samedi 3 décembre 2011

Comment justifier la biodiversité?

Le projet écologiste
L'écologie lutte sur plusieurs fronts à la fois. 
Elle a une dimension sociale et politique, qui vise à promouvoir des instances de décision et de production plus locales que celles qui dominent actuellement. Mieux vaut que les biens soient produits et consommés localement, selon des circuits aussi courts que possible, plutôt qu'avoir à faire venir des biens par bateau ou par avion depuis un autre continent. Mieux vaut des sources énergétiques locales, reposant donc surtout sur les énergies renouvelables, que des centrales énergétiques gigantesques et dangereuses pilotées d'on ne sait où par on ne sait qui. Mieux vaut une participation politique des citoyens à l'échelle de leur ville ou de leur région, plutôt que des décisions prises à des centaines de kilomètres par des politiques ou des technocrates qui ne sont jamais sortis de leur quartier (car oui, on peut être parisien et en même temps provincial au sens le plus méprisant de ce mot!).
Le second front de lutte est davantage tourné vers la conservation de la nature, ou, pour le dire en termes moins faussés, la promotion d'un environnement qui soit humainement vivable. Ce front regroupe à la fois la lutte globale contre l'effet de serre, la recherche d'énergie propres, la fabrication d'objets moins polluants, recyclables, le développement de pratiques agricoles et industrielles compatibles avec notre sens esthétique et moral. Ce front de lutte vise moins à instaurer de bons rapports entre hommes, que de bons rapports avec les non humains, même si, évidement, la bonne entente entre les hommes dépend largement de l'état de nos rapports avec les non humains.
Bien sûr, ces deux fronts ne sont pas hermétiques. Les circuits courts ont l'avantage d'être plus économiques, et donc de diminuer les dépenses inutiles d'énergie, et donc de lutter contre l'effet de serre. De même, le choix de l'agriculture biologique, le refus de l'élevage industriel, ont nécessairement pour effet d'affaiblir les grands groupes qui exportent partout dans le monde ou vendent des produits phytosanitaires à tous les agriculteurs du monde.

Mais, plus fondamentalement, le point commun de ces deux fronts se situe dans le concept de diversité, et en particulier de biodiversité. En effet, autant l'enjeu de la conservation de la nature que celui du développement de rapports sociaux et politiques plus locaux visent à promouvoir une diversité des formes de vie. 
Si chaque région a son propre mode de production d'énergie et de nourriture, alors il est fort probable qu'il soit différent de celui des autres régions. Alors que si une multinationale dirige la fabrication de nourriture, il est fort probable qu'elle ne produise qu'une seule variété pour la répandre partout. Et si elle en fabrique plusieurs, elle en fera aussi peu que possible. Bref, il est évident que des groupes séparés les uns des autres finiront par se différencier, alors que des groupes tous commandés par une instance centrale finiront par se ressembler.
Quant à la lutte globale pour la protection de la nature, elle vise toujours à préserver la biodiversité, menacée par nos pratiques industrielles et agricoles. Tel bateau décharge son fioul en mer, provoquant la mort de millions d'organismes, tel industrie relâche des substances toxiques dans les rivières, tel autre fabrique des végétaux génétiquement modifiés pouvant contaminer beaucoup d'autres végétaux de même espèce, etc. Bref, nos pratiques tendent à faire porter un poids très lourd sur la nature, qui, elle, a une tendance vers la diversification des espèces (du moins dans la période climatique actuelle). Tant que ce poids n'est pas trop lourd, la diversification se poursuit. Mais il semble aujourd'hui si lourd que la diversité est menacée.

