Même si le vocabulaire ne fait pas autorité, et que l'existence de deux termes n'implique pas l'existence de deux concepts, je voudrais montrer que distinguer le rationnel et le raisonnable est tout à fait pertinent. C'est un thème sur lequel Putnam a écrit un grand nombre de pages, de ses premiers travaux (Raison, vérité, et histoire), jusqu'aux plus récents (L'éthique sans ontologie). Je peux annoncer tout de suite que je suis globalement d'accord avec sa conception, que je voudrais simplement rendre plus simple, plus lisible.
Commençons tout d'abord par la rationalité, notion la plus simple à expliquer. Une intention d'agir ou une croyance est rationnelle si et seulement si on peut montrer par une procédure formelle, univoque, que cette intention ou cette croyance est déductible d'un ensemble d'hypothèses.
Par exemple, si j'admets la vérité de "p" et la vérité de "p implique q", alors ma croyance que "q" est vraie est rationnelle. Elle l'est parce ce que, si l'on me demande de justifier cette croyance, je suis capable de montrer ce qui m'autorise à y adhérer, et ces preuves doivent nécessairement être admises, reconnues comme suffisantes. De même, en matière d'action, si je préfère la situation A à la situation B, et que je considère comme également réalisables ces deux situations, alors je suis rationnel si j'ai l'intention de réaliser A. Être un agent rationnel consiste simplement à choisir sa préférence la plus élevée (en tenant compte évidemment des probabilités de réalisation de chacune des préférences). Cela fixe une procédure univoque et indiscutable.
En matière pratique, évidemment, il faut ajouter quelques principes pour que l'agent soit rationnel, notamment le fait qu'il ait bien pris en compte toutes les situations possibles, que sa liste de préférences soit cohérente, etc. Cela fait une grosse différence avec la logique, dans laquelle il n'y a pas de précision à ajouter pour qu'un modus ponens fonctionne. Néanmoins, rien n'exclut, au moins à titre de construction théorique, de poser des principes définissant l'agent rationnel. De ce point de vue, les sciences naturelles sont dans une situation intermédiaire. Si elles ne posaient jamais de clause ceteris paribus, elles seraient constamment réfutées. Mais les explications qu'elles donnent des différences entre résultats expérimentaux et prévisions théoriques sont suffisamment bien intégrées à l'ensemble du système théorique pour que cela ne gêne personne. Alors qu'en matière de rationalité pratique, on éprouve davantage le sentiment d'arbitraire quand on propose d'ajouter tel ou tel principe afin de rendre la prise de décision rationnelle.
Le caractère raisonnable d'une intention d'agir ou d'une croyance, lui, signifie que celle-ci est justifiée, est la bonne, bien qu'il n'existe pas de procédure formelle, univoque, permettant d'attester que cette intention ou cette croyance est la bonne.
Un exemple typique d'inférence raisonnable est ce que l'on nomme abduction, ou inférence à la meilleure explication. Lorsque l'on a le choix entre plusieurs théories pour expliquer des faits, mais qu'aucune de ces théories n'arrive à s'imposer, parce que toutes ont des faiblesses, alors il est raisonnable d'adopter celle qui paraît la meilleure. Du moins, il est raisonnable d'adopter la meilleure si nous sommes obligés de choisir, car il est aussi possible de ne pas se prononcer et d'attendre. Seulement, il arrive souvent qu'il faille choisir tout de suite. Par exemple, dans un procès, il peut y avoir plusieurs versions des faits, et le juge doit bien retenir celle qui est la plus convaincante. De même, dans les institutions scientifiques, il semble raisonnable d'affecter des budgets plus élevés à une théorie qui semble plus solide, montrant par là qu'un choix est fait. Il ne serait pas du tout raisonnable de donner les mêmes budgets à toutes les théories, y compris les plus farfelues. L'abduction est fondamentalement différente de la déduction, non pas seulement à cause de son niveau de certitude, mais surtout parce que l'abduction n'est pas un raisonnement formalisable. L'induction, elle, bien que n'ayant pas le niveau de certitude de la déduction, reste formalisable, puisqu'elle consiste seulement à généraliser à partir d'une série de jugement particuliers. La généralisation est une procédure univoque (je fais pour l'instant abstraction du paradoxe de Goodman, dont je parlerai après).
