Le thème de l'amour est devenu relativement courant dans la philosophie contemporaine, comme on peut le voir dans cette recension du livre de De Sousa, ici : http://www.laviedesidees.fr/Eloge-du-polyamour.html. Le livre défend l'idée qu'il serait bon de sortir du modèle monogame de l'amour, qui serait trop contraignant, trop moralisant, et adopter un polyamour qui est plus général que la polygamie, mais qui inclut aussi la polygamie (diachronique et synchronique). Pour des raisons qui paraîtront évidentes à la fin de l'article, je ne parlerai que de la polygamie diachronique. Je voudrais montrer que cette défense de la polygamie, qui est un point de vue moral de réaction à la morale sociale, manque l'essentiel, à savoir que la monogamie a une justification économique plutôt que morale. Pour ce faire, je vais reprendre de manière assez libre un argument qu'on trouve dans L'extension du domaine de la lutte de Houellebecq.
Tout d'abord, je précise que par économique, je ne fais pas référence à l'argent ou à la finance, mais plutôt à la recherche d'une maximisation de la satisfaction des intérêts individuels et collectifs. Ma thèse est que l'union monogame est celle qui permet de satisfaire au mieux les intérêts de chacun, alors que la polygamie revient à diminuer considérablement le bien-être global. Bien sûr, mon argument repose sur quelques présupposés et comparaisons de bien-être qui sont empiriques et que l'on peut contester dans l'absolu. Je supposerai qu'ils sont suffisamment consensuels pour être acceptés par tous.
Tout d'abord, posons quelques principes élémentaires :
- les individus tirent du plaisir à vivre en couple avec une autre personne. On admet pour les besoins de l'explication que toutes les personnes présentes cherchent à rencontrer quelqu'un. Cela ne signifie pas que tous les humains veulent vivre en couple, mais seulement que les personnes qui veulent rester célibataires ne seront pas mentionnées ici.
- les individus tirent davantage de plaisir à vivre avec une personne si celle-ci a des qualités qui suscitent le désir : beauté physique, intelligence, joie de vivre, élégance, etc. Ainsi, s'ils ont le choix entre plusieurs personnes, ils choisiront toujours celle qui a les qualités leur apportant le plus de plaisir. En bref, ils choisiront toujours la personne belle plutôt que la personne laide, la personne intelligente plutôt que la personne bête, etc. Ce principe revient juste à dire que les agents sont rationnels, et donc font les choix qui maximisent leur bien-être.
- Les personnes sont rationnelles, mais n'ont pas d'information parfaite. Ils ne peuvent donc pas savoir s'ils vont rencontrer quelqu'un qui leur convient, et quand. Les rencontres sont donc fortuites, mais les individus gardent une idée approximative des chances dont ils disposent (cette idée approximative leur permettant de faire un calcul pour déterminer la conduite à tenir).
- les qualités personnelles désirées sont, que la raison soit dans les lois de la biologie ou dans le conditionnement sociologique, souvent les mêmes, et elles le sont à tel point que l'on peut tenir les différences de goût pour négligeables. Là encore, on pourrait critiquer cela en disant que c'est évidemment faux, et que les goûts en matière amoureuse sont d'une variété immense. Je pense qu'il y a du vrai dans cette critique, mais dans certaines limites. Pour trouver une conciliation, on peut admettre qu'il existe différents champs des relations amoureuses, que chaque individu se trouve dans un champ et ne cherche des partenaires que dans son propre champ. Les autres champs ne l'intéressent pas du tout. Ainsi, à l'intérieur d'un champ, les qualités désirées sont à peu près les mêmes, alors qu'elles sont radicalement différentes dans les autres champs. On peut tenir ces champs pour des espaces sociologiques : les urbains privilégient les gens grands, minces, élancés, cultivés, les ruraux privilégient les gens spontanés, amusants, dynamiques, au beau corps, etc. Peu importe que tout cela soit un peu stéréotypé. L'essentiel est de comprendre que chacun a des goûts amoureux qui sont relativement bien définis et qui tombent dans une catégorie facilement identifiable, qui est partagée par de très nombreux individus.
En bref, je refuse les propos de Montaigne "parce que c'était lui, parce que c'était moi". L'amour ne porte pas sur une personne en particulier, mais sur des qualités que l'on valorise chez autrui. Cela ne veut pas dire que la personne ne finit pas par devenir plus importante que les qualités, avec le temps. Mais ce qui détermine les unions (à la différence de ce qui maintient les unions dans le temps) ne peut pas être la personne, dans la mesure où celle-ci n'est pas encore connue, et les deux individus n'ont pas encore de vie commune qui donnerait de la force à leur amour.