La biodiversité est-elle bonne?
D'où, après tous ces préliminaires, la question suivante : pourquoi la biodiversité devrait-elle être valorisée, recherchée? Pourquoi l'un ne serait-il pas meilleur que le multiple? Pourquoi ne faudrait-il pas plutôt valoriser les quelques meilleures espèces, les quelques meilleures entreprises, plutôt que laisser se développer de multiples espèces et entreprises qui coûtent beaucoup à la nature et à l'homme, et ne leur apportent rien? Pourquoi se fatiguer à cultiver des centaines d'espèces de maïs, dont certaines ont un rendement ridicule, au lieu de cultiver un seul maïs, qui lui, s'est avéré efficace? Pourquoi fabriquer des milliers d'éoliennes qui cessent de fonctionner dès que le vent s'arrête, au lieu de fabriquer une bonne grosse centrale atomique efficace et sécurisée si elle est bien entretenue?
Le problème est en effet le suivant : admettre la diversité des pratiques, des espèces, etc., c'est inévitablement tolérer que les plus mauvaises pratiques persistent. Si chaque personne tourne un film dans son garage, et le montre à ses proches amis, il est évident qu'il ne parviendra jamais à produire un film si bien réalisé que s'il l'avait été dans un magnifique studio hollywoodien. Si chaque individu cultive ses propres espèces de fruits et légumes, il est  inévitable que ses cultures seront moins belles que celles qui sortent de laboratoires spécialisés dans la sélection des espèces. Et de manière générale, il est évident que certaines pratiques sont tout simplement impossibles ou absurdes à petite échelle. Si chacun voulait rester dans sa ville, on n'aurait pas inventé l'avion. Ainsi, le fait d'avoir un système de centralisation des pratiques met ces pratiques en concurrence, et pousse à ne retenir que les plus efficaces. Donc, à première vue, la diversité est plutôt mauvaise.
Bien sûr, il peut aussi arriver que des pratiques soient parfois plus adaptées au domaine précis dont elles sont issues. Dans des régions très peu peuplées, personne n'aurait l'idée de construire de centrales nucléaires, dans la mesure où il faudrait tirer des quantités invraisemblables de câbles électriques pour alimenter en électricité quelques milliers d'individus. On leur recommandera donc ici de s'équiper en panneaux solaires, par exemple. En agriculture, on tiendra aussi compte des conditions climatiques et géologiques pour déterminer s'il vaut mieux faire pousser des betteraves, du maïs, ou laisser de l'espace aux animaux pour brouter de l'herbe. Mais, dans tous ces cas, on voit bien que la démarche ne consiste pas à laisser s'adapter les acteurs locaux à leur situation, mais plutôt à leur imposer d'en haut leur pratique, en ayant simplement tenu compte de davantage de facteurs que d'habitude.

Scepticisme et diversité
Autrement dit, la question reste : pourquoi favoriser la biodiversité, pourquoi laisser faire des choses qui, vues d'en haut, nous paraissent perfectibles? Je crois que la réponse se trouve chez Locke, dont la tolérance, en matière épistémologique et religieuse, est parfaitement adaptée à nos problèmes modernes. L'Essai sur l'entendement humain, livre, IV, chapitre 16, §§ 3-4 dit ceci :
La conduite de la vie et la gestion des intérêts ne peut souffrir de délai; ils dépendent pour la plupart de la détermination de jugements sur des points où aucune connaissance certaine et démonstrative n'est accessible, et où il est nécessaire d'adhérer à un côté ou à l'autre.
Il est donc inévitable que la plupart des hommes, sinon tous, aient des opinions diverses sans preuve directe et indubitable de leur vérité; par ailleurs, renoncer à ses croyances anciennes dès la présentation d'un nouvel argument auquel on ne peut répondre sur le champ en montrant son insuffisance, serait gravement accusé d'ignorance, de légèreté ou de folie; aussi conviendrait-il, je pense, à tous les hommes de préserver la paix et les devoirs communs d'humanité et de fraternité au milieu de la diversité d'opinions (...).
Locke fait ici un rappel simple : il y a des choses que nous ne pouvons pas humainement connaître. La vie ne nous en laisse pas le temps. Donc, en ces matières, le scepticisme et la tolérance doivent régner. Et cette tolérance implique nécessairement la diversité des opinions. Puisque personne ne sait quelle est la meilleure chose à faire, alors le mieux que nous puissions faire est de laisser se multiplier les initiatives dans toutes les directions, alors que le pire serait de condamner toute l’humanité d'un coup, parce qu'un seul a voulu s'imposer aux autres, et a évidemment, choisi la mauvaise solution. Que signifie la tolérance dans notre monde en crise écologique? Cela signifie que nous ne pouvons pas savoir, personne ne sait et ne saura jamais, quelles sont les meilleurs individus humains, quelles sont les meilleures manières de vivre, quelles sont les meilleures espèces végétales et animales; donc, chercher à en éliminer certains revient à prendre le risque de supprimer ce qui se révèlera, un moment ou un autre, utile et bon. Nous ne savons pas si une plante inutile ne finira pas par apporter d'immenses bienfaits, c'est pourquoi il faut résister à la tentation de l'éliminer. Nous ne savons pas si les personnes socialement en marge ne pourront pas un jour se révéler les plus fortes et utiles. Nous ne savons pas si nos approvisionnements en énergie ne se révèleront pas plus limités que ce que nous pensions. C'est pourquoi, dans tous ces cas, il convient de laisser se multiplier les initiatives, parce que la diversité est la garantie d'un avenir possible, dans un monde incertain. Le scepticisme de Locke, qui valait pour les questions épistémologiques et religieuses, vaut également pour les questions écologiques. Puisqu'il est en droit impossible de tout prévoir, il est en droit impossible de connaître la meilleure action; donc mieux vaut laisser s'installer la variété des actions, des espèces, etc.

