandonner ses recherches. Par contre, si on lui montre que son raisonnement est contradictoire, alors il doit réagir et modifier quelque chose. Autant le faux ne l'oblige à rien, autant le contradictoire l'oblige à corriger sa théorie. Et pire, si on pouvait montrer qu'une théorie est intrinsèquement contradictoire (par intrinsèquement contradictoire, je veux dire que la théorie implique des propositions contradictoires, et non pas qu'un humain a tiré par erreur des conséquences contradictoires d'une théorie qui est cohérente par elle-même), alors la théorie doit être abandonnée. Enfin, il y a des théories morales dont les conséquences ne sont pas partout déterminées. Il est difficile de savoir quelle attitude adopter à leur égard. Je pense particulièrement à l'éthique du care : dans le célèbre exemple du dilemme de Heinz qui se demande s'il doit voler le médicament pour le donner à sa femme malade, la réponse de l'éthique du care n'est pas déterminée. Elle prescrit à Heinz de discuter avec le pharmacien et avec sa femme, et de voir ce qu'ils en disent. Mais à la question précise "Heinz doit-il, ou non, voler le médicament?", il n'y a pas de bonne réponse. Cette faiblesse explique sans doute pourquoi l'éthique du care est une invention si récente, et qu'elle reste une morale terriblement marginale chez les philosophes professionnels (alors qu'elle a totalement envahi les métiers du soin). En effet, elle ne permet à peu près aucun développement théorique, et ne permet de répondre à aucune question précise. Dans la plupart des cas, sa réponse sera : "prenons en compte chacun, discutons, et on verra bien".
En conclusion, pour un théoricien, la contradiction ou l'indétermination est un motif de rejet d'une théorie. La fausseté, par contre, est bien sûr embarrassante, mais supportable jusqu'à un certain point.

Je passe ensuite à l'individu ordinaire ou aux hommes politiques dans une discussion publique. Pour ces personnes, l'enjeu n'est plus théorique mais pratique. Leur but n'est pas de développer des théories morales, mais de suivre les règles de la vraie justice et de la vraie morale. Pour cette raison, la vérité passe avant tout, et la contradiction logique, elle, n'est pas aussi gênante que pour le philosophe. Pourtant, la contradiction est quand même gênante pour l'individu ordinaire, puisqu'elle révèle que ses convictions morales sont en partie fausse. Mais il faut discuter ceci plus en détail.
Partons d'un exemple d'actualité. Pour des raisons morales diverses, pas vraiment explicitées, mais qu'on devine liées à ce que Ogien appelle le paternalisme (à savoir le désir de protéger les individus du mal contre leur propre consentement), la France vient de pénaliser l'achat de prestations sexuelles, dorénavant passible d'une contravention pour le client. Admettons sans discuter que cela soit en effet une très mauvaise chose de payer ce genre de services, parce que l'amour devrait être gratuit et non pas une marchandise échangeable, et parce que les femmes devraient être protégées contre les désirs sans frein des hommes. Or, la loi n'a pas interdit le fait de rémunérer des actrices pornographiques qui réalisent des films dans lesquelles elles se livrent à des actes sexuels. Au contraire, on peut même supposer que la loi protège ces actrices contre le fait de travailler sans être payé (ce qui serait de l'esclavage, et un non-respect du contrat de travail). En résumé, la loi interdit un homme de payer une prostituée pour avoir une relation sexuelle, mais la loi autorise un homme à payer une prostituée pour avoir une relation sexuelle, à la condition qu'une caméra filme cette relation, et que ce film soit ensuite diffusé. J'imagine que tout le monde admettra que la présence d'une caméra, dans ce contexte, ne change absolument pas la valeur morale de l'acte. Si payer pour avoir du sexe est mal, alors c'est mal avec ou sans caméra. Inversement, si payer pour avoir du sexe est acceptable, alors c'est acceptable avec ou sans caméra. La caméra ne peut rien changer du tout à la valeur morale. Or, le député en a décidé autrement. Avec caméra, on peut payer pour avoir du sexe. Sans caméra, c'est impossible. Inutile d'ajouter que c'est une contradiction flagrante.
Faut-il que le député avoue qu'il subit différentes pressions de différents publics, et qu'il lui fallait faire une loi pour faire plaisir aux petits commerçants qui détestent voir le défilé des demoiselles dans leur rue, sans pour autant fâcher le secteur de l'industrie des films pornographiques? Sans doute, oui. Mais admettons que le but du député ne soit pas de faire une loi hypocrite visant seulement à satisfaire les lobbys, mais une véritable loi qui vise le bien moral et la justice. Pourrait-il alors défendre sincèrement sa loi, alors que nous venons de lui montrer qu'il semble manifestement se contredire ?
Je pense qu'il le peut. Car il semble que la morale n'ait pas vraiment pour but de désigner par des qualificatifs moraux des situations déjà toutes formées. Le but de la morale est aussi de fixer, de choisir, la manière dont nous allons qualifier ces situations. La morale prescrit, plutôt qu'elle ne décrit. Mais il faut comprendre par là que son opération consiste à prescrire ce qu'il faut dire des situations. Ce ne sont peut-être pas seulement les actions qui sont prescrites, mais aussi la vision des choses. Cela donne un sens complètement différent à la contradiction. Dans la description, se contredire signifie dire quelque chose de faux. Dans la prescription, se contredire n'est pas possible. La contradiction manifeste seulement que celui qui reçoit l'ordre n'a pas perçu ou compris une distinction qui doit être faite. Le député veut que nous traitions différemment ces cas, alors que je ne le veux pas. Il n'y a donc pas contradiction, mais seulement des différences d'intentions.
Donc, quand je reproche au législateur de se contredire, il pourrait me répondre que je n'ai pas compris la vraie raison de sa loi, et que si je la comprenais, je verrais alors qu'il n'y a pas contradiction. Restons sur cet exemple. Le député dirait peut-être : "évidemment que ce n'est pas la présence d'une caméra qui change la valeur morale de l'acte! Et cette accusation de paternalisme manque totalement l'enjeu! Ce qui importe, c'est la présence d'un contrat de travail. Une actrice pornographique passe un contrat avec un réalisateur. C'est donc un travail normal, qui ne doit pas être interdit. Par contre, la fille dans la rue n'a pas de contrat de travail, n'a donc aucune protection juridique ou autre, et est donc par principe à la merci des clients, des proxénètes, etc. L'enjeu n'est pas de pénaliser le sexe tarifé, c'est de pénaliser le fait de profiter de personnes dans une situation précaire au niveau social et juridique". Ce que me dit le député imaginaire, ce n'est donc pas vraiment qu'en réalité, il n'y a pas contradiction. Il m'incite plutôt à voir les choses autrement, à penser en termes d'insécurité sociale plutôt qu'en termes de paternalisme sexuel. Je n'aurais vu chez lui une contradiction que parce que j'utilise de mauvaises conceptions morales. J'ai manqué son intention, qui est la protection des faibles, alors que je pensais que son souci était de légiférer en matière de pratiques sexuelles.
En cela, ma querelle avec ce député imaginaire n'est pas une discussion interne à une théorie, dans laquelle l'un de nous pourrait se contredire, et tirer de mauvaises conclusions de la théorie. C'est plutôt une discussion externe, pour savoir qui utilise la bonne théorie. Et pour cette raison, il n'y a pas de sens à pointer chez l'autre une contradiction, puisque l'autre peut nous répondre qu'au sein de sa théorie, il n'y a pas contradiction, et que la seule contradiction qui existe réside dans les prescriptions contradictoires de deux théories au sujet de la même action (en l'occurrence ici, ma critique du paternalisme autorise la prostitution, alors que la lutte contre l'insécurité interdit la prostitution).
Mais le problème est le suivant : comment alors discuter, si chacun peut se replier sur ses propres conceptions morales pour justifier n'importe quoi? Comment critiquer quelqu'un pour son incohérence totale, s'il peut toujours fabriquer une théorie avec plus ou moins de bonne foi pour sauver sa théorie?