- la jeunesse est une qualité, qui est donc désirée par tous, et qui, évidemment, disparaît avec le temps. Cela implique que, plus une personne tarde à rencontrer quelqu'un, plus elle risque d'avoir du mal à le faire, ou bien risque d'avoir à se contenter d'une personne ayant moins de qualités. Au-delà d'une certaine différence d'âge, il est presque impossible que l'union se fasse, un jeune préférant toujours un autre jeune plutôt qu'une personne plus âgée, quelles que soient ses qualités par ailleurs.
J'en viens maintenant au déroulement des opérations :
- Imaginons que la formation des couples soit fixée de manière institutionnelle, lors du bal du dimanche. Tous les célibataires s'y retrouvent, s'y amusent, dansent avec les autres individus qui les attirent. Si deux individus s'apprécient, ils rentrent ensemble. Le bal a lieu tous les dimanches, de sorte qu'un célibataire qui resterait seul à l'issue d'un bal peut y retourner le dimanche suivant, etc. jusqu'à trouver quelqu'un.
- Le nombre de jeunes dans la ville peut être tenu pour infini, au sens où il arrive régulièrement de nouveaux jeunes dans les bals, ce qui signifie que le bal ne se vide pas au fur et à mesure que les couples se forment. On peut admettre qu'il arrive à peu près autant de jeunes que de personnes cessent d'aller au bal. Ainsi, le nombre de personnes présentes au bal est toujours à peu près constant.
Maintenant, on pourrait tracer deux scénarios possibles, un scénario monogame, et un scénario polygame.
1) le scénario monogame : chaque célibataire va au bal, et lorsqu'il rencontre quelqu'un qui lui convient et qui veut bien de lui, forme un couple avec elle et cesse définitivement d'aller au bal.
2) le scénario polygame : chaque célibataire va au bal, et lorsqu'il rencontre quelqu'un qui lui convient, passe une semaine délicieuse avec lui, et se sépare en fin de semaine et retourne au bal.
La question est alors de déterminer ce qui va se passer, et ce qui en résulte en termes de bien-être individuel et collectif.
1) dans le scénario monogame, les personnes ayant le plus de qualités sont les plus courtisées, et choisissent donc les personnes ayant aussi de grandes qualités. Une fois les premiers couples formés, restent les personnes ayant moins de qualités. Celles-ci continuent d'aller au bal, trouvent une personne qui leur convient parmi les personnes restantes, jusqu'à ce qu'il ne reste que les personnes les moins séduisantes, qui à leur tour finissent par trouver quelqu'un. Les nouvelles générations arrivant au bal ne trouvant que les personnes plus âgées les moins attirantes, elles préfèrent le plus souvent former des couples avec des personnes de leur âge.
En conséquence, chacun arrive à trouver un conjoint dont les qualités personnelles sont à peu près égales aux siennes, et, tout le monde arrive à trouver quelqu'un. Le bien-être global est maximum, puisque chacun est en couple, et que chacun a obtenu la personne ayant le plus de qualités à laquelle il pouvait prétendre.
2) dans le scénario polygame, il se passe les événements suivants : les personnes ayant le plus de qualités sont toujours les plus courtisées, et peuvent donc toujours choisir d'autres personnes ayant aussi beaucoup de qualités. Mais les personnes les plus séduisantes ne vont pas former de couple, et revenir chaque semaine au bal. Et puisque les individus ont tous une préférence pour la diversité, ils préféreront sans exception choisir une nouvelle personne même si elle a un tout petit peu moins de qualités, que repartir avec la même personne. Pour cette raison, les personnes ayant moins de qualités ont un intérêt évident à revenir au bal chaque semaine, de façon à être choisie par les personnes ayant beaucoup de qualités. Les personnes moins séduisantes ont donc intérêt à changer de stratégie, et à ne pas chercher à former de couple, tant qu'on suppose qu'il est préférable pour une personne peu séduisante de prendre un peu de temps pour former un couple avec une personne séduisante, plutôt que de former immédiatement un couple avec une personne peu séduisante. Pour le dire plus techniquement, les coûts de la recherche sont compensés par les bénéfices de la vie de couple avec une personne attirante.
Les personnes moyennes, qui représentent la plus grosse partie des individus au bal (les individus très beaux ou très laids étant statistiquement plus rares), ont donc des chances d'être choisies par les personnes les plus attirantes, alors qu'elles n'avaient aucune chance de l'être dans un scénario monogame. Mais ces chances sont difficiles à évaluer. Car il se peut que les personnes les plus attirantes ne les choisissent pas avant longtemps, ce qui les obligerait à rester célibataires très longtemps. Par ailleurs, si une personne dans la moyenne est choisie par une personne attirante, alors il va y avoir une autre personne moyenne insatisfaite, et qui n'arrivera pas à trouver quelqu'un, ou bien devra se contenter d'une personne encore moins attirante. Le même scénario va se reproduire chaque semaine : les personnes les plus attirantes feront main basse sur les autres personnes, et les personnes moyennes n'arriveront jamais à trouver quelqu'un à leur hauteur.
