Le thème du relativisme étant très présent dans l’œuvre de Putnam, je me concentrerai principalement sur son dernier texte évoquant ce sujet, à savoir L'éthique sans l'ontologie, pour deux raisons : d'une part parce que ce texte revient sur ses positions passées, et les fait évoluer, et d'autre part parce qu'il est assez proche des positions que j'ai moi-même défendues dans deux posts récents (Le relativisme est indicible ; Nouvelle perspective sur le relativisme). Cependant, Putnam soutient en apparence des thèses diamétralement opposées aux miennes, la seconde conférence du livre étant intitulée "Une défense de la relativité conceptuelle". Et celle-ci contient un argument très semblable au mien, que Putnam tente de réfuter pour défendre son relativisme. Il me semble donc intéressant de revenir sur ce sujet, car tout est très confus : je prétends critiquer le relativisme alors que Putnam le défend, mais nous utilisons à peu près les mêmes arguments. Que penser de tout cela?
Je souhaite d'abord résumer de manière détaillée la conférence de Putnam :
Putnam oppose une ontologie standard (celle de Carnap), qui n'admet que des objets empiriques, et une ontologie incluant les sommes méréologiques, ces objets conceptualisés par le logicien polonais Lesniewski. En deux mots, une somme méréologique est l'objet spatial constitué par le regroupement de plusieurs objets empiriques, ou plusieurs parties d'eux, regroupement qui peut se faire de manière totalement arbitraire, et n'a pas à obéir à des principes qui nous sont familiers, comme la contiguïté. Ainsi, on peut constituer une somme méréologique du nez de Putnam et de la tour Eiffel, qui est l'emplacement spatial occupé par ces deux objets. On peut faire remarquer que, à la différence d'un ensemble, une somme méréologique n'est pas un objet abstrait, mais est bien un objet réel, occupant une place dans le temps et l'espace, même si cet objet ne nous est pas du tout familier.
Dans le langage standard, il n'existe pas de somme méréologique. Alors que dans le langage du logicien polonais, il existe des sommes méréologiques. Il y a donc une contradiction, et une situation typique du relativisme, puisque, selon le langage que l'on adopte, il est soit vrai soit faux qu'il y ait des sommes méréologiques. Une relativiste dira typiquement qu'il n'y a aucun sens à se demander s'il existe en soi de tels objets. La question n'a aucun sens, prise en soi. Elle n'a de sens que relativement au langage que l'on adopte. Or, c'est bien la thèse que Putnam adopte. Pour lui, se poser la question de l'existence absolue des sommes méréologiques est sot, idiot. Ce n'est qu'une affaire de convention. On peut admettre cette convention, ou la rejeter, selon nos besoins. Mais cette convention n'est ni vraie ni fausse.
Putnam soulève alors une objection importante contre son propre discours. Il n'y a de sens à admettre la relativité conceptuelle que si les ontologies de Carnap et celles de Lesniewski sont réellement contradictoires. Ils doivent employer le mot "exister" dans le même sens, pour qu'il soit paradoxal de soutenir à la fois qu'il existe des sommes méréologiques, et qu'il n'en existe pas. Or, c'est loin d'être évident. Il semble au contraire que les deux logiciens utilisent le mot "exister" dans un sens différent, de sorte que leur désaccord est illusoire. Ce n'est pas qu'ils se contredisent, c'est plutôt qu'ils n'arrivent pas à parler la même langue. Cet argument est celui que je soulevais dans mon article sur le caractère indicible du relativisme.
La réponse de Putnam est assez curieuse. Il commence par opposer deux conceptions de la sémantique. La première approche est la sémantique vériconditionnelle classique, qu'il emprunte à Davidson. La seconde est la sémantique pragmatiste de Wittgenstein, pour qui la signification est (en gros) l'usage. De manière injustifiée (mais facile à expliquer), Putnam retient la sémantique de Wittgenstein, et rejette celle de Davidson. Il peut alors en conclure qu'il y a en effet une différence d'usage entre Carnap et Lesniewski. Mais cette différence n'a pas besoin d'être expliquée par un désaccord sur l'ontologie. La différence d'usage n'a pas d'impact sur cette question ontologique.
Putnam en tire la conclusion suivante : Lesniewski a introduit dans le langage courant un "langage optionnel", qui est un sous-langage dont les locuteurs n'ont pas besoin pour parler normalement, mais qu'ils peuvent ajouter s'ils en voient l'utilité. Autrement dit, la notion de somme méréologique est une extension du langage ordinaire, qui en augmente les possibilités d'expression. Putnam insiste à nouveau sur le caractère conventionnel du choix de ce langage optionnel. Et il ajoute, toujours sur un ton relativiste, qu'admettre un tel langage optionnel n'implique pas d'admettre que les sommes méréologiques existent.