La Lettre sur la tolérance ajoute la chose suivante : 
Est-ce que, de tous ces chemins, il n'y en a qu'un seul qui mène au salut? Et bien soit. Mais entre ce nombre infini de routes que les hommes prennent, il s'agit de savoir quelle est la véritable; et je ne crois pas que le soin du gouvernement public ni le droit de faire des lois serve au magistrat à découvrir le chemin qui mène au Ciel, avec plus de certitude que l'étude et l'application n'en donnent à un particulier.
(...)
Je soutiens que le chemin étroit qui mène au ciel n'est pas plus connu du magistrat que des simples particuliers, et qu'ainsi je ne saurais le prendre pour mon guide infaillible dans cette route, puisqu'il ne la sait peut-être pas mieux que moi, et que d'ailleurs il n'y a nulle apparence qu'il s'intéresse à mon salut plus que moi-même.
Ici, le propos de Locke concerne la religion, dans son rapport avec le pouvoir central. Le pouvoir central est naturellement tenté d'imposer par la force à tous les sujets l'opinion qu'il se fait de la bonne doctrine religieuse. Locke, partisan de la tolérance, soutient que le pouvoir ne doit pas s'occuper de ces questions, et doit laisser les sujets libres de leurs convictions religieuses. Locke exprime donc ici un pilier du libéralisme, celle de la liberté de croyance. Et c'est justement une critique libérale que l'on doit faire, aujourd'hui, à notre société. Car le fondement du libéralisme est celui de la résistance à l'oppression, d'où qu'elle vienne. Le libéralisme n'en veut pas spécialement à l’État (comme si le libéralisme demandait seulement moins d’État), mais à tout pouvoir qui se met à dominer les autres. La loi anti-thrust est la synecdoque du libéralisme. Or, aujourd'hui, la domination existe, et elle a pour nom les quelques multinationales qui dominent les secteurs de l'énergie, de l'industrie et de l'agriculture. Les libéraux n'ont plus aujourd'hui a lutter principalement contre l’État, qui est devenue une entité plutôt faible, mais contre de grands groupes qui imposent à tous les décisions qui n'ont été prises que par une poignée d'hommes. La magistrat tyrannique de Locke est devenu pour nous le conseil d'administration d'un grand groupe énergétique, qui décide de lui-même d'installer ses centrales partout sur le territoire. Et bien sûr, la décision étant prise, la diversité ne peut plus apparaître, aucun agent local ne pouvant tenir la comparaison face à un groupe international. Bref, Locke nous rappelle que la seule réponse à la domination est la tolérance, c'est-à-dire la diversité.

Ainsi, il est possible d'apporter une réponse à notre question de départ. Pour justifier la biodiversité, il faut montrer que personne ne peut connaître les meilleures manières d'agir, et donc que la diversité des actions reste encore la moins mauvaise des solutions. En faisant tout dans tous les sens, nous laissons grandes ouvertes toutes les portes. Le scepticisme est l'allié de la diversité. Le dogmatisme est son ennemi.

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