mardi 9 juin 2015

Réalismes et idéalismes

En philosophie, le mot réalisme et son opposé idéaliste font partie des termes les plus chargés de significations multiples et plus ou moins contradictoires. Hors de question de faire ici un travail lexicographique de recension de tous les usages, et de tenter une sorte de synthèse montrant ce que tous les usages ont en commun. Je voudrais plutôt prendre deux sens précis, et montrer comment, en dépit de leur ressemblance, l'un est beaucoup plus intéressant que l'autre.

Le premier sens est le suivant : est réaliste une conception dans laquelle les choses extérieures sont ce qu'elles sont par elles-mêmes, et le sujet connaissant n'a sur elles aucun pouvoir ; l'idéalisme au contraire affirme que les choses extérieures prennent leur identité dans la relation à un esprit pensant, de sorte que ce sujet a sur elles un grand pouvoir : les faire exister et être ce qu'elles sont. En admettant que le sujet soit identifié à sa pensée, alors pour un réaliste, le réel n'est pas de nature mentale, mais de nature physique. Il y a hétérogénéité entre ce qui est subjectif et ce qui est réel. Alors que pour un idéaliste, le réel est de nature mentale, de sorte qu'il y a homogénéité entre ce qui est subjectif et ce qui est réel.
Descartes est un exemple typique de réalisme. Les choses étendues subsistent par elles-mêmes, et reçoivent leur identité seulement de la composition des parties de matière. La pensée, dans sa substance, n'a pas le pouvoir de changer la nature des choses étendues (abstraction faite de la capacité humaine d'agir, mais c'est un autre problème). Kant, lui, est un exemple typique d'idéalisme. En effet, les faits empiriques ne peuvent exister que si le sujet les construits en réalisant une synthèse intellectuelle des données reçues par les sens. Sans cette opération de construction, le monde empirique n'existerait pas, il n'existerait que les choses en soi, qui, ne sont rien de déterminé. J'ai pris cet exemple à dessein, parce que Kant a lui-même caractérisé ainsi sa différence avec Descartes (cf. la lettre à Herz). Kant pensait résoudre ainsi un problème épistémologique, concernant la possibilité de la connaissance. Pour lui, si les phénomènes étaient hétérogènes au sujet connaissant, alors la connaissance serait impossible. Alors que si l'on soutient que les phénomènes sont déjà conceptuellement constitués, la connaissance est plus facile à expliquer : elle consiste seulement à exprimer verbalement les mêmes concepts que ceux qui sont dans les choses.

J'en viens maintenant au deuxième sens : est réaliste une conception dans laquelle la règle de subsomption d'un objet sous un concept donné est antérieure aux (ou indépendante des) pratiques effectives des hommes par lesquelles ils déterminent si cet objet tombe ou ne tombe pas sous ce concept. Est idéaliste (ou antiréaliste, le choix du terme m'importe peu) tout conception dans laquelle la règle de subsomption est fixée au moment même où les hommes déterminent si un objet tombe ou ne tombe pas sous ce concept, et elle est fixée par le fait même que les hommes catégorisent l'objet d'une certaine façon. Autrement dit, pour un réaliste, un objet est ce qu'il est avant tout choix, en vertu de l'objectivité de la règle ; pour un idéaliste au contraire, un objet n'est rien de déterminé avant que les humains se soient mis d'accord, par une sorte de choix, sur ce qu'il est. La règle trouve donc son contenu par les choix qui sont faits, et non pas indépendamment.
La conception réaliste est celle de la majorité des philosophes avant Wittgenstein. La conception idéaliste est celle de Wittgenstein à partir des Recherches philosophiques. Son idée, répétée à de nombreuses reprises, est que les règles ne sont pas des rails qui contraignent par la force l'esprit à se prononcer d'une certaine manière. Les règles ne s'établissent qu'à mesure qu'une communauté se met d'accord sur leur application. C'est l'usage qui fait la règle, plutôt que la règle ne fixe l'usage.