La contradiction en morale reste utile, parce que nous pouvons toujours pousser les autres dans leurs retranchements, jusqu'à les faire renoncer à leurs convictions morales qui les amèneraient à défendre des idées absurdes, ou bien à des conclusions normatives indéfendables. Par exemple, mon député imaginaire affirme qu'il ne situe pas la discussion sur le terrain du paternalisme sexuel, mais uniquement sur la question de la lutte contre la traite, et de la lutte contre l'insécurité sociale et juridique. Alors, il lui faut pouvoir tirer les conséquences logiques de ses positions. Si un autre cas d'exploitation se présente, il doit y réagir de la même manière, avec la même sévérité. Prenons un exemple : un travailleur sans papier dans le secteur du bâtiment. Celui-ci tombe en plein dans la catégorie des travailleurs exploités et sans la moindre protection juridique. Tout comme les prostituées risquent l'agression par les clients, l'ouvrier risque l'accident sur un chantier sans pouvoir se défendre. Le député a-t-il vraiment pris en compte ces deux cas de la même façon? La réponse est évidemment non. Les quelques sanctions existant déjà contre le travail clandestin n'empêchent pas les pratiques de proliférer, et mon député imaginaire n'a pas l'intention de s'attaquer au problème. C'est donc que mon député se contredit. Il y a deux raisons à cela :
1) la contradiction logique : mon député n'a pas vu ce qu'impliquait sa propre conception, ou bien l'a vaguement entrevu, mais n'a pas souhaité, pour des raisons variées (manque de temps, pression des lobbys, etc.) en tenir compte dans son texte de loi.
2) l'erreur théorique : en réalité, mon député n'a pas en tête la grille de lecture "insécurité sociale et juridique", mais la grille de lecture "paternalisme sexuel", bien qu'il ne s'en rende pas compte. Tout son raisonnement est juste, mais il part de prémisses implicites qu'il n'a pas bien perçues ou ne veut pas percevoir.
On voit cependant que l'erreur théorique reste quand même une forme de contradiction logique, puisque la personne tire des conclusions erronées parce qu'elle ne part pas des bons principes, alors que ses raisonnements seraient corrects si elle explicitait vraiment ses principes. Et de manière générale, reste-t-il vraiment un autre moyen d'avoir des discussions morales, si la contradiction ne sert à rien? En effet, il faut bien, dans une discussion morale, que l'un finisse par admettre que l'autre avait raison. Pour cela, il n'y a qu'un seul moyen : admettre une proposition tout en avouant qu'elle contredit l'ensemble des affirmations qu'on défendait jusque là. Il nous faut donc espérer qu'en morale, personne ne se replie sur des positions morales parfaitement cohérentes et pourtant indéfendables. Car nous ne pourrions plus discuter avec elles. Il est important que, chaque fois que nous avons des discussions morales, nous ayons quelques principes communs. Ainsi, la contradiction est le signe que nous avons fait une erreur.

Et pour finir, on peut soutenir, je pense, que même dans la discussion avec le député, la discussion n'est pas purement externe, c'est-à-dire un affrontement entre deux systèmes moraux. Car nous pouvons toujours finir par nous mettre d'accord sur quelques principes communs, puis ensuite vérifier que nos deux théories sont encore compatibles avec ces quelques principes communs. La discussion n'est jamais une confrontation héroïque entre deux visions du monde, "à la Weber". La discussion entre ces conceptions arrive toujours à s'articuler à des convictions communes que l'on cherche à utiliser pour prouver la validité de notre propre conception.
C'est ainsi, comme l'explique Putnam dans Raison, vérité, et histoire, que l'on peut même discuter avec les nazis, et qu'il n'y a pas vraiment de nazi rationnel. Il sera toujours possible de lui faire admettre un certain nombre de principes moraux qu'il partage avec nous, et qui invalident ses prescriptions scandaleuses (par exemple, que le simple fait d'être un humain donne droit d'être traité avec respect) . Ou bien, il sera aussi possible de lui faire admettre certains faits qui eux aussi, rendent les prescriptions morales non défendables, pour des raisons non morales, mais simplement d'efficacité instrumentale (par exemple, si on peut montrer que les prétendus complots juifs reposent sur de faux documents, la prescription qu'il faut éliminer les juifs ne tient plus, même en tenant pour acceptable la prémisse morale selon laquelle il faut éliminer tous les complotistes).  
Ce dernier point mériterait une discussion plus longue, qui viendra dans un prochain post. Pour l'instant, je dois me contenter de cette conclusion plus modeste : si les discussions ne sont jamais purement externes, alors la contradiction logique a toujours un rôle en morale. Elle cesserait de jouer son rôle si nous vivons dans un monde "à la Weber", où de grands systèmes moraux en concurrence se livrent une guerre sans avoir la moindre proposition morale commune. Ceci me paraît insensé, mais il reste à le montrer. Je pense quand même que peu de gens seraient prêts à admettre qu'ils ne partagent même pas une règle morale commune avec les autres communautés ou groupes culturels.

lundi 11 janvier 2016

Ethique protestante et capital humain

Je voudrais ici, de manière très peu respectueuse des deux références qui ont inspiré ce post (à savoir Weber pour son œuvre sur l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, et Gary Becker pour sa théorie du capital humain), tenter de construire une position éthique qui me semble cohérente. Je laisse le lecteur juge de sa crédibilité intrinsèque. Qu'il y voit d'abord un jeu. Avant d'y arriver, il me faut donner quelques éléments au sujet des notions de capital, production, consommation, investissement. 

D'abord, je définis le capital comme l'ensemble des moyens permettant de produire des biens ou des services échangeables sur un marché, mais aussi l'ensemble des moyens qui permettent d'acheter ces mêmes biens ou services sur ce marché. J'emploie ce terme au sens étroit. Une usine, de l'argent, des employés constituent un capital, puisqu'ils sont les moyens pour produire des biens manufacturés. Des connaissances, une belle voix, etc. sont aussi un capital, puisqu'ils sont des moyens pour produire des services éducatifs qui sont vendus sur le marché. Moyennant l'argent, ce sont ces mêmes choses qui nous permettent d'obtenir de nouveaux biens. 
Je précise que ce mot est utilisé au sens étroit car toutes les choses qui ne sont pas susceptibles d'être mises sur le marché, ou qui ne servent pas à produire des biens sur le marché, ne sont pas du capital. Par exemple, contrairement à l'expression de Bourdieu, le "capital social" n'est pas toujours un capital, car avoir des amis n'a souvent aucune conséquence marchande. De même, avoir un bon "capital culturel", une bonne culture générale, n'apporte souvent aucun bénéfice économique. Cependant, et c'est l'idée juste de Gary Becker, il arrive aussi que des actions à première vue non marchandes aient des conséquences marchandes : en vivant en couple, on réduit ses charges fixes, en ayant des amis, on s'ouvre de nouveaux débouchés économiques, en prenant des cours de chant, on se met à vendre des disques, etc. de sorte que Gary Becker donne un poids aux idées de Bourdieu sur les différents types de capitaux. Il faut cependant préciser que tous les biens et compétences ne sont pas forcément des capitaux. Et plus fondamentalement, alors que Bourdieu associe chaque capital à un champ spécifique (par exemple, le capital culturel "paye" à l'école, ou à la limite dans les milieux sociaux cultivés, mais n'a pas cours dans le champ social des ouvriers), Becker montre que tout capital, quel que soit sa nature, peut être investi dans l'unique marché économique. Autant pour Bourdieu le capital culturel produit des diplômes et le capital social produit des amis haut placés, autant pour Becker, le capital culturel ou social produit de la richesse économique à plus ou moins long terme. Un diplôme rapporte un bon salaire, des amis font des transferts monétaires sous forme de cadeaux, de services, etc. 
J'ai dit qu'il ne suffisait pas d'avoir des biens ou des compétences pour avoir un capital. C'est que le capital peut être utilisé de deux façons. Il peut être productif, ou improductif. Le capital est productif s'il est utilisé au service de la production d'un bien sur le marché. Dans ce cas, le capital garde sa nature de capital, et change juste de forme, ce changement de forme étant un moyen d'augmenter sa quantité. Par exemple, un individu a un million d'euros. Il achète un magasin, des marchandises, une caissière, et arrive à lancer un commerce qu'il peut revendre ensuite cinq millions à un repreneur. C'est le capital productif. Il est donc productif parce qu'il produit quelque chose qui se vend, et qui retourne donc sous une forme monétaire (ou sous la forme d'autres biens, en cas de troc). Le capital improductif, lui, est à première vue le capital utilisé pour la consommation, qui n'est pas destinée à la production. Quand un individu utilise son capital pour acheter sa maison, des tableaux pour décorer, de la nourriture, son capital devient improductif. Il n'est pas vendu, mais juste utilisé. Ainsi, la différence entre capital productif et capital improductif recouvre grossièrement celle entre investissement et consommation.
On pourrait objecter que la consommation n'est pas toujours improductive. Quand un salarié mange et se repose chez lui, il reconstitue sa force de travail. Ceci revient donc à utiliser son capital (son salaire) pour conserver son propre capital humain, qui est générateur pour lui d'un nouveau capital sous forme de salaire le mois suivant. Marx dit que toute consommation est production, et c'est en effet une idée juste. Les individus qui consomment des marchandises reproduisent leur force de travail qui est un capital à investir dans une activité productive au sens ordinaire du terme. Donc, dépenser pour manger et se reposer est en réalité une dépense de production en même temps que de consommation.
Il faut apporter une précision. Le terme de consommation doit être réservé pour les seules dépenses qui ne permettent pas d'augmenter notre capital productif, et celui d'investissement pour toute dépense qui augmente notre capital productif. Un banquier qui achète un livre sur les fleurs d'altitude détruit son capital. Il consomme de manière improductive. S'il s'achète à manger, il préserve son capital. Il consomme de manière productive. S'il achète un livre sur les nouvelles normes comptables, il fait un investissement, qui lui permettra de mieux travailler, et peut-être de demander une augmentation ou une promotion. On peut donc distinguer, à la manière des comptables, les charges et les investissements. Les charges sont les dépenses permettant de remettre en marche les moyens de production. Les salaires sont des charges, et les salaires permettent justement aux salariés de retrouver l'énergie qu'ils ont dépensée au travail. Alors que l'investissement est la dépense qui vient après les charges, et qui permet à l'entreprise de s'étendre, de conquérir de nouveaux marchés. On peut ainsi décomposer les dépenses qui sont des charges, comme manger et dormir, et les dépenses d'investissement, comme se payer une formation, lire un livre, sortir se faire de nouvelles relations. Le renouvellement n'est pas la croissance. Quand Marx dit que la consommation est production, il mélange renouvellement et croissance. Je propose de les distinguer plus nettement.
Je résume : le capital peut être mobilisé de deux façons : l'investissement, ou la consommation. L'investissement est toujours productif, car il permet d'accroître le capital. La consommation a deux formes, une productive, qui permet le renouvellement du capital, et une improductive, qui ne sert à rien.

