samedi 7 janvier 2012

Le sage est éternel

Pour commencer cette nouvelle année, il sera question du bonheur et de la mort, autrement dit de la sagesse. 

La sagesse populaire nous recommande de vivre comme si nous devions mourir demain. Prise à la légère, cette maxime est ou bien ridicule, ou bien dangereuse, ou bien les deux à la fois. Car si quelqu'un savait qu'il vivait son dernier jour, il y a de bonnes chances pour qu'il change sa conduite, qu'il abandonne son travail, sa maison, ses occupations quotidiennes, et organise une fête géante dans lequel il mangerait, boirait et ferait l'amour jusqu'au moment ultime. Donc, si la maxime disait qu'il faut vivre chaque jour comme le dernier, et que l'on entende par là qu'il faut organiser des fêtes géantes tous les jours, la maxime serait ridicule et dangereuse.
La bonne compréhension de la maxime est plutôt la suivante : si, compte tenu de la manière dont tu as passé cette journée, et de la manière dont tu as passé ta vie jusqu'à aujourd'hui, tu accepterais sans regret de mourir demain, alors tu est un homme heureux. Autrement dit, si tu pouvais accepter de mourir à cet instant sans être écrasé par le regret, alors tu es un homme heureux.
Bref, la maxime populaire n'est certainement pas une maxime dédiée à nous faire changer de comportement à court terme. Bien au contraire, celui qui changerait de comportement après l'avoir entendue ne ferait que montrer qu'il n'est pas heureux, et que sa vie est un échec. En effet, celui qui sent le besoin de faire une fête géante avant de mourir est nécessairement quelqu'un dont la vie n'a pas été assez plaisante, et qui cherche donc à compenser son malheur par une fête ultime. Par contre, celui qui pourrait dire, après avoir écouté cette maxime, que lui n'a rien à changer dans sa vie, qu'il vit en ce moment exactement comme il le veut, que sa mort prochaine ne changerait rien à sa manière de vivre, celui là est un homme heureux. Bien sûr, même cet homme heureux ferait une fête s'il savait la date exacte de sa mort, mais il ne la ferait pas pour compenser la dureté du reste de sa vie, mais simplement pour ponctuer son existence, un peu comme on célèbre une naissance, un anniversaire, ou un enterrement. La fête serait le point final d'une vie réussie, et non la revanche ultime prise contre la vie.


La maxime populaire rejoint donc les sagesses philosophiques, qui, comme chez Épicure (Lettre à Ménécée), affirment que "le sage ne fait pas fi de la vie, et il n'a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n'estime pas non plus qu'il y ait le moindre mal à ne plus vivre".
Il y a pourtant quelque chose de très dérangeant dans de telles sagesses. Car si le sage est un homme heureux, qui a tout ce qu'il lui faut, comment ne pourrait-il pas voir comme un mal le fait de perdre tout ce qu'il a, le fait que le bonheur finisse par cesser? Si le bonheur est un bien, alors la mort, qui nous prive du bonheur, doit être un mal, et il n'est pas possible de ne pas chercher à fuir le mal. Donc il paraît impossible que le sage soit indifférent à la mort. S'il est heureux, il semble qu'il doive tout faire pour éviter la mort, et peut-être même s'en inquiéter un peu. Car un peu de souci envers la mort vaut largement le bonheur que l'on tire à rester en vie. Épicure le dit lui-même : tout mal n'est pas à éviter, quand un mal est la condition d'un plus grand bien. Rester  en vie semble clairement un bien plus grand que le léger souci que nous pouvons avoir de la mort.
Ces arguments ont l'air convaincants, mais ne le sont pas, et c'est bien Épicure qui a raison, pour deux raisons qui se rejoignent. La première est que, s'il fallait en permanence se soucier de notre mort, jamais notre bonheur ne serait parfait; il serait peut-être plus durable que celui qui ne se soucie pas de la mort, mais il ne serait pas parfait. D'ailleurs, ne pas se soucier de la mort consiste surtout à éviter les inquiétudes lointaines et globalisantes, mais n'empêche pas de prendre ponctuellement ses médicaments, ou d'éviter les voitures qui roulent dans notre direction. Le deuxième est que, c'est le point capital, très difficile à admettre, le bonheur n'a que faire de la durée. Épicure l'admet, en disant que "ce n'est pas toujours la plus longue durée qu'on veut recueillir, mais la plus agréable". Mais Épicure ne va pas assez loin, en laissant penser, par cette phrase, qu'il y a une sorte de comparaison, de mise en balance de la quantité et de la qualité du bonheur. Épicure est hédoniste, et pour cette raison, il n'a pas tort. Le plaisir se mesure autant par sa durée et son intensité. Donc, une très longue durée peut compenser une faible intensité, et une grande intensité peut compenser une faible durée. Mais c'est justement l'erreur d’Épicure d'avoir identifié le plaisir et le bonheur.

Je veux donc non pas soutenir que le bonheur intense compense sa brièveté, mais plus radicalement que le bonheur complet devient absolument indifférent à la durée. Le bonheur complet, qui n'a rien d'un cas limite, d'un infini (un plaisir d'intensité infinie...) est simplement le fait que notre vie est réussie, que nous sommes exactement ce que nous voulons être. Le plaisir est le signe que notre vie est réussie, mais certainement pas le but de notre vie. Le plaisir est encore ce qui nous pousse à persévérer dans cette vie, mais pas ce qui est visé. Attention donc de ne pas confondre la boussole et le pôle nord. 
Donc, pour le redire, quiconque a réussi sa vie n'a plus de regret de mourir. Il pourrait mourir à n'importe quel moment, parce qu'il n'a plus rien à faire, qui lui manquerait. Ayant déjà tout ce qu'il veut, il ne désire rien, et ne peut donc rien regretter de ne pas avoir. Bien sûr, s'il peut continuer à vivre, il le fera avec plaisir, justement parce que le plaisir de vivre bien le pousse à vivre davantage. Ayant atteint son but, il profite de son état final, mais sait que le temps qu'il passera dans cet état est indifférent. Le but était de réussir sa vie, mourir pendant le parcours aurait été terrible, et doit donc susciter de l'inquiétude. Tant que l'homme vit dans le temps, avec un avant et un après, un point de départ et un point d'arrivée, la mort paraît effrayante. Mais dès qu'il est hors du temps, que sa vie est réussie et que chaque jour ne consiste qu'à confirmer à nouveau cette réussite, la mort devient indifférente.

Le sage vit comme s'il était éternel. La mort lui est indifférente.

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