Il est évident que les réalismes 1 et 2 sont voisins. Si la règle existe objectivement, alors les choses ont objectivement une certaine nature, et si le sujet n'a pas besoin de constituer la réalité pour la faire exister, alors les choses aussi ont une nature qui est objective, et ne dépend pas des actions d'un sujet. Quant aux idéalismes 1 et 2, ils sont aussi voisins. Affirmer que le monde a besoin d'être constitué par un sujet pour exister, ou bien affirmer que les objets tombent sous un certain concept seulement après que les sujets aient appliqué la règle, cela semble en revenir à peu près au même.
Pourtant, ce n'est pas tout à fait vrai. Le réalisme et l'idéalisme 1 sont des thèses de nature métaphysique. Ils soutiennent que le sujet et le monde sont de nature hétérogène, au commencement. L'idéalisme ne se satisfait pas de cela, et exige que le sujet déploie sur le monde son réseau conceptuel, ce qui en change la nature. Ce faisant, le monde, de matériel, devient mental. Il est conceptualisé. Et c'est parce qu'il a changé de nature que le sujet peut s'y rapporter, enquêter, le connaître, y agir, etc. Cette démarche intellectuelle ne se trouve pas que chez Kant. On la retrouve aussi chez McDowell, dont le livre s'intitule L'esprit et le monde, ce qui indique déjà le type de souci philosophique. McDowell est obsédé par le problème de l'accès : comment un esprit peut-il accéder au monde, qui est d'une nature différente? La réponse de McDowell est assez radicale, et s'intitule l'illimitation du conceptuel. Pour lui, les concepts recouvrent "toujours déjà" le monde, ce qui permet au sujet de s'y rapporter, puisqu'il n'a affaire qu'à des choses de même nature, à savoir des choses mentales, ou conceptualisées. Ce que McDowell refuse donc, c'est la possibilité d'un monde qui serait hors d'atteinte de l'esprit, un monde non mental. L'esprit recouvre entièrement le monde. 
Le réalisme et l'idéalisme 2, eux, ne sont pas des thèses métaphysiques, mais plutôt des thèses épistémologiques. Elles ne parlent pas de la réalité ou de l'idéalité du monde. Elles ne disent pas qu'il y a hétérogénéité ou homogénéité entre le sujet et l'objet. Et elles ne disent rien de particulier concernant le sujet. Par contre, elles parlent des règles, de l'objectivité de la catégorisation, et donc, en ce sens, de l'objectivité de la connaissance. Pour le réalisme, la connaissance est objective, et ne dépend absolument pas de nos décisions. Pour l'idéalisme, la connaissance dépend, dans une mesure qui reste à déterminer, de nos décisions. Puisque la règle n'est pas fixée avant d'être appliquée, alors l'application fixe la règle. Cela ne rend pas l'erreur impossible. Mais cela signifie que certains types d'erreurs sont non envisageables : les erreurs collectives et générales. On peut se tromper localement mais pas partout. Un individu peut se tromper, mais pas toute une communauté. En effet, dans chaque pratique cognitive, est en jeu à la fois la valeur de vérité de ce qui est dit, mais aussi le sens de ce qui est dit. Il faut donc que la majorité de ce que nous faisons soit bon, et de ce que nous croyons soit vrai, de façon à ce que le sens de ce que nous faisons soit fixé. Prenons un exemple simple. Si tout un groupe d'hommes se met à qualifier de verte une belle tomate bien mûre, ce n'est probablement pas que ces hommes font une erreur, c'est plutôt qu'ils doivent utiliser des règles de signification différentes des nôtres. Et pour le savoir, on va par exemple leur montrer d'autres objets verts et rouges, de façon à comprendre leur usage des mots. Par contre, si le jeu consiste à deviner des lettres de l'alphabet d'assez loin, personne ne va jamais envisager que les participants interprètent les signes de manière inhabituelle. Si quelqu'un dit quelque chose d'anormal, on en conclut seulement qu'il se trompe parce que sa vue est trop faible. 