Passons maintenant à la dimension éthique. Les conséquences sont évidentes. L'éthique protestante exige de ne jamais faire de consommation improductive, donc de ne jamais rendre son capital improductif. Elle exige au contraire d'utiliser tout son capital pour investir. Quant à la consommation productive, elle est tolérée, pour la raison que nous humains avons besoin de manger. Mais cela n'a rien de méritoire, il ne s'agit que des nécessités humaines. L'éthique protestante est une éthique intransigeante et perfectionniste. Chaque action doit être passée au crible de ces questions :
- est-ce que cette action augmente mon capital humain?
- quel est le coût d'opportunité de cette action? C'est-à-dire y a-t-il une autre action qui aurait davantage augmenté mon capital humain que celle que je fais, et si oui, quelle est la différence entre les deux?
Plus le coût d'opportunité est faible, plus l'action est bonne. L'action qui est à préférer est celle dont le coût d'opportunité est nulle, donc celle qui apporte la plus grande quantité de capital. 
Noter que, dans cette théorie, le capital n'est pas toujours détruit dans la consommation, car il est parfois transformé en capital improductif. Celui qui achète des livres sur les fleurs transforme son capital productif en capital improductif. Mais il reste toujours possible de rendre ce capital à nouveau productif. Par exemple, si cet individu tente de revendre son livre d'occasion, son capital redevient productif. Ceci a une signification importante : investir, c'est souvent transformer du capital improductif en capital productif. L'investisseur est celui qui sait voir que certaines choses que l'on avait pas pensé à vendre peuvent en réalité trouver preneur. Il y avait ce livre qui prenait la poussière sur une étagère. C'était improductif. L'investisseur voit le capital productif et propose de faire quelque chose de ce livre. Mon exemple est simple, mais la conséquence est que n'importe quoi est potentiellement capital productif, à partir du moment où l'investisseur trouve une manière de le placer sur un marché. Le rapport avec le protestantisme est le suivant : dans un monde dont Dieu s'est retiré (les protestants ne croient pas aux miracles), pouvoir montrer que chacune des choses du monde a de la valeur, est productif, c'est rendre gloire à Dieu. Laisser des choses improductives, c'est dire que l'oeuvre de Dieu ne sert à rien. Rendre sa création productive, c'est dire que son oeuvre est utile. Être un investisseur, c'est être le porte-parole de Dieu chargé de montrer que tout ce qu'a fait Dieu est bon, est utile.
Or, que tout soit potentiellement productif signifie aussi que tout ce que nous faisons peut aussi être productif. Mais que, tant que nous n'avons pas d'idée claire pour savoir comment rendre les siestes, les soirées bière et le surf à Hawaï productifs, notre devoir est de consacrer notre temps à des activités permettant d'augmenter notre capital humain, par exemple se former, apprendre des choses intéressantes, chercher à nouer des relations humaines profitables. Si on avait le goût du jeu, on pourrait construire une grande métaphysique. La réalité serait, non pas matière ou esprit, mais capital. Le capital, souvent, est caché. Il est partout autour de nous et paraît pourtant absent. Mais en regardant bien, on finit par le découvrir et pouvoir l'utiliser. Bien l'utiliser, c'est le rendre visible, c'est faire voir le capital comme capital. Alors que d'autres le découvrent, mais l'utilisent mal. Au lieu de le rendre visible, ils le masquent, ils le rendent à nouveau invisible et inutilisable. L'éthique, c'est rendre le capital visible. Le sommet de l'éthique, c'est d'être soi-même capital, capital qui s'investit en soi pour s'augmenter.
Dernière chose: il est possible de détruire le capital. En tuant quelqu'un, en cassant un objet, en détruisant des billets, en faisant de grands efforts physiques ou intellectuels qui ne servent à rien. Même si, dans l'absolu, le capital peut toujours être redécouvert, il y a des limites pratiques. La mort et la destruction ne sont à peu près jamais productives. Seuls les médias arrivent à vendre des papiers et des documentaires sur les guerres ou sur des faits divers scabreux. Mais c'est exceptionnel. Enfin, il faut dire un mot sur le péché suprême de l'éthique protestante, c'est évidemment le suicide. C'est le seul acte absolument inutile, celui qui ne peut pas être productif. En se suicidant, on détruit le capital en soi, et on renonce à la possibilité de découvrir le capital dans les choses. Il n'y a aucun retour arrière. Le sacrifice pour les autres peut encore se discuter, mais le suicide solitaire est une perte absolue. 

samedi 31 octobre 2015

Que doit-on aux cadavres?

Il y a assez longtemps, j'avais soulevé la question du respect dû aux morts (Cadavres et objets d'art). La conclusion de l'époque était qu'il y a une morale à l'égard des choses, et pas seulement à l'égard des personnes, ce qui m'autorisait à rapprocher cadavres et œuvres d'art, comme des exemples d'objets devant être traités correctement. Pour être complet, j'aurais pu ajouter d'autres objets ayant une valeur symbolique, sans être des œuvres d'art, comme le drapeau de la nation, des pierres tombales, des symboles religieux, etc. 
Je voudrais ici reprendre cette discussion en la développant davantage, ce qui va m'amener à prendre mes distances avec ce que je soutenais à l'époque. Il me semble maintenant que j'étais un peu trop naïf en soutenant qu'il peut y avoir une morale à l'égard des choses.

Ayant eu à donner des cours à des étudiants infirmiers, j'ai été surpris de voir que leur notion de personne est assez éloignée de celle que la philosophie véhicule le plus souvent. Pour la philosophie, une personne est un être conscient, consciente d'elle-même, capable de délibérer, décider, s'imputer des actes, etc. Je ne dis pas que tous les philosophes sont d'accord avec Locke, mais que tous partagent une idée assez proche. Une personne est un agent suffisamment conscient pour agir de manière réfléchie, et suffisamment intelligente pour se représenter comment sont les choses. Cela a une conséquence, qui apparaît explicitement dans le texte de Locke (ESEH, II, 27) : La notion de personne est un sous-ensemble de la notion de vivant, qui est elle-même un sous-ensemble de la notion de chose. Donc, par définition, une personne est vivante. Pour Locke, une personne morte n'est pas une personne du tout. Je pense que tout le monde partage cette idée, au moins chez les philosophes. Il y a parfois des discussions au sujet des fœtus, pour savoir s'ils sont des personnes potentielles et pour savoir si ce genre de concept a un sens, mais aucun philosophe ne parle des cadavres comme étant des personnes, assorties d'une modalité quelconque.
Or, il ressort justement de mes discussions avec les infirmiers qu'il y a pour eux une continuité stupéfiante de la personne, avant et après la mort. Pour eux, c'est la même personne qui peut se trouver dans deux statuts, vivant ou mort. Autant pour un philosophe personne morte est une contradiction dans les termes, autant pour un infirmier, une personne peut être vivante ou morte. D'un point de vue pratique (et psychologique), cela se comprend assez bien : quand une personne alitée passe progressivement de la vie inconsciente à la mort, la transition est douce, et il semble qu'il faille traiter de la même manière la personne vivante alitée et la personne morte. Pourtant, bien qu'on puisse comprendre que la ressemblance des apparences pousse les infirmiers à ne pas marquer la différence entre vivant et mort, on est bien obligé de rappeler les évidences qui vont suivre.

Le problème direct et évident concernant le respect des morts vient du fait que toutes les théories morales reposent d'une façon ou d'une autre sur le devoir de prendre en compte les intérêts d'autrui. J'ai proposé tout récemment cette lecture en termes d'intérêts pour la morale kantienne. Je n'y reviens pas. En deux mots, une action est moralement correcte si et seulement si la maxime de l'action peut être rendue publique et les autres tenir cette maxime pour acceptable. Et si les autres trouvent cette maxime acceptable, c'est justement parce qu'elle traite leurs intérêts à égalité avec celle de l'agent. Il me semble que la lecture en termes d'intérêts s'applique assez naturellement à l'utilitarisme aussi. L'utilitarisme est une doctrine qui soutient que l'action moralement correcte est celle qui maximise la satisfaction des intérêts de tous les individus, en accordant à tous ces intérêts une égale prétention à la satisfaction (l'immoralité consistant à faire passer ses propres intérêts avant ceux des autres, ou bien à agir de sorte que des intérêts soient lésés). Habituellement, on parle aussi de l'éthique des vertus comme de la troisième théorie morale. J'aurais beaucoup plus de mal à réduire cette approche à celles des intérêts. Cependant, cette théorie est aussi bien trop abstraite pour pouvoir s'appliquer de manière intéressante au problème des morts. Car dire que la morale consiste à être vertueux est une chose, mais l'éthique des vertus ne donne pas de critère permettant d'identifier une action comme morale, ni de critère permettant de découvrir les vertus. Je vais donc la laisser de côté. 
Agir moralement est donc tenir les intérêts d'autrui pour d'égale importance aux siens. Mais cela signifie que l'on n'a aucun devoir à l'égard des morts, car les morts, évidemment, n'ont aucun intérêt. Ils ne vivent plus donc ils n'ont pas des intérêts liés à leur survie. Ils n'ont plus non plus de souci relatif à ce que l'on dit d'eux, puisqu'ils ne peuvent plus entendre ce qu'on dit. Etc. Toutes les notions morales classiques : respect du consentement d'autrui, liberté, égalité de traitement, bienveillance, etc. ne marchent plus à l'égard des morts. N'étant ni agent ni patient, mais juste de la chair humaine, il n'y a plus de considération morale qui s'applique à eux. Donc, le respect des morts ne peut pas être le respect pour les intérêts du mort. Il faut trouver autre chose.
La solution la plus évidente marche assez souvent, mais pas toujours. Elle consiste à soutenir que respecter les morts n'est pas dans l'intérêt des morts, mais dans l'intérêt de la famille des morts. En effet, massacrer ou ridiculiser un cadavre, ce serait assez directement insulter, humilier la famille du mort, et on peut évidemment admettre qu'il soit immoral d'humilier des personnes. Cependant, pour un libéral, il n'est pas non plus totalement évident qu'humilier soit moralement interdit. En effet, un libéral affirme que seule la nuisance à autrui doit être interdite, or, ce genre d'humiliation n'est pas exactement une nuisance à autrui. Massacrer un cadavre attriste sa famille, mais ne nuit pas aux intérêts de cette famille. Or, attrister des personnes est un droit, du moins pour un libéral. D'ailleurs, Ruwen Ogien, qui défend habituellement ce genre d'idées, ne s'est à ma connaissance jamais prononcé sur le sujet des cadavres, et il me semble évident que ce serait un sujet bien plus intéressant et sensible que celui des drapeaux, sur lesquels il s'est prononcé. Car dire qu'il n'y a rien d'immoral à brûler un drapeau même si cela choque les patriotes est une chose. Mais dire qu'il n'y a rien d'immoral à laminer un cadavre même si cela choque sa famille est déjà plus osé. On pourrait tenter de soutenir qu'enterrer un membre de sa famille est un droit. Néanmoins, l'enterrement n'est pas conditionné au bon état du cadavre. On peut enterrer un mort en mauvais état, ou même enterrer quelqu'un avec un cercueil vide. Et dernière chose, il arrive aussi que les cadavres n'aient pas de famille. Peut-on alors les massacrer à sa guise? Cela nous gêne à peu près autant que de massacrer un cadavre qui a une famille. C'est donc que le fait de respecter les cadavres n'est pas lié aux intérêts de la famille, puisque le bon état du corps n'est pas dans l'intérêt de la famille, et il semble qu'on est tenu de respecter les cadavres même s'ils n'ont pas de famille.
Un second argument consiste à parler des devoirs envers soi-même, plutôt qu'envers les autres. Cet argument est globalement acceptable, mais là encore, pas complètement. Il consiste à soutenir qu'on ne doit pas massacrer les morts parce que cela nous rend insensibles et cruels à l'égard des vivants et de leur souffrance. En effet, entre massacrer un mort et massacrer un vivant, il semble y avoir une frontière assez poreuse, et s'habituer à massacrer un mort rend cette frontière encore plus poreuse. Pour éviter cette pente savonneuse, on interdit donc de toucher aux morts. De cette façon, les gens ne prennent pas de mauvaise habitude et ne deviennent pas insensibles. C'est juste, mais il y a des professions qui touchent et découpent des corps, et qui pourtant ne suscitent pas la moindre réprobation morale. Prenons le cas des médecins légistes. Ils peuvent très bien découper les morts au scalpel, voire même les défigurer totalement, sans que nous trouvions que ce soit immoral. Cela provoque probablement du dégoût, mais un dégoût qui est esthétique et non moral. C'est pourquoi on voit souvent, dans les films, des personnes vomir de dégoût en voyant manipuler un cadavre, sans que cela soit associé à de la réprobation morale. Par contre, il y en aurait si le légiste joue avec le cadavre, au lieu de faire son travail avec un but précis. C'est quelque chose d'assez inexplicable. En effet, on dit parfois que la fin justifie les moyens : on fait quelque chose de mal, mais en vue de quelque chose de bien. Mais personne ne dirait que pour les légistes, la fin justifie les moyens. Ils ne font pas quelque chose de mal en vue d'un bien. C'est plutôt que ce qu'ils font n'est ni bien ni mal. Ils ne font que récolter des informations (ou autres) sur un cadavre. Il me semble qu'on n'y voit pas vraiment de problème moral, sauf si, et c'est ce qui est inexplicable, cela devient un jeu. Là encore, il me semble que l'explication par les devoirs envers soi-même n'est pas suffisante, parce qu'on ne reproche pas au médecin légiste de négliger un devoir envers soi-même. Il faut rechercher une meilleure explication. 

