Dans le Gorgias, Platon soutient l'idée que la justice est à l'âme ce que le médecine est au corps. Le médecin prévient l'apparition des maladies, et les guérit si elles arrivent, afin que le corps reste en bonne santé. De même, la justice prévient l'apparition de l'immoralité, et la punit si elle se manifeste. La justice est donc la médecine de l'âme et l'immoralité, une maladie.
Chez Platon, ce rapprochement a surtout valeur de paradigme : la médecine est vue comme un modèle nous permettant de comprendre facilement ce qu'est la justice. La médecine est d'ailleurs un modèle récurrent dans la philosophie platonicienne. Je voudrais montrer qu'elle est bien plus que cela, et que leur proximité n'est pas seulement analogique, elle est réelle. Et plus précisément, je voudrais montrer que notre justice, et notre morale, sont profondément imprégnées d'une conception médicale de leur action. Cette conception médicale n'est pas la seule possible, car il existe une conception proprement morale de l'action de la justice et de la morale. Autrement dit, cet article sera essentiellement critique : pointer une invasion injustifiée des médecins dans le champ de la morale. J'ajouterai que l'on assiste à une invasion réciproque de la médecine par la morale.
Tout d'abord, il convient de présenter les concepts de chacun de deux domaines, et de montrer leurs articulations. La médecine traite aussi bien le corps que l'âme. Elle se divise alors, très schématiquement, entre la médecine stricto sensu, et la psychiatrie. Le médecin généraliste traite les maux du corps, lorsqu'ils sont communs et faciles à soigner, et les spécialistes prennent le relais, lorsque ces maux sont plus difficiles à soigner. Quant au psychiatre, c'est lui qui s'occupe de tous les patients qui sont atteints d'une forme ou d'une autre de folie. Je ne souhaite pas entrer dans une discussion sur les causes de ces folies, qui pourraient bien être organiques. Car l'essentiel est que le registre des symptômes soit sur deux niveaux : un niveau physique, et un niveau psychologique, ou comportemental (j'appelle comportement un mouvement physique doué d'un sens qu'on pourrait dire social, ou culturel. Se prendre pour Napoléon est qualitativement différent d'éternuer toutes les cinq minutes).
Ensuite, la médecine a besoin des notions de normal et de pathologique. Que ces notions soient davantage objectives (le médecin serait alors le meilleur juge de ceux qui sont malades, car il adopte un point de vue extérieur, selon des critères communs) ou subjectives (le malade serait alors seul juge de sa maladie, la jugeant à l'aune de ses difficultés d'adaptation à son milieu de vie) est un sujet de discussion capital, sur lequel on reviendra plus tard. On peut, sans commettre d'affront vis-à-vis du célèbre travail de Canguilhem, répondre que la médecine est une technique avant même d'être une science, et que c'est le malade qui fait appel à cette technique. Le malade sollicite le médecin, qui se fait payer en retour. C'est donc le malade qui a l'initiative de la démarche, et garde donc une souveraineté sur le jugement final. Si le malade va mal, alors il est malade, même si les médecins ne parviennent vraiment pas à trouver ce qu'il a (souvent, c'est la psychologie qui sert de dernière explication, lorsqu'aucune cause physique n'est découverte, pour un malaise). Je veux dire que les médecins ne soignent pas les patients malgré eux, et si ces patients ne souffrent pas, sauf s'ils sont en mesure de leur expliquer qu'une maladie va se compliquer, et finir par leur nuire (on peut penser au sida, qu'il faut traiter avant que les symptômes n'apparaissent, si l'on veut garder la vie). Il faut encore ajouter que cette distinction entre normal et pathologique signifie que certains traits physiques ou psychologiques sont vus comme acceptables, alors que d'autres sont vivement combattus par les malades et les médecins à leur service.