Le réalisme et l'idéalisme 2 donnent un portrait de l'homme comme un être naturel plongé dans un monde naturel lui aussi, et cet être comme engagé dans des pratiques normatives. Par pratique normatives, j'entends des pratiques consistant à poser des critères de réussite ou d'échec, puis à juger et agir en vue de satisfaire les critères de réussite. Une convention de langage est, pour faire simple, une règle qui énonce des critères pour l'usage correct d'une expression. Une fois engagé dans cette activité, les hommes se retrouvent en situation d'être jugés sur le bon suivi de la règle à laquelle ils se soumettent. Et ici, le réalisme et l'idéalisme se séparent. Pour le réaliste, c'est le réel lui-même qui détermine si la règle a été bien suivie ou non. Pour l'idéaliste, ce sont les hommes qui le déterminent.
Il me semble qu'on peut admettre la vérité de l'idéalisme, dans la mesure où le réalisme suppose quelque chose de tout à fait étrange, à savoir que les hommes savent ce qu'ils veulent dire avant même d'avoir eu à le dire. Or, ce n'est pas le cas. C'est au moment même qu'il faut le dire que les hommes déterminent ce qu'ils voulaient vraiment dire. C'est pourquoi on est bien obligé de juger en même temps dans quel sens une expression est employée, et si cette expression est bien employée. Le réalisme voudrait qu'une fabrication humaine aille par magie plus loin que ce que les humains en ont fait. Bien entendu, cela n'implique pas que l'on puisse dire n'importe quoi au sujet de n'importe quoi simplement parce que les hommes en ont décidé ainsi. La plupart du temps, le sens de ce qu'on dit n'est pas en jeu, et c'est pourquoi la valeur de ce qu'on dit est objective. Mais il y a aussi des cas qui ne sont pas faciles, et dans lesquels il faut en même temps fixer le sens et la valeur de vérité de la phrase prononcée. 
Je veux dire par là qu'on peut tout à fait admettre que les choses sont exactement ce qu'elles sont indépendamment des hommes, et néanmoins admettre l'idéalisme. En effet, les concepts sont une chose qui dépend de nous et du sens que nous leur donnons. Alors que les propriétés des choses ne dépendent pas de nous. Mais la correspondance entre les concepts et les propriétés n'est pas donnée par miracle. C'est aux hommes, à chaque nouvelle prédication, de faire en sorte que les concepts restent corrélés aux propriétés des objets que ces concepts subsument. Le sens de nos concepts est donc toujours mis en cause à chaque nouvelle prédication, et c'est pourquoi nos phrases ne peuvent pas être vraies ou fausses par avance. Par contre, la réalité est "par avance" exactement comme elle est.
Je crois que c'est ainsi qu'on peut comprendre la supériorité de Wittgenstein sur McDowell. Wittgenstein n'a pas besoin d'une thèse sur l'illimitation du conceptuel. Il n'a besoin d'aucune thèse métaphysique particulière. Le monde est simplement comme il est. Par contre, le langage, lui, dépend entièrement de ce que nous en faisons. Les concepts ne sont donc pas toujours déjà posés sur les choses. Les concepts ne sont posés qu'après que nous les ayons posés. Pour le dire de manière plus spéculative, les choses n'entrent dans le "domaine du mental", le domaine dans lequel il y a des normes de validité et de correction, qu'après que nous les ayons fait rentrer. Mais ce "domaine du mental" n'est pas une sorte de voile qui recouvre définitivement toute la réalité. Nous restons définitivement et exclusivement en contact avec le réel tout nu. Simplement, il y a certaines choses auxquelles nous donnons des qualifications, ou une valeur. Poser un concept sur une chose, c'est la qualifier. Mais en aucun sens le concept ne se substitue à la chose. Le concept n'est pas le genre de choses que l'on peut voir ou avec lequel on peut entrer en contact. Les concepts ne servent que lorsqu'il faut évaluer des phrases, nos jugements ou ceux des autres. Si une personne dit que la tomate est verte, on lui explique que sa phrase est fausse, à cause de nos règles de langage qui ont pour conséquence que la tomate tombe sous le concept de rouge. Mais en dehors de ces pratiques normatives, les concepts disparaissent.

Bref, mon propos était de montrer que les concepts ne sont pas la substance du réel, mais plus modestement des qualifications que nous donnons aux choses. Ce sont ces qualifications qui nous permettent ensuite d'avoir des activités cognitives, et de dire vrai, puisque dire vrai consiste à parler des choses conformément à la qualification que nous leur avons donnée. De cette manière, on peut être naturaliste sans entrer dans les discussions sur le matérialisme et l'idéalisme, et idéaliste sans tomber dans le relativisme de la vérité. 

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