Je précise que je ne fais pas durer le suspens, mais que je fais part d'une certaine difficulté à trouver ce qui ne va pas dans la question du respect des morts. Je partage comme tous les membres de ma culture le sentiment que cela cloche de massacrer les morts, mais je pense avoir montré que les doctrines philosophiques ne sont pas à même d'expliquer pourquoi. On pourrait aussi se pencher sur l'anthropologie, mais on serait vite obligé d'avoir à discuter des croyances qu'on ne partage plus vraiment. Par exemple, si les morts nous surveillent encore, et peuvent nous punir en nous envoyant de mauvais sorts, on comprend qu'il faille prendre soin de leur corps et les enterrer dignement. Mais plus grand monde ne croit à la survie des âmes, et à peu près plus personne ne croit que les morts nous envoient des mauvais sorts. Il est possible que beaucoup de cultures aient adopté ce genre de croyances, et que nous ayons pris un certain pli psychologique, en traitant bien nos morts, de sorte que les croyances ont disparu aujourd'hui mais que ce pli psychologique perdure. 
D'autant plus que pas mal de clichés anthropologiques (il faudrait faire un long travail d'enquête pour savoir si ces clichés ont toujours cours, ce qui dépasse le cadre de ce post) associent l'enterrement des morts au passage à l'humanité. De sorte que ne plus manifester ce respect pour les morts revient à sortir de l'humanité pour retourner à l'animalité ou à la barbarie. On trouverait donc quelques points communs structurants toute société humaines : interdit de l'inceste, enterrement des morts. Le premier interdit permettrait à la société de se reproduire, donc de produire des vivants, alors que la seconde règle permettrait de fixer le rapports des vivants aux morts.
Je crois que cette explication est la plus satisfaisante, parce que nous avons le même type de prévention à l'égard de l'inceste qu'à l'égard du respect des morts. Nous sommes scandalisés par le massacre des cadavres de la même façon que par les relations entre pères et filles ou entre frères et sœurs. Dans les deux cas, nous sommes embarrassés de réduire cela à un dégoût seulement esthétique, mais nous ne savons pas non plus très bien comment justifier cela d'un point de vue moral. Je ne dit pas que mon argument est une preuve, mais il me semble qu'il est un bon indice que le respect des morts est seulement une longue pratique anthropologique, mais pas quelque chose qu'on puisse moralement justifier. On ne doit rien aux cadavres, on les respecte comme on respecte les règles de politesse y compris si elles ne servent à rien. 

jeudi 15 octobre 2015

Interprétation hétérodoxe de l'impératif catégorique

Je voudrais proposer ici une lecture de l'impératif catégorique kantien qui n'a certainement pas la prétention d'être une lecture acceptable pour l'historien de la philosophie. Par certains aspects, elle s'oppose même à la lettre du texte de Kant (je m'appuierai essentiellement sur les Fondements de la métaphysique des mœurs). En cela, cette lecture est hétérodoxe. Néanmoins, je voudrais la présenter quand même parce qu'elle a le mérite de rendre compréhensibles certains points de doctrines qui sont difficiles à comprendre si on les prend à la lettre, et de plus, elle me semble extrêmement simple à comprendre. Ainsi, sa valeur est de pouvoir éclaircir certaines thèses de Kant au lieu de se battre sans fin dans des querelles exégétiques. Par ailleurs, cette lecture me semble suffisamment acceptable pour être défendable en tant que conception morale à proprement parler. Il ne s'agit donc pas seulement d'une lecture d'un texte de Kant, mais de la construction d'une position en matière d'éthique normative. 

Je voudrais expliquer l'impératif catégorique kantien. Selon lui, cet impératif, qui est unique, a néanmoins trois formulations :
1) je dois agir de telle sorte que je puisse aussi vouloir que la maxime de mon action devienne une loi universelle.
2) je dois agir de telle sorte que je traite l'humanité aussi bien dans ma personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. 
3) je dois me considérer, au même titre que tout autre être raisonnable, comme volonté instituant une législation universelle (un règne des fins).
Ceci étant posé, je serai moins soucieux de la lettre du texte. Kant essaie de montrer que ces trois principes expriment de l'impératif catégorique respectivement la forme, le contenu, et la réunion des deux. Cela permet de montrer pourquoi il y a trois et seulement trois formulations, mais cette explication de Kant est loin d'être claire. Kant essaie de distinguer fins objectives et fins subjectives, et ceci aussi est loin d'être évident. Kant développe beaucoup le thème de l'autonomie de la volonté, thème aussi assez délicat. Je voudrais faire plus simple.

Pour ce faire, il me semble qu'il faut renoncer à un dualisme des volontés rationnelles et des intérêts empiriques, voire pathologiques. Contre l'usage que fait Kant du terme d'intérêt, qui le lie presque toujours à la partie de l'homme qui est déterminé par la nature, je voudrais utiliser ce terme au sens de quelque chose que l'agent reconnaît comme bon pour lui. Une personne a de multiples intérêts, qui correspondent aussi bien à ce que cette personne valorise à titre de moyen, que ce qu'elle valorise à titre de valeur intrinsèque, de fin. En un certain sens, ce choix est encore plus dualiste que Kant. Car il revient à soutenir qu'il n'y a rien de tel que des intérêts dans la nature. La nature est rempli de corps et de mouvements, mais pas d'intérêts. Un intérêt n'existe que si la raison (Kant dirait la volonté) tient quelque chose pour bon. Un intérêt est donc le résultat d'une évaluation, et n'est donc pas simplement une tendance naturelle.
Cette définition de l'intérêt par ce qu'un agent tient pour bon a une conséquence : seule une personne peut avoir des intérêts. L'ensemble des êtres vivants n'en a aucun. Un animal ou une plante n'a pas d'intérêt, faute d'avoir les capacités rationnelles lui permettant de se représenter un choix à faire, de justifier ce choix, de s'imputer des actions, etc. Il y a bien entendu des choses bonnes et mauvaises pour un animal, mais ces choses ne le sont que relativement à un point de vue choisi arbitrairement par l'homme. Nous trouvons évidemment que rester en vie n'est pas un intérêt totalement arbitraire,et donc, en un sens, il est admissible de tenir le fait de rester en vie pour un intérêt objectif de l'animal ou de la plante. Pourtant, cet intérêt-là n'a pas ce statut réflexif qu'un intérêt a chez une personne, qui est toujours capable de l'examiner et de le mettre en balance avec d'autres. Après tout, pour nous humains, il arrive parfois que notre intérêt pour notre vie soit confronté à d'autres intérêts, par exemple la justice, le bien-être de nos proches, etc. Il n'y a pas de raison qu'en droit, un animal ne puisse pas avoir un conflit semblable. Sauf que, faute de moyens intellectuels pour avoir ce genre de délibération, l'animal est condamné à n'avoir que les intérêts que nous humains voulons bien leur concéder, sur la base d'une observation (en gros : vivre pour les plantes et animaux, ne pas souffrir pour les animaux sensibles). 