En matière pratique aussi, la prise de décision est presque toujours affaire de raisonnable, et pas de rationnel. A part peut-être sur de pures questions d'argent, la décision n'est jamais rationnelle. En effet, il faut toujours composer avec des considérations nombreuses et hétérogènes. On veut respecter des principes moraux, faire plaisir à ses proches, faire plaisir à soi-même, imiter des personnes qu'on admire, ne pas faire trop d'efforts, se faire admirer, etc. Or, il n'y a aucune procédure univoque pour mettre en balance la paresse et le désir de gloire, ou bien celui de richesse et la promotion de l'égalité. On insiste parfois sur le caractère très compliqué des choix humains, qui prendraient en compte un nombre immense de paramètres (par exemple Mill, dans son Système de logique, livre VI. Voir surtout la critique qu'en fait Winch, dans L'idée d'une science sociale). C'est une thèse défendue pour d'assez mauvaises raisons (expliquer pourquoi les comportements humains ne sont pas prédictibles) et psychologiquement douteuse (quand je décide quelque chose, je n'ai pas l'impression de prendre en compte des milliers d'aspects ; une poignée du côté du pour, et une poignée du côté du contre, pas plus!). Par contre, que ces raisons ne puissent pas être traitées de manière formelle, cela semble évident. On peut toujours le faire, mais c'est au prix d'un très gros arbitraire, et cela n'aidera jamais, in fine, à prendre une décision. L'imprédictibilité des comportements humains réside donc, à mon sens, non pas sur le nombre de paramètres, qui est en réalité plutôt faible, mais sur le fait qu'il n'y a pas de méthode mécanique pour obtenir un résultat même avec un très faible nombre de paramètres. Du coup, pour prévoir avec fiabilité les comportements des individus, il faut faire preuve de finesse, connaître leur histoire, leurs valeurs, leur niveau d'intelligence, etc.
Enfin, je voudrais ajouter un mot au sujet de l'induction et de Goodman. Le raisonnable est aussi mobilisé dans nos capacités d'induction, et plus généralement dans nos capacités conceptuelles, parce qu'il est logiquement possible de construire un très grand nombre de concepts distincts (ou d'inductions distinctes) et qui néanmoins sont tous exemplifiés (ou vérifiées) par la liste finie des cas déjà observés. Il faut donc un certain sens du raisonnable pour que nous puissions tous tomber sur le même concept (ou la même induction), et ne pas adopter un concept (ou une induction) étrange (comme le vleu de Goodman). Il faut d'ailleurs remarquer que la petite fiction de Goodman n'est pas irréaliste, car il arrive parfois aux enfants de se tromper sur le sens d'un mot, à cause du fait que leur liste d'exemples est encore trop limitée. Néanmoins, la plupart des enfants sont raisonnables, de sorte que nous arrivons facilement à comprendre pourquoi ils se sont trompés, et eux finissent vite, au moyen de quelques nouveaux exemples, à retrouver le bon concept. Je pense que ceci est assez facile à comprendre : même si un concept donne une liste de conditions nécessaires et suffisantes, il faut encore que l'individu fasse preuve d'un certain bon sens pour savoir de quelle manière ces conditions doivent être satisfaites, dans le cas particulier qui est jugé. Les choses ne se présentant jamais deux fois exactement de la même manière, il y a toujours à faire preuve d'un peu (très peu, la plupart du temps) d'intelligence.
Pourquoi appeler par des noms presque synonymes des choses aussi différentes que la capacité à produire une preuve au moyen d'une procédure mécanique, et la capacité de prendre la meilleure décision compte tenu de l'ensemble des données disponibles? Parce que dans les deux cas, il est question de donner des raisons, de se justifier. La raison, pour parler comme les philosophes de l'âge classique, est la faculté de production des raisons. Or, il y a des raisons qui relèvent du rationnel, donc des raisons à laquelle on ne peut pas échapper, et d'autres qui relèvent du raisonnable, parce que la discussion reste ouverte, et que l'on peut s'opposer sans que l'un des camps passe pour fou ou pour totalement incompétent.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire