Le libre-arbitre est l'idée que l'homme serait libre de faire ou de ne pas faire une certaine action, parce que sa volonté garderait en permanence la possibilité d'adhérer ou pas à cet acte, alors même que l'entendement, la raison, lui représente cet acte comme étant le meilleur possible. Le libre-arbitre est donc la liberté de la volonté d'adhérer ou pas, et donc en même temps, la liberté de l'agent d'agir ou pas.
Or, il semble aller de soi que la punition civile, par le juge, ou la punition morale, par la communauté, présuppose cette liberté de la part du condamné. Si quelqu'un n'était pas libre de faire ce qu'il a fait, mais qu'il a été contraint de le faire, la punition serait injuste. On ne punit pas quelqu'un qui n'aurait pas pu agir autrement, on ne punit quelqu'un que s'il pouvait s'abstenir de ce qu'il a fait. Donc, pour être puni, un homme doit être libre, un homme contraint n'est pas libre, donc un homme contraint ne peut pas être puni. On sait comment Nietzsche s'est engouffré dans ce raisonnement, pointant chez les partisans du libre-arbitre un désir secret de justifier un désir de punir, d'exercer sa cruauté. Or, Nietzsche me semble avoir commis la même erreur que les partisans de la liberté. En faisant la généalogie de la théorie du libre-arbitre, il reconduit l'erreur à sa racine. Et il ne fait que la confirmer lorsqu'il la renverse, en affirmant que les hommes sont nécessités par le destin, et donc qu'il est inutile de punir.
Ce qu'il faut plutôt montrer, c'est que la punition ne dépend absolument pas de l'existence d'un libre-arbitre, entendu comme cette propriété métaphysique de liberté de la volonté. On peut punir des hommes même s'ils n'ont pas de libre-arbitre. On peut punir des hommes alors même que l'idée de responsabilité n'existe pas.
Il est toujours nécessaire de se poser la question de la légitimité de la punition : est-il légitime de punir un homme, s'il n'est pas libre? La réponse à donner est la suivante : la punition est légitime, si elle est efficace. Autrement dit, une punition a une raison d'être dès lors qu'elle modifie le comportement de celui qui la subit (et peut-être aussi de ceux qui y assistent, mais c'est une autre question). A l'inverse, une punition serait illégitime, et il conviendrait mieux de dire stupide, si elle est inefficace, qu'elle ne produit aucun changement de comportement. Lorsque l'on punit un homme qui agresse physiquement les autres, il finit par s'arrêter de le faire : la punition est justifiée. Lorsque l'on punit un homme parce qu'il ne parvient pas à se déplacer en planant avec les mains, la punition est stupide, car jamais elle ne parviendra à produire le résultat attendu.
Autrement dit, la punition ne dépend absolument pas du libre-arbitre et de la responsabilité des hommes, mais seulement de la capacité de la punition à produire le comportement attendu. C'est pourquoi la punition a exactement la même signification pour l'enfant qui n'est pas "responsable" et pour l'adulte qui l'est "pleinement". Dans les deux cas, cette prétendue responsabilité n'intervient pas. On punit seulement parce que cela produit son effet. On pourrait même dire, à ceux qui pensent que l'enfant est déjà plus ou moins libre, que l'on punit l'adulte comme on punit son chien. La punition est un dressage, qui ne vaut que par ses effets. Nul besoin de supposer la liberté métaphysique du chien pour le punir, il suffit que la punition lui inculque le bon comportement.
On pourra constater que cette conception de la punition, même si elle ne fait aucune place à l'idée de libre-arbitre, laisse néanmoins une place pour une idée de liberté conçue de manière plus modeste. On peut appeler libres les actions susceptibles d'être modifiées par la punition. Ce qui ne peut être changé par la punition est quelque chose qui n'est pas en notre pouvoir. Voler en battant des mains, se nourrir avec des cailloux, vivre nu en hiver ne sont pas des gestes que nous avons la liberté de faire. Mais nous sommes libres de parler ou de nous taire, d'agresser les autres ou de les respecter, etc. Etre libre est donc ici tout simplement pouvoir faire une certaine action, et pouvoir s'abstenir de la même action, dans une contexte semblable. On refusera donc autant la théorie du libre-arbitre, qui n'a pas d'intérêt, que les remarques spinozistes selon lesquelles les hommes ne sont pas libres de parler ou de se taire. On appréciera certes sa tentative de se servir de ce genre de propos pour justifier la liberté de parole, mais autant ne pas assoir ce principe sur des théories si manifestement dépourvues de sens. Bien sûr que les hommes sont libres de se taire.
On peut même retrouver une théorie de l'action volontaire et involontaire, elle aussi beaucoup plus modeste. Cette conception doit être statistique. Dire qu'une action peut être faite de manière involontaire, c'est dire qu'on assistera parfois à certains actes particuliers qui ne sont pas rectifiables par la punition, alors que l'on peut quand même agir sur ces actes, en général. En punissant les meurtres, on diminue leur fréquence, mais il en restera toujours une marge irréductible : les homicides involontaires. Cette marge irréductible, cette fréquence irréductible est l'involontaire. Là encore, l'involontaire est compris à partir de la punition. Alors que la liberté définit le champ du punissable, le volontaire détermine la marge de réduction de la fréquence d'une certaine action. Si toutes les actions étaient volontaires, le pouvoir de la punition serait en droit sans limite. Mais parce qu'il y a de l'involontaire, alors il restera toujours quelques actions qui échappent aux effets correcteurs de la punition.
Il n'y a donc pas de fondement de la punition, quelque chose qui viendrait justifer son application. Son seul fondement, si l'on peut dire, réside dans la réussite de son opération. Une sanction est justifiée si elle est efficace. Peu importe que les être punis soient des chiens, des enfants, ou des hommes.
Evidemment, on maintiendra une certaine différence entre le juste et le bien : une punition justifiée n'est pas pour autant une bonne punition...
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