Armé de ma notion d'intérêt, je souhaite maintenant expliquer le premier impératif kantien. Toute action humaine est motivé par un intérêt. Cet intérêt se retrouve dans l'intention de l'action : une action intentionnelle est une action réalisée dans le but de parvenir à satisfaire l'intérêt qui la suscite. Par exemple, mon intérêt est de rester en bonne santé. Je vais donc à la pharmacie acheter des médicaments pour me soigner. Ici l'intention de l'action d'aller à la pharmacie est le fait de se soigner. L'intention est donc reliée à l'intérêt qui est de rester en bonne santé. 
L'impératif exige d'agir de sorte que la maxime de mon action devienne une loi universelle. Il est incontestable que la maxime de mon action est l'intention de mon action. Kant ne se demande jamais ce qu'il se passerait si une action était universalisée (ce serait grotesque, car cela rendrait presque tout immoral). Il se demande ce qui se passerait si une action considérée selon une certaine intention était universalisée. Par exemple, l'action de mentir à son banquier avec l'intention de ne jamais rembourser le prêt qu'il va me consentir est-il moral? Non répond Kant, car l'universalisation de l'intention de tromper aboutirait à une situation paradoxale, dans laquelle il ne serait plus possible de tromper. En effet, si tout le monde avait l'intention de tromper, les banquiers ne prêteraient tout simplement pas, ce qui ferait disparaître toute occasion de mentir. 
Cet impératif peut être exprimé en termes d'intérêts. Ce qu'il prescrit, c'est de se demander si nous pourrions vouloir que nos intérêts soient publiquement observables, ou connus de tous. C'est ici le sens de l'universalité. En imaginant que tout le monde a les mêmes intérêts, on se représente une situation dans laquelle tout le monde connaît nos intérêts. Or, certains intérêts ne seraient jamais satisfaits s'ils étaient publics. Par exemple, obtenir de l'argent sans le rembourser est un intérêt qui ne supporte pas la publicité. Si autrui sait que j'ai cet intérêt, alors il ne me prêtera pas d'argent. De même, désirer manipuler quelqu'un par la persuasion, désirer le violenter pour avoir un rapport sexuel, désirer monter dans un bus sans avoir payer, sont tous des intérêts qui ne survivraient pas à leur publicité. Si mon interlocuteur sait que je veux le manipuler, cela ne marche plus. Si une personne sait que je veux la violer, elle va s'éloigner. Si le chauffeur de bus sait que je ne veux pas payer, il va appeler le contrôleur. Bref, l'universalisation kantienne signifie l'exigence de publicité des intérêts.
On voit d'ailleurs que la publicité des intérêts n'a un effet que parce qu'autrui a aussi ses propres intérêts. Mon interlocuteur veut croire seulement des choses qu'il a jugées lui-même ; la personne ne veut avoir des rapports sexuels que consentis ; et la compagnie de bus veut gagner de l'argent. Sans ces intérêts antagonistes, la loi morale n'aurait aucun sens. Voilà, il me semble, de quoi expliquer bien plus simplement que Kant pourquoi la morale se destinerait aux êtres raisonnables. Au lieu de chercher à tout prix pourquoi la raison aurait une valeur par elle-même, ou pourquoi une volonté bonne serait bonne, on peut simplement dire que la morale est seulement la règle qui permet de vérifier que mes intérêts n'empiètent pas sur les intérêts des autres. Et cette règle est donc très simple : supposant que mes intérêts sont accessibles à tous les autres, alors sont morales toutes les actions qui n'obligeraient pas les autres à changer de ligne de conduite pour éviter que je nuise à leurs intérêts. 

j'en viens maintenant au second énoncé de l'impératif catégorique, celui exigeant de traiter les humains comme des fins, et jamais seulement comme des moyens. Là encore, cet énoncé est profondément obscur. On comprend assez bien ce que signifie instrumentaliser autrui, mais l'idée de traiter une personne comme un but est à la limite du non-sens. Une personne n'est pas un but. Les seuls buts que nous pourrions avoir, c'est être ami avec une personne, avoir de l'argent, être de bonne humeur et en bonne santé, etc. Être ami avec quelqu'un est un but, mais ce quelqu'un n'est pas un but. Donc, il faut réexpliquer correctement cet impératif.
Là encore, c'est la notion d'intérêt qui permet d'en rendre compte. Traiter une personne comme un moyen, c'est tenir ses intérêts pour secondaires par rapports aux nôtres. C'est donc se permettre de sacrifier les intérêts des autres si cela peut bénéficier aux nôtres. Reprenons l'exemple du banquier à qui je mens pour avoir un prêt. Son intérêt est d'être remboursé. Le mien est de nuire à ses intérêts en vue de garder tout l'argent. Je hiérarchise donc ses intérêts et les miens, en tenant les siens pour inférieurs aux miens, ce qui justifie que je en lui rembourse pas l'argent qu'il m'a prêté. Instrumentaliser revient toujours à cela. Au contraire, tenir l'autre pour une fin, c'est tenir ses intérêts pour ayant même valeurs que les nôtres. Moi-même, ma propre existence et mon propre bien-être sont des fins pour moi, et c'est pourquoi mes intérêts sont absolus, et ne peuvent être sacrifiés pour quelque motif que ce soit. Or, être moral, c'est, selon Kant, estimer que la vie et le bien-être des autres est aussi une fin pour moi, donc que les intérêts des autres sont aussi absolus que les miens. Je ne peux donc pas sacrifier les intérêts des autres pour servir les intérêts de quiconque (aussi bien moi-même, que mes proches, ou la société). 
C'est probablement ici que l'on voit la différence radicale entre Kant et les approches utilitaristes. Pour Kant, un intérêt est toujours absolu, il ne peut pas être abandonné pour un motif quelconque, excepté, évidemment, si cet intérêt porte le projet de nuire à d'autres intérêts. La personne étant égale à toutes les autres, ses intérêts ne peuvent être sacrifiés au nom de ceux des autres. Voici donc mon explication de la dignité de la personne : avoir une dignité, c'est avoir des intérêts qu'on ne peut pas sacrifier au nom de la satisfaction d'autres intérêts, aussi beaux et nobles qu'ils puissent être. Seul le consentement d'une personne permettrait d'aller contre ses intérêts, justement parce que ce consentement signifie que la personne abandonne un (ou plusieurs) de ses intérêts. En acceptant, par exemple, de mourir pour sauver deux autres personnes, celui qui le fait admet que son intérêt n'est dorénavant pas de rester en vie, mais que les deux autres personnes survivent. La personne peut donc très bien adopter des intérêts altruistes, et renoncer à ses intérêts égoïstes. Mais il n'est jamais possible de sacrifier les intérêts d'une personne. Au contraire, pour l'utilitarisme, c'est la valeur en termes de bien-être qui compte, et non pas le respect des intérêts. Une société ou un individu peut donc très bien aller contre les intérêts de quelqu'un parce que cela augmenterait la somme totale de bien-être. L'utilitarisme refuse totalement l'idée de dignité des personnes : le respect des intérêts n'a aucune valeur morale particulière. C'est d'ailleurs aussi pour cette raison que l'utilitarisme est infiniment plus éloigné du libéralisme que Kant. L'utilitarisme pourrait réaliser le bonheur collectif en forçant les gens. Alors que pour Kant, il est tout simplement incompatible avec l'idée que les personnes sont des fins en soi que l'on puisse les forcer. 

Il reste maintenant à examiner la dernière formulation de l'impératif catégorique. Celle-ci énonce que nous devons nous considérer comme législateur d'un règne des fins. Cela signifie que nous sommes moraux si nous représentons nos intérêts comme entièrement compatibles avec ceux des autres, et donc que nous agissons au sein d'un monde dans lequel les actions et intérêts des autres ne sont jamais antagonistes avec les nôtres. Le règne des fins est une sorte d'utopie, une représentation d'un paradis moral. Tant que je me vois comme égoïste, je me vois nécessairement comme en conflit avec les autres, parce que je dois bien admettre que les autres seront aussi égoïstes et que nos intérêts seront inévitablement antagonistes. Alors que si je suis parfaitement moral, je souhaite que mes intérêts et mes actions puissent être totalement compatibles avec ceux des autres. Ils peuvent le devenir si ces intérêts sont parfaitement publics, et que ceux des autres le sont aussi. 
Bien sûr, cela ne signifie pas que tout dans le monde soit rose, parfait, sans douleur, sans tension. Il restera des pauvres, des amoureux éconduits, des grands malades, etc. Simplement, cela signifie que la manière dont se passent les choses est entièrement compatible avec les intérêts de chacun. Je peux bien me ruiner dans des entreprises hasardeuses, mais cela se sera passé sans que je fraude, ni que mes clients tentent de ne pas me payer. Je peux bien avoir une vie amoureuse frustrée, mais cela se sera passé sans que je me livre à des activités adultères ou autres. Je peux bien avoir perdu mes procès, mes parties de football, mais cela se sera passé selon des règles dont je reconnais la validité. Bref, la vie peut encore être affreuse dans le règne des fins, mais elle est entièrement morale, c'est-à-dire que les intérêts de tous sont absolument respectés. Il faut juste comprendre qu'un intérêt respecté n'est pas un intérêt satisfait. Quand je fais une excellente affaire en achetant à très bas prix une maison, je respecte les intérêts de l'ancien propriétaire, bien que je ne satisfasse pas ses intérêts, qui seraient de vendre cher. Dans le règne des fins, on peut encore être plumé, mais pas volé!