Passons maintenant à la morale (ou à la justice, c'est indifférent ici). Elle ne s'applique qu'à des actions, c'est-à-dire à des comportements dont l'individu est responsable. Ceci exclut donc d'une part tous les gestes purement mécaniques, tels que le fonctionnement des organes internes, les gestes réflexes, etc.; et d'autres part tout ce que j'ai appelé des comportements, mais non volontaires. Parmi ceux-ci, on trouve certaines réactions instinctives à des situations (un mouvement brusque pour se protéger d'un danger imminent, une réaction violente à une attaque physique, etc.), on trouve aussi certains gestes contraints (le banquier qui ouvre le coffre de la banque parce que le braqueur le menace avec une arme, etc.). En bref, les mouvements se distinguent en actifs et passifs, entre spontanés et subis, et la morale ne vaut que pour les cas où un mouvement actif est à l'origine d'un évènement.
Ensuite, la morale a des notions de bien et de mal. Le bien est ce qui doit être fait, le mal est ce qui doit être évité. Ces deux notions ne fonctionnent qu'avec celle de responsabilité. En effet, être responsable signifie être libre, être à l'initiative de son action. Or, pour que les notions de bien et de mal aient un sens, il faut que les individus puissent les consulter, sans pour autant être déterminés par elles. Les personnes ne sont pas mis en mouvement par les mots, qui auraient une sorte de causalité symbolique, de la même manière que les pierres sont mises en mouvement par le choc avec d'autres pierres, ou avec une pioche. Autrement dit, les discours moraux informent, mais ne poussent pas à l'action, à la différence d'une menace, qui bénéficie d'un pouvoir causal de contrainte, en vertu de son lien avec la douleur que l'on peut infliger en mettant sa menace à exécution, ou d'un dressage par un jeu de récompenses et punitions.
Concernant les jugements moraux, on peut dire qu'ils viennent à peu près autant des personnes extérieures que de l'individu qui a commis l'acte. Toutefois, il est très courant que, au sujet d'un acte donné, il y ait désaccord entre l'individu et les personnes extérieures. L'individu va souvent juger que son action est normale, tolérable, ou même justifiée, alors que son entourage considère qu'il ne l'est pas. Ce désaccord n'est pas quelque chose d'accidentel, mais d'essentiel. En effet, une bonne part des actes immoraux peut être analysée en termes de préférence injustifiée pour l'intérêt individuel plutôt que pour l'intérêt général. Ce sont donc les autres qui prennent le parti des intérêts collectifs, l'individu, lui, défendant ses intérêts. La littérature morale, surtout d'inspiration déontologique (Kant) a tendance à laisser penser que le bien et le mal sont faciles à reconnaître, et que l'individu sait toujours quand il agit bien ou mal (cette idée n'est pas conceptuellement articulée à la philosophie pratique de Kant, on pourrait ne pas y adhérer, mais c'est quand même une affirmation que l'on trouve au début des Fondements de la métaphysique des mœurs, et qui donne un certain "parfum" a l'ensemble de sa philosophie). Sauf, que, dans les cas pratiques, nous voyons bien que les individus agissent souvent de bonne foi, tout en faisant le mal. On mène des guerres en pensant apporter le bonheur aux autres, on dévoile des vérités douloureuses en pensant rendre service aux autres, on créé des interdictions pour des actes qui n'ont que pour seul effet de choquer les "bonnes mœurs".
* * *
Après avoir tracé schématiquement le modèle conceptuel de la justice et de la morale, j'en viens à leur confrontation.
A première approche, on peut être frappé par les ressemblances. Le normal et le pathologique correspondent au bien et au mal. On cherche à éviter les maladies, comme on cherche à limiter les mauvaises actions. La médecine met en œuvre des techniques pour combattre la maladie, la justice est constituée d'un ensemble d'institutions pour combattre les mauvaises actions. Les deux ont un versant curatif (les médicaments; les peines) et un versant préventif (les bonnes pratiques alimentaires, des vêtements adaptés à la saison, un mode de vie sain, etc.; l'éducation, les leçons de morale, etc.).
Cependant, la ressemblance ne va pas plus loin, et il faut au contraire insister sur deux différences cruciales : 1) la responsabilité de l'agent 2) Le jugement d'autrui et de soi-même.