Ce passage marque un infléchissement assez net, me semble-t-il. En effet, Putnam dit lui-même qu'il faut distinguer le relativisme conceptuel, la thèse selon lequel on peut avoir des systèmes conceptuels incompatibles et ayant chacun la prétention de décrire les mêmes phénomènes, et le pluralisme conceptuel, la thèse selon lequel on peut avoir de multiples systèmes conceptuels ayant chacun la prétention de décrire les mêmes phénomènes, sans que ces phénomènes soient incompatibles. Putnam reprend un exemple devenu célèbre, présenté dans Représentation et réalité : les chaises, les tables, etc. peuvent être décrites ou bien comme des meubles, ou bien comme des assemblages de particules atomiques. Ces explications ne sont pas incompatibles, elles s'enrichissent plutôt qu'elles ne se contredisent. Ainsi, contrairement à ce que pensait alors Putnam, il s'agit là d'un cas de pluralisme conceptuel, et non pas d'un cas de relativisme conceptuel.
Putnam conclut de ceci qu'il serait absurde qu'un unique langage, avec une unique théorie, puisse prétendre seul décrire le monde. Il y a de multiples langages qui sont tous capables de le faire. De même, contre Davidson, il est faux que l'on puisse traduire une langue dans une autre en trouvant toujours en elle des ressources préexistantes. En traduisant, on importe de nouveaux termes dans la langue, donc on étend la langue, on la transforme. Il y a pluralisme puisque chaque invention conceptuelle change la langue.
J'en viens maintenant à la critique :
Un point important qui est implicite dans le propos
de Putnam, et qui mériterait d'être mieux mis en avant, est la
différence entre une langue et une théorie. Une langue n'est
certainement pas une théorie. Ce n'est pas parce que le français
contient les mots sorcière, possession, diable, exorcisme, fantôme,
etc. que les Français croient à ce genre de choses. Il n'y a rien
de bien difficile à comprendre : on peut très bien utiliser
correctement le mot sorcière, tout en niant que les sorcières
existent. Il en est de même pour les sommes méréologiques. On peut
les inclure dans la langue française, en maîtriser correctement
l'usage, tout en trouvant que les sommes méréologiques n'existent
pas.
Par contre, on voit mal ce qui justifie
l'affirmation de Putnam selon laquelle il serait idiot ou absurde de
se prononcer sur l'existence des sommes méréologiques. Putnam
semble complètement aveugle à un registre de questionnement tout à
fait légitime (et dont il reconnaît lui-même la légitimité dans
les conférences suivantes). Le premier questionnement est d'ordre
strictement empirique. Ayant admis dans notre langue la notion de
somme méréologique, on peut enquêter dans le monde et découvrir
tel ou tel objet qui est, ou n'est pas, une somme méréologique. Ce
niveau de questionnement est bien pris en compte par Putnam. Mais il
oublie un second niveau. Ce second type de questionnement est
conceptuel : compte tenu de la manière dont nous concevons les
choses, peut-on de manière sensée, cohérente, utile, fertile,
faire place à un tel concept ? Certes, ce n'est pas une
question de vérité au sens rigoureux du terme (au sens où une
enquête empirique nous montre ce qui est vrai ou faux). Mais c'est
pourtant une question qui se pose. Sachant que nos concepts d'objets
empiriques sont construits en respectant des règles de contiguïté
spatiale, d'unité fonctionnelle, a-t-on le moindre intérêt à
ajouter au concept d'objet le concept de somme méréologique? A
quelle nécessité théorique ce concept répond-il? Quel type
d'enquête empirique autorise-t-il?
Or, de telles considérations suffisent à se
prononcer sur l'existence des sommes méréologiques. Dire qu'elles
n'existent pas, c'est, après avoir importé cette notion
dans notre langue, et trouver qu'elle était inutile ou
redondante. Cette notion autorise la création illimitée de
nouveaux objets, sans la moindre contrainte, ce qui affaiblit son
intérêt. Le réel se caractérisant justement par son côté
contraignant, indépendant de nos esprits, alors nous avons là un
indice très fort que les sommes méréologiques n'existent pas. De
plus, comment « accrocher » aux sommes méréologiques la
moindre de nos connaissances scientifiques ? Ces objets sont
sans frottement, sans énergie, sans vie, sans rien de tout ce que
nous pouvons dire sur les choses. Bref, les sommes méréologiques
apparaissent comme une pure création intellectuelle, qui ne
contient rien de plus que ce que nous y avons mis par postulation.
Voilà ce que signifie de dire qu'elles n'existent pas. Nous voyons
au contraire que notre notion ordinaire d'objet est fonctionnelle,
nous permet d'acquérir de nouvelles connaissances, et n'est que
rarement prise dans des contradictions avec les connaissances
scientifiques (quelques exceptions néanmoins : la mécanique
quantique, où la spatialité des objets semble perdue, et la
classification des espèces, où certains animaux et certains
végétaux remettent en cause notre notion courante de
l'individualité).