Je résume : l'impératif kantien exige le respect inconditionnel des intérêts des autres personnes. La formulation la plus directe se trouve dans la seconde formulation, qui énonce qu'il faut tenir les intérêts des autres pour des fins absolues, et non des choses que l'on pourrait sacrifier pour satisfaire nos propres intérêts. La première formulation, elle, ne donne pas le contenu de l'impératif mais plutôt un moyen de le mettre en oeuvre, un critère. Ce critère est la publicité des intérêts. En supposant que tout le monde connaît nos intérêts, on peut vérifier que notre action est morale. Si les autres changeaient leur comportement suite à la découverte de nos motifs, c'est que nous agissons immoralement, et que nous les instrumentalisons. Si au contraire les autres pouvaient continuer à agir comme ils le font, c'est que nous respectons leurs intérêts. Enfin, la troisième formulation est bien comme le dit Kant, une réunion de la première et de la seconde formulation : elle est la représentation d'une situation dans laquelle les intérêts de chacun sont à la fois publics, et parfaitement respectueux des intérêts de tous les autres. Elle est un idéal, non pas chargé directement de guider l'action, mais de montrer vers quoi tend l'action morale. 

mercredi 7 octobre 2015

Y a-t-il vraiment des choses qu'on ne saurait acheter?

Le livre de Michael Sandel, Ce que l'argent ne saurait acheter, est rempli d'anecdotes sur le processus de marchandisation de tous les aspects de l'existence. Il raconte très bien comment on change la signification de l'amour, de l'attente dans une file d'attente, de la lecture scolaire, de l'émission de produits polluants, du combat militaire, si on transforme ces actions en choses que l'on peut acheter ou vendre, donc en marchandises. Au lieu d'avoir une valeur intrinsèque, ou d'être des maux intrinsèques, nous en faisons des marchandises à gérer comme les autres, dont la fonction est de remplir des besoins précis ou bien de nous enrichir. 
Cependant, le livre reste décevant quand il cherche à expliquer ce qui ne va pas dans la marchandisation. Autant on peut admettre que les gens modifient leur comportement quand on créé un marché pour un bien qui jusque là était hors marché, autant on ne voit pas pourquoi la création d'un tel marché devrait être moralement condamné, ni pourquoi certains biens pourraient être tenus pour des marchandises, alors que d'autres ne le pourraient pas. Sandel dit : certains biens sont corrompus par leur marchandisation. Soit, mais pourquoi faudrait-il le regretter? Je créé un site de covoiturage qui met en relation conducteurs et passagers. Je marchandise les relations humaines, qui ne l'étaient pas avant cela. Mais il ne semble pas y avoir là quelque chose de choquant, donc il ne suffit pas de marchandiser pour faire quelque chose de mal. Et il n'est pas non plus très facile de délimiter les biens qui peuvent être corrompus et ceux qui ne le peuvent pas, ce qui laisse penser que nos jugements sont plutôt des réactions affectives ou esthétiques que des jugements fondés sur des principes pouvant faire l'objet d'une discussion et d'un accord. Il suffit de rappeler que, sur de nombreux sujets, on trouve à peu près autant de personnes qui ne voient pas de problème à la marchandisation que de personnes qui y voient un problème. Cela montre que la délimitation n'est pas facile, et n'est pas consensuelle. 
je voudrais dans cet article non pas donner le critère décisif qui manque à Sandel et qui lui permettrait de manière indiscutable de déterminer ce qui est marchandisable et ce qui ne l'est pas, ni donner l'argument ultime pour montrer ce qu'il y a d'immoral à marchandiser certaines choses. Au contraire, je voudrais montrer qu'il est très loin d'être évident que la marchandisation soit si horrible que cela. Bref, nous avons une réaction de dégoût, mais elle n'a pas de fondement solide. 


En économie, on donne généralement trois fonctions à l'argent : unité de mesure, moyen d'échange, et réserve de valeur. Je laisse la troisième de côté et vais m'appuyer sur les deux premières.
L'argent est d'abord unité de mesure. Cette unité permet d'établir la commune mesure de tous les biens pouvant s'échanger sur un marché. C'est grâce à cette unité que l'on peut comparer des biens qui autrement ne pourraient jamais l'être, comme une maison et une baguette de pain, puisqu'il est évident que, dans un marché reposant sur le troc, jamais personne n'échangera de maison contre des baguettes de pain, parce que cela ferait un tel nombre de baguettes qu'elles sécherait trop vite par rapport à notre capacité de les manger, et qu'aucun maçon ne pourra rencontrer de boulanger pouvant produire des centaines de milliers de baguettes en un temps restreint. Pourtant, grâce à l'unité de mesure, on peut dire très précisément combien de baguettes de pain vaut une maison. 
Pour que cette unité de mesure soit applicable, il faut cependant que les marchandises s'y prêtent. Il faut qu'elles soient échangeables de fait contre certaines choses, ce qui permet de les faire rentrer sur le marché, et par le jeu des multiples rapprochements, on finit par tout ramener à une mesure commune. Par exemple, une maison s'échange contre trois voitures, une voiture s'échange contre dix canapés, etc. jusqu'à arriver aux baguettes de pain. Ainsi, même si en fait personne n'a jamais échangé de maison contre des baguettes, on peut en droit les échanger. Par conséquent, si certains biens ne sont en fait jamais échangés contre d'autres biens, alors il n'est pas possible de fixer leur valeur au moyen de cette unité de mesure. Par exemple, prenons une médaille d'or aux Jeux Olympiques. Aucun sportif n'a jamais voulu l'échanger contre quoi que ce soit (je pense...). Par conséquent, il n'est pas possible de déterminer sa valeur. Ce bien est incommensurable, et pour cette raison, n'est pas une marchandise.
Or, qu'un bien soit incommensurable à tous les autres, voilà un premier argument pour refuser la marchandisation. On voit ici que ce n'est pas l'argent lui-même qui nous dérange, mais le fait qu'on ne distingue pas des biens qui sont qualitativement différents. Pour relier ceci à une querelle philosophique célèbre, on pourrait parler de Stuart Mill reprochant à Bentham de ne retenir que les quantités de plaisir, alors que Mill prétend qu'il faut aussi tenir compte des qualités de plaisir. Un plaisir de qualité supérieure, c'est justement un plaisir incommensurable à ceux de qualité inférieure. Pour Mill, la vertu, le savoir, l'amour, sont des biens que personne ne devrait échanger contre des biens de qualité inférieure, fussent-ils nombreux. Alors que pour Bentham, en effet, le bilboquet vaut bien la poésie, à quantité de plaisir égal. Bentham serait donc partisan de la commensurabilité de tous les biens. Il ne verrait aucun problème à comparer l'amitié et les jeux vidéos, la prostitution et l'amour, le savoir et l'ivrognerie. 
Il me semble que ces discussions ne peuvent pas être réglées par un appel aux intuitions. J'imagine qu'à peu près personne n'abandonnerait ses amis en échange d'un millier d'euros. Mais Bentham dirait juste que les amis valent simplement quelques millions d'euros. Soit. Mais il faut bien dire que ce genre d'estimation est assez suspecte. Elle semble faite plus ou moins au hasard, ou à la louche. Il n'est donc pas certain que le nombre énorme que nous donnons ne soit pas plutôt une manière de dire que l'amitié vaut une somme de fait illimitée. 
A défaut d'intuition très claire, je n'irai pas beaucoup plus loin. Je veux simplement dire que l'incommensurabilité ne doit quand même pas être trop vite proclamée. On peut vouloir rendre le vote, l'amour, les valeurs morales, l'humanité, etc. incommensurables à tous les biens. Mais ce serait assez malhonnête, car nous arrivons très souvent à arbitrer entre différents choix de vie, ce qui montre bien que nous sommes capables de mettre en comparaison, donc d'établir une unité de mesure commune. Il n'est pas difficile à un commerçant ouvert le dimanche de savoir s'il doit fermer un jour pour aller voter, ou si la perte économique est trop élevée pour aller voter. De même, bien des couples mettent en balance leur amour et les aspects financiers avantageux de rester sous le même toit. C'est un arbitrage entre l'amour et l'argent. On pourrait encore trouver de nombreux cas. L'incommensurabilité est donc au fond assez limitée, si toutefois elle existe. Elle n'existerait que s'il existe de véritables cas dans lesquels les gens ne seraient jamais prêts à céder, quelle que soit l'offre qui leur est faite. Je soupçonne que cela n'arrive jamais, non pas parce que les hommes sont méchants et vendraient leur mère s'il le faut, mais simplement parce que la commensurabilité généralisée n'a rien de si affreux moralement. 
En résumé, nous avons bien une unité de mesure commune de tous les biens, parce que la prise de décision l'exige. On a tendance à négliger ceci, alors que c'est essentiel : pour décider, il faut évaluer, et évaluer c'est mesurer, or mesurer implique une unité de mesure commune. Donc, pas de décision sans unité de mesure commune. Bentham a raison contre Mill. Si le savoir et la sagesse étaient vraiment incommensurables, nous serions sidérés et paralysés par eux, et nous ne pourrions même pas leur assigner une place raisonnable dans nos vies, au milieu d'autres activités moins nobles  et pourtant nécessaires comme manger ou faire du commerce. 