En conséquence, seules les personnes les plus attirantes arrivent à multiplier les conquêtes, mais cela se traduit par le fait que les personnes moyennes préfèrent attendre leur tour plutôt que de former un couple avec une autre personne moyenne. La plupart des personnes moyennes resteront donc seules, faute d'être choisies par les personnes attirantes, et sans cesse en concurrence contre elles. Le bien-être global est légèrement plus élevé pour les personnes attirantes, mais il condamne les personnes moyennes au célibat perpétuel. Le bien-être global est donc beaucoup plus bas que dans le scénario monogame, puisque la plupart de la population restera célibataire en espérant un jour rencontrer une personne attirante.
Ainsi, dans un système polygame, les personnes resteront toujours célibataires, en espérant trouver quelqu'un de mieux, et il est pour elles rationnel de le faire. Au contraire, dans un système monogame, il faut former des couples sans trop tarder, parce que l'attente diminue la chance de trouver quelqu'un de très attirant. Les individus sont donc assez vite en couple, et il serait irrationnel de rester célibataire de façon à attendre mieux. Ainsi, en admettant que les individus sont plus heureux en couple que célibataires, le système polygame rend les gens moins heureux que le système monogame.
Et que se passerait-il si les individus prenaient conscience de la polygamie des personnes les plus attirantes, et donc du fait qu'il serait trompeur d'avoir l'espoir de former un couple avec une personne attirante? Les personnes moyennes comprendraient alors qu'il est rationnel pour elle de former un couple avec une autre personne moyenne, plutôt que de rester célibataire en espérant rencontrer une personne attirante. Malheureusement, on se trouve ici dans un paradoxe typique de l'action collective : si tous les individus moyens se rassemblaient et se contraignaient à ne pas succomber aux sirènes des personnes attirantes, alors les individus seraient globalement gagnants. Chacun parviendrait à trouver un conjoint parmi les autres personnes moyennes, et le bien-être global serait élevé. Par contre, s'il n'y a pas de collaboration en amont et que chacun est libre d'agir comme il veut, alors il est rationnel pour lui de tenter de séduire les personnes les plus attirantes, puisqu'il n'a aucune garantie que les personnes moins attirantes soient plus fidèles. Avec la garantie de la fidélité, la personne moyenne devient le meilleur choix. Sans cette garantie, mieux vaut viser des personnes attirantes, qui pourraient ponctuellement se révéler fidèles. Ainsi, sans garantie, aucun couple ne se forme et les personnes sont globalement perdantes. Le bien-être global est très faible.
Je résume : la théorie économique de l'amour suppose que les individus sont diversement dotés dans le jeu de l'amour, et qu'ils sont en concurrence. Au lieu de faire un éloge abstrait de la beauté et du désir, elle ose dire crûment que certaines personnes sont belles, et que d'autres sont laides. C'est ce qui la rend choquante, vexante, mais qui permet aussi de réagir à cet état de fait, au lieu de le nier. Dans un système contraignant où chacun ne forme un couple qu'une fois, même les personnes repoussantes finissent par trouver quelqu'un. Dans un système polygame, les personnes repoussantes ont l'espoir permanent de rencontrer quelqu'un de mieux, et ne parviennent donc jamais à former un couple, cet espoir les poussant sans cesse à rompre leurs relations, et poussant aussi les personnes avec qui elles vivent à en faire autant. Bref, l'existence d'une offre permanente et de bonne qualité sur un marché pousse les individus à revenir sur ce marché, alors que le système monogamique qui procède par épuisement progressif de l'offre de bonne qualité pousse les individus à réaliser leur transaction et à quitter le marché le plus tôt possible. Ainsi, les personnes très belles sont par nature déstabilisatrices : poussant toutes les autres à rester célibataires, elles rendent malheureux presque tout le monde. C'est pourquoi les sociétés traditionnelles, dans leur sagesse, ont cherché à les neutraliser au moyen du mariage monogame.
Ainsi, je reproche aux philosophes parlant de l'amour de lier trop vite le thème de l'amour aux questions morales de contrainte et de liberté, au lieu d'envisager les rapports amoureux comme des rapports de force dans un champ terriblement compétitif, dans lequel le pouvoir de séduction permet une domination sur les autres personnes. La lutte contre les inégalités doit donc nous inciter à voir d'un bon œil la monogamie, malgré ce qu'elle a d'évidemment contraignant, et de fréquemment hypocrite (qu'on pense à la tolérance dont bénéficient dans certains contexte et à certaines époques, les relations extra-conjugales).
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