Qu'on me comprenne bien. Je ne prétends pas avoir
définitivement clos le débat sur les sommes méréologiques avec
ces quelques lignes. Mais j'ai voulu montrer que ce débat, qu'on
appelle métaphysique, est parfaitement légitime. Or, c'est
justement cela que Putnam conteste. Pour soutenir sa doctrine
relativiste, il interdit arbitrairement toute montée en généralité,
qui permettrait de discuter des intérêts comparés des objets
ordinaires et des sommes méréologiques. S'il s'agit seulement de
dire que la métaphysique ne peut pas donner de connaissances vraies,
scientifiques, alors tout le monde sera d'accord avec lui. Il est
évident qu'il ne saurait y avoir d'enquête pour découvrir des
objets ordinaires ou des sommes méréologiques. Par contre, il est
hors de question d'abandonner l'argumentation philosophique normale,
qui nous permet de discuter la valeur de nos conventions, et qui,
justement, nous permet de ne pas tomber dans l'arbitraire, le
relativisme.
D'ailleurs, Putnam donne dans cette conférence les
outils conceptuels pour faire place à la métaphysique. Quand il
distingue le relativisme conceptuel et le pluralisme conceptuel, il
admet que les concepts que l'on ajoute à la langue peuvent se
révéler, après examen, contradictoires avec d'autres que l'on
admettait déjà. Comme je l'ai dit par ailleurs, et comme Putnam
semble l'admettre implicitement, la langue est ouverte et peut
accepter n'importe quoi. La langue n'interdit ni les redondances, ni
les contradictions. Par contre, le travail philosophique ne doit pas
être abandonné (ce que laisse, paradoxalement, penser
l'argumentation de Putnam). Car celui-ci est capable de montrer que
des concepts sont contradictoires, inutiles, ou même franchement
ridicules (ce que sont, à mon sens, les sommes méréologiques). La philosophie se situe sur un plan théorique qui n'est pas celui du vocabulaire. Ce
que Putnam appelle relativisme, c'est le pluralisme qui autorise
l'ajout de concept, associé au travail philosophique qui a montré
que ce concept en contredit d'autres. Il n'y a donc aucune raison de
s'arrêter en si bon chemin. Il suffit de continuer le travail
philosophique, pour aboutir à l'élimination de la contradiction, en
faisant le choix de sacrifier le concept bancal.Et on élimine en même temps le relativisme.
Bien entendu, cette élimination n'est pas la
disparition du mot dans la langue. Le mot étant là, il y reste. Par
contre, nous pourrons dire, sans être aussi stupide que le prétend
Putnam, que les sommes méréologiques n'existent pas. Putnam a pris dans sa conférence l'exemple des points (emprunté à Kant), qu'on peut voir comme des limites, ou comme des
individus. Mais je propose un exemple bien plus simple. Jusqu'à
l'invention de la psychiatrie, on pensait que les individus pouvaient
être possédés par des esprits, ou par le diable. Ce vocabulaire de
l'exorcisme, de la possession, etc. restera définitivement dans
notre langue. Pourtant, nous pouvons dire que la possession n'existe
pas. Car nous comprenons que le vocabulaire psychiatrique (névrose,
psychose, lésion cérébrale, schizophrénie, etc.) n'est pas
compatible avec celui de la possession. Putnam serait obligé de
soutenir qu'il y a relativité conceptuelle. Mais c'est absurde. Il y
a bien pluralisme, au sens où tout le vocabulaire est juxtaposé
dans la langue. Par contre, dès lors que notre souci est théorique,
et non plus seulement lexicographique, autrement dit, dès lors que
nous mettons en évidence des contradictions entre thèses, nous
avons le devoir de résoudre ces contradictions. Et faisant cela, il
arrive que nous en tirions la conclusion qu'un pan entier de notre
vocabulaire nous amène à conclure des choses fausses ou absurdes.
Quelle conclusion tirer de cela ? Putnam cède
comme beaucoup d'autres à la mode actuelle du pluralisme et de la
tolérance, en affirmant qu'on peut admettre dans notre langue
n'importe quel concept, parce que ce choix est conventionnel. C'est
vrai, mais on ne peut pas en tirer, comme il le fait, des conclusions
relativistes. Ce qui est vrai, c'est que nous n'avons pas à chasser
des mots hors du dictionnaire. Cela serait ridicule, absurde. Par
contre, nous avons le devoir philosophique de nous apercevoir que les
explications formulées dans un vocabulaire peuvent contredire
d'autres explications formulées dans un autre vocabulaire, et il
nous faut alors trouver une solution. Parmi les solutions possibles,
dire que les sorcières ou les sommes méréologiques n'existent pas
est une voie naturelle et évidente.
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