Le second point relatif à la marchandisation concerne celui de l'argent comme monnaie d'échange. L'argent est un moyen permettant d'obtenir des biens. Et certains de ces biens peuvent être obtenus autrement que par l'argent. Or, pour les opposants à la marchandisation, parmi les biens qu'on peut obtenir autrement, il y en a qu'on doit obtenir autrement. Par exemple, on peut se constituer une culture littéraire par notre goût pour la lecture, on peut obtenir du plaisir sexuel en étant beau, courtois, amusant ou séducteur, on peut obtenir un diplôme par un effort de travail, on peut visiter une exposition de peinture en prenant son mal en patience dans la file d'attente. Or, grâce à l'argent, on peut pousser les enfants à lire, on peut payer une prostituée, on peut s'acheter un diplôme d'une université en mal d'argent, et on peut acheter un billet coupe-fil. Sandel et bien d'autres trouvent que cela fausse le rapport à ces activités, cela en change le sens. Pour Sandel, ces biens ne sont pas des biens qu'on peut prendre isolément de la manière dont on les a obtenus. La manière de les obtenir est constitutif de la valeur de ces choses. Voici donc l'argument central des anti-marchandisation, qui, à la différence de celui que j'expose dans ma section précédente, est intrinsèquement lié à l'argent (l'argent étant le moyen d'échange typique, alors que l'existence d'une unité de mesure ne nécessite pas d'argent). C'est l'argument de la corruption. En séparant les biens eux-mêmes de la manière normale de les obtenir, on corrompt ces biens. 
Il me semble que cet argument n'a pas de précédent historique évident. On trouve souvent l'affirmation, dans les propos philosophiques populaires, que le chemin a plus de valeur que le but. Si c'était vrai, cela n'aurait en effet pas d'intérêt d'acheter ces biens dont tout l'intérêt est justement dans leur recherche, et pas dans leur obtention. Mais bien entendu, un proverbe n'est pas un argument, et il se pourrait que ce proverbe soit simplement faux. Par ailleurs, le proverbe n'a pas de dimension morale marquée, alors que l'argument sur la marchandisation est moral. Quand on reproche à la prostitution de corrompre les relations amoureuses, on ne dit certainement pas que c'est dommage d'acheter du sexe parce que les jeux de séduction qui précèdent sont ce qui est meilleur. On dit plutôt qu'il est simplement immoral ou scandaleux d'acheter ce type de choses. 
Il faut donc distinguer deux types de cas : ceux dans lesquels le but est indissociable de l'activité elle-même, et ceux dans lesquels le but est dissociable. Par exemple, le but dans un jeu est de gagner ses adversaires. Mais personnes ne voudrait gagner sans jouer, cela n'aurait même pas de sens. Quand on fait une partie de football, on joue exactement autant pour jouer que pour gagner. On ne peut pas vouloir gagner sans jouer. Par contre, il y a beaucoup d'activités dont le but est séparable. Le sexe en est une. On peut trouver les phases d'approche et de séduction palpitantes, mais on peut aussi directement passer à l'étape de la relation sexuelle. Il n'y a aucune impossibilité conceptuelle à coucher sans avoir séduit, alors qu'il y a une impossibilité à gagner sans jouer. Dans toutes les activités où le but est séparable de l'activité, le but est par définition meilleur que l'activité, sans quoi on ne se livrerait pas à elle, ou du moins on ne s'y livrerait pas avec l'intention de réaliser ce but. Quand on séduit pour coucher, c'est bien parce que coucher a plus de valeur que séduire, sinon, on ne séduirait que par pur plaisir de séduire, sans rien attendre de plus. Et si coucher a plus de valeur, alors il ne semble pas être inapproprié (morale mise à part, pour l'instant) de payer pour coucher. Séduire n'étant qu'un moyen, il est mis en équivalence avec les autres moyens. On peut alors prendre le plus efficace. Si c'est l'argent, il paraît rationnel de payer. 
Les autres exemples de Sandel peuvent être examinés de la même manière. Partout où Sandel prétend qu'on corrompt des biens, on peut montrer qu'on ne corrompt rien du tout, mais seulement qu'on tient le but pour supérieur au moyen de l'obtenir, et que, pour cette raison, nous utilisons l'argent comme un moyen parmi d'autres. Sandel pourrait soutenir que certains bien sont indissociables de leur activité, mais il serait facile de répondre que le simple fait qu'il soit possible de marchandiser ces biens montre qu'ils sont séparables de l'activité permettant de les obtenir. Il me semble qu'il ne reste qu'un seul argument disponible : certaines activités, bien que n'étant pas recherchées pour elles-mêmes, et tenues pour moins bonnes que les biens qu'elles visent, ont cependant des effets collatéraux tenus pour bons. Et ces effets ne peuvent pas être obtenus autrement. Par exemple, la séduction est une tâche pénible, alors que le sexe est plaisant, mais par les jeux de séduction, les individus tissent des liens sociaux, enrichissent leur culture, alors que la marchandisation du sexe ne permettrait pas de tels liens sociaux ni le moindre développement culturel. C'est évidemment vrai. On a écrit des millions de romans sur l'amour, mais les histoires sur les prostituées sont bien moins nombreuses et plus pauvres, stéréotypées. Il faudrait donc lutter pour défendre toutes les activités civilisatrices même si elles sont un peu désagréables, et combattre toutes les activités qui fragilisent les liens sociaux, même si elles permettent une amélioration du bien-être global. 
Malheureusement, cet argument est loin d'être convaincant. D'une part il ne marche pas toujours : le billet coupe-fil n'est pas un fossoyeur de la culture. Ensuite, on ne voit pas pourquoi le développement culturel serait un motif d'interdire aux gens de faire ce qu'ils veulent et qui ne nuit pas à autrui. Surtout, Freud a particulièrement insisté là dessus dans Malaise dans la culture, il arrive assez fréquemment que le développement culturel se fasse au prix d'un renoncement individuel aux désirs. Autant donc ne pas trop abonder dans ce sens : chaque fois que nous pensons pouvoir accorder des libertés sans menacer gravement notre culture, autant le faire. Inutile de tyranniser les autres si nous n'avons pas de raison impérieuse de le faire. Or, on peut trouver notre monde laid et vulgaire, mais difficilement prétendre qu'il serait au bord du gouffre!

J'en conclus que les arguments de Sandel contre la marchandisation ne marchent pas. Je ne vois pas d'obstacle contre l'idée que tout pourrait être acheté ou vendu. Le seul argument qui me semble marcher est relatif à aux inégalités économiques. Plus la société est marchandisée, plus les inégalités économiques sont douloureuses. S'il faut payer pour tout, ceux qui sont pauvres auront encore plus de mal à obtenir ce dont ils ont besoin. Cet argument est valide, mais ce n'est qu'un argument conséquentialiste, qui ne s'oppose pas directement à l'idée de marchandisation.