Premièrement, en matière morale, l'individu est toujours tenu pour responsable. Je ne dis pas que tous les individus sont responsables, bien sûr, ni qu'ils le sont tout le temps, je dis seulement que la morale ne s'applique qu'aux actes dont nous sommes responsables. C'est la responsabilité qui justifie le blâme ou l'éloge, la punition ou la récompense. Il y a un rapport conceptuel entre imputabilité et jugement. On ne peut juger (et rétribuer) des actes que s'ils sont imputables à un agent. Il est très important, d'ailleurs, que la rétribution puisse n'être que symbolique, ce qui est un signe supplémentaire de la liberté. Car si la rétribution était un bien utile, elle pourrait être vue comme une forme de dressage plutôt que de jugement moral ou judiciaire.
Au contraire, en médecine, la responsabilité ne doit jamais être une notion centrale. Il n'y a ni récompense ni punition à distribuer, mais juste à informer le patient des effets que peut avoir telle ou telle action. Un médecin ne dirait jamais "ne buvez pas d'alcool", mais "si vous buvez de l'alcool, vous subirez tel ou tel effet sur votre santé", et c'est au patient seulement de juger ce qu'il est prêt à supporter, ce qui est bien et mal pour lui. De même, le médecin ne fait pas l'histoire du patient pour savoir s'il faut l'accuser ou le disculper, mais pour savoir la nature de ce dont il souffre, et comment lui apporter une aide efficace. En bref, le médecin est un technicien au service du patient, et ce technicien n'a pas à se poser de questions morales, juste apporter le soutien demandé.
En revenant au domaine de la morale, on peut ajouter ceci : personne ne peut se dispenser d'imputer une action à un agent, si celui-ci en est bien responsable. Ne pas le faire serait une action à valeur morale, une mauvaise action. Car cela revient à disculper une mauvaise personne, ou bien à ne pas louer une bonne personne. C'est un point décisif, car nous avons aujourd'hui tendance à psychologiser des problèmes moraux. L'exemple le plus spectaculaire est celui du dénommé trouble oppositionnel avec provocation. Ce trouble est soigné, en principe, par quelques séances de thérapie cognitive et comportementale. Peu importe ici l'efficacité de ces techniques. L'essentiel réside dans l'erreur conceptuelle consistant à confondre le fait d'être rebelle et mal éduqué avec le fait de souffrir d'un trouble psychologique. Dit très grossièrement, l'enfant rebelle mérite "une bonne paire de claques", et pas un suivi psychologique. Un grand nombre de notions psychologiques fonctionnent ainsi, en déresponsabilisant, et en pathologisant, certains actes. Qu'on pense à la dyslexie, qui est un trouble, et non pas un effet de la paresse ou de la bêtise. Qu'on pense encore à la dépression, qui est une pathologie et non pas un manque de volonté et d'énergie. En bref, la psychologie dé-moralise la vie humaine, en fait une série de phénomènes objectifs que l'on produit ou empêche.
J'en viens maintenant au second point, qui va révéler pourquoi mes remarques précédentes me semblent très importantes. En effet, en médecine, le jugement vient surtout de la personne qui est victime de maladie, et le médecin se met à son service. C'est ce que je souhaite dire, en insistant sur le fait que le médecin est un technicien, et pas un juge. Le médecin a même pour principe de ne jamais commettre d'intervention qui irait directement contre le bien-être de son patient (par exemple, lui injecter des substances nocives, lui couper des membres, etc.). Par contre, en morale, le jugement, et la sanction prononcée, ne sont pas de manière évidente dans l'intérêt de la personne punie. Cela peut se discuter pour le long terme (ce n'est pas évident), mais à court terme, la punition ou le blâme sont des nuisances, et non pas quelque chose qui rend service à la personne. Il paraît même assez évident qu'à long terme, un voleur ou un tueur n'ont pas grand chose à gagner des punitions. Seuls les autres, qui souhaitent vivre, et garder leurs biens, y gagnent quelque chose. Le jugement vient donc toujours des autres. La morale n'est pas une technique au service de celui qui la reçoit. Et même, la morale n'est pas une technique du tout. Elle est un discours, pas un outil.
Cela signifie que, lorsque l'on mélange médecine et morale, on commet une double confusion. Le médecin se met à défendre, non plus les intérêts de la personne qu'il soigne, mais les intérêts de tous les autres. Si un médecin utilise son art pour castrer chimiquement un pédophile, il rend peut-être service à la société, mais certainement pas au pédophile lui-même. Il perd alors le sens de son métier, celui de soigner, pour en prendre un autre, celui d'adjuvant du policier. Ce glissement est tentant. Ce n'est pas parce que l'on est médecin que l'on doit renoncer à son désir d'améliorer la société. On peut même être tenté d'utiliser ses talents de médecin pour l'améliorer. Mais ce jeu est dangereux, et traître, car le médecin jouit de son image de neutralité, alors même qu'il a en fait renoncé à cette neutralité et s'est engagé moralement ou politiquement. La seconde confusion est inverse. J'en ai déjà parlé, elle consiste à retirer la responsabilité des personnes, ce qui peut évidemment souvent leur faire du bien, et même, parfois, être justifié (je pense notamment à toutes les mères d'enfants autistes, que l'on a culpabilisé, alors qu'il semble aujourd'hui que l'autisme soit d'abord un problème physiologique). Mais cela n'est pas toujours le cas, et il faudrait au contraire culpabiliser les personnes (je pense aux directeurs de ressources humaines dans des entreprises soumettant leurs employés à une pression intolérable, et déléguant aux psychologues la fonction de rendre les employés capables de supporter cela). Autrement dit, il faut défendre les intérêts de tous, pas de ceux auxquels s'applique la règle morale ou la décision de justice. Dire que les autres sont malades, là où nous sommes tous simplement coupables de leur avoir nui, est une vieille technique. On voit pourquoi cette confusion est inverse de la première : elle consiste à renoncer à son engagement moral et politique et à se donner une apparence de neutralité dans un domaine qui ne devrait pas le permettre. Pour soi, c'est plus agréable, mais c'est immoral.
Cela signifie que, lorsque l'on mélange médecine et morale, on commet une double confusion. Le médecin se met à défendre, non plus les intérêts de la personne qu'il soigne, mais les intérêts de tous les autres. Si un médecin utilise son art pour castrer chimiquement un pédophile, il rend peut-être service à la société, mais certainement pas au pédophile lui-même. Il perd alors le sens de son métier, celui de soigner, pour en prendre un autre, celui d'adjuvant du policier. Ce glissement est tentant. Ce n'est pas parce que l'on est médecin que l'on doit renoncer à son désir d'améliorer la société. On peut même être tenté d'utiliser ses talents de médecin pour l'améliorer. Mais ce jeu est dangereux, et traître, car le médecin jouit de son image de neutralité, alors même qu'il a en fait renoncé à cette neutralité et s'est engagé moralement ou politiquement. La seconde confusion est inverse. J'en ai déjà parlé, elle consiste à retirer la responsabilité des personnes, ce qui peut évidemment souvent leur faire du bien, et même, parfois, être justifié (je pense notamment à toutes les mères d'enfants autistes, que l'on a culpabilisé, alors qu'il semble aujourd'hui que l'autisme soit d'abord un problème physiologique). Mais cela n'est pas toujours le cas, et il faudrait au contraire culpabiliser les personnes (je pense aux directeurs de ressources humaines dans des entreprises soumettant leurs employés à une pression intolérable, et déléguant aux psychologues la fonction de rendre les employés capables de supporter cela). Autrement dit, il faut défendre les intérêts de tous, pas de ceux auxquels s'applique la règle morale ou la décision de justice. Dire que les autres sont malades, là où nous sommes tous simplement coupables de leur avoir nui, est une vieille technique. On voit pourquoi cette confusion est inverse de la première : elle consiste à renoncer à son engagement moral et politique et à se donner une apparence de neutralité dans un domaine qui ne devrait pas le permettre. Pour soi, c'est plus agréable, mais c'est immoral.
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