mercredi 21 décembre 2011

Y a-t-il une légitime défense?

La légitime défense est le droit, que confèrent le droit judiciaire et la morale, de se défendre soi-même lorsque l'on est agressé physiquement par quelqu'un et que sa propre vie est menacée. Alors que, dans des circonstances ordinaires, personne n'a le droit d'agresser les autres, dans cette seule circonstance, chacun a le droit de répliquer à une agression par une agression préventive, qui vise à se protéger du danger imminent. En bref, autant l'attaque n'est pas permise, autant la défense est tolérée, à la condition que le caractère défensif soit clairement avéré, donc que la menace soit directe et imminente. Personne n'a le droit d'assassiner un ennemi sous prétexte qu'il est susceptible de préparer une agression. Par contre, le fait de tuer quelqu'un, au cours d'un combat provoqué par cette personne, est toléré.
Par extension, la légitime défense est au coeur des tentatives de justification des guerres. S'il y a bien une raison qui, semble-t-il, rende les guerres justes, c'est bien le droit de chacun de se défendre contre les agressions extérieures. Auterment dit, l'attaque est, à première vue, toujours condamnable, car attaquer signifie vouloir conquérir, annexer, coloniser, ce qui n'est pas justifiable. Par contre, la défense contre l'invasion et l'agression seraient, semble-t-il, une justification pour lutter. 
Je voudrais montrer que cette justification n'en est pas une, parce qu'il n'y a tout simplement pas de légitime défense. Parler de légitime défense, c'est confondre le fait et le droit, et tirer d'un simple fait, un droit. Il y a des guerres d'attaque et de défense, et je reconnais bien volontiers qu'il est préférable pour la paix dans le monde que les Etats n'entrent en guerre que pour se défendre, et pas pour attaquer. Mais cela ne rend pas la défense légitime pour autant.

Pourquoi trouve-t-on la défense légitime? Parce que nous raisonnons de la manière suivante : il y a quelque chose auquel nous tenons par dessus tout, c'est notre propre vie. Sauf, bien évidemment, quelques individus tentés par le suicide, ou bien si convaincus de leur cause qu'ils sont prêts à se sacrifier pour elle, les individus feront tout pour conserver leur vie autant que possible.  Si l'on fait peser une menace sur la vie d'un homme, il réagira nécessairement de la manière la plus agressive, la plus vigoureuse dont il est capable.   Ceci est un fait, de nature biologique, psychologique, sociale.  
Or, le droit doit tenir compte de ce fait, pour la raison que le droit ne peut pas commander quelque chose que les hommes ne pourraient jamais faire, sans quoi le droit serait systématiquement désobéi, et s'effondrerait de lui-même. C'est justement pourquoi le droit ne peut pas interdire aux individus de se défendre face aux agressions. Il serait plus simple pour la justice et les juges d'interdire le droit de se défendre, de façon à ne pas avoir à juger les cas les plus litigieux de la légitime défense, car il est bien connu qu'entre la défense justifiée, et l'attaque un peu trop préventive, la frontière est souvent floue. Mais la justice ne pourrait jamais interdire de se défendre, justement parce que personne ne prendra le risque, simplement pour obéir à la loi, d'être tué par un agresseur. Tout le monde préfèrera se défendre,quitte à violer la loi, plutôt qu'obéir à la loi et d'être tué.

Avoir un droit peut signifier deux choses :
1) avoir une permission de faire quelque chose, ne pas être juridiquement sanctionné si on l'accomplit
2) avoir une justification de faire quelque chose, être moralement légitimé de la faire
Or, que la justice puisse conférer un droit dans le premier sens, cela découle de ce qui vient d'être dit. En effet, c'est un fait de la nature humaine que celui-ci cherchera à se défendre pour sauver sa vie, quelles que soient les peines qu'il encourt. Même si la défense était sanctionnée d'une peine de mort, les hommes préfèreraient retarder un peu l'échéance, plutôt que se laisser tuer par leur agresseur. Donc, une peine judiciaire contre la défense serait à peu près complètement inutile. C'est pourquoi la justice doit renoncer à infliger des peines contre ceux qui se défendent; et renoncer à infliger des peines contre une action, cela signifie justement permettre cette action. La justice devra alors trancher dans les cas ambigüs, mais elle ne peut pas faire autrement. Ainsi, il y a bien un droit à la légitime défense, si l'on entend par là le fait de ne pas être condamné pour une telle action.
Par contre, il en est tout différemment pour le droit dans le second sens. Car rien ne permet de dire qu'il soit justifié de se défendre contre un agresseur. Contre Hobbes, contre les défenseurs du droit naturel, contre les défenseurs du droit de l'homme, il faut rappeler que personne n'a le droit à la vie. Cette expression ne veut rien dire de plus que ceci : personne n'a la permission juridique de tuer un autre homme. Le meurtre est interdit. C'est tout. Le droit à la vie ne justifie pas le droit de se défendre par soi-même contre une agression qui menacerait notre vie. Sinon, il faudrait aussi dire que le droit de propriété justifierait d'agresser ceux qui menacent notre propriété, que la liberté de circulation donnerait le droit d'agresser des manifestants ou policiers qui bloquent une route, etc. Bref, un droit donne la possibilité de porter plainte contre ceux qui entravent l'exercice de ce droit. Et nul doute que nous avons droit de porter plainte contre quelqu'un qui chercherait à nous tuer. Mais ce n'est pas vraiment la justification que nous voudrions, une justification qui soit d'ordre moral.
Ce droit à a la vie, pris au sens fort de justification de toutes les actions qui sont des conditions de notre propre survie, est la conclusion d'un raisonnement sophistique, qui infère du fait au droit. Certes, les hommes feront tout pour assurer leur survie. Mais cela ne leur confère aucune légitimité. Ils le font, mais n'en ont pas le droit, le droit n'ayant rien à faire dans ceci. Chez Hobbes, un droit subjectif est conféré à chaque individu de se défendre, mais ce droit n'est concédé que dans l'optique de justifier par la suite le pouvoir du souverain de faire tout ce que bon lui semble. Hobbes cherche à justifier le pouvoir illimité du souverain, et invente pour cela un droit qu'aurait chacun de faire ce qu'il veut pour se défendre (ce droit étant transféré au souverain par le dispositif du contrat social passé avec les autres membres de la société). Mais maintenant que nous ne sommes plus dupes des intentions de Hobbes, autant ne pas commettre le sophisme qui lui permettait de parvenir à ses fins. Les individus n'ont aucune justification pour se défendre, il le font, c'est tout. De même, les Etats n'ont aucune justification pour employer tous les moyens qu'ils estiment bons pour se défendre contre les autres, ils le font, c'est tout. Nous ne connaissons tout simplement pas d'Etat qui se laisserait envahir sans se défendre, mais cela ne leur confère pas de droit de se défendre. Puisque leur existence n'est pas justifiée, au sens où ils n'ont pas de raison d'exister, ils n'ont pas non plus de droit de se défendre. Ils existent, c'est tout, donc ils se défendent, c'est tout.

Ainsi, il n'y a pas de guerre juste, il n'y a que des guerres juridiquement permises, parce qu'aucune chose au monde ne pourrait empêcher un Etat de riposter s'il était attaqué, et qu'il faut bien tolérer ce que rien au monde ne pourrait empêcher. Du moins, dans un système juridique rationnel, qui n'inflige de peine que là où il a le pouvoir d'influencer les comportements, se défendre pour sauver sa vie ne peut pas être condamnée. Mais la nécessité factuelle de la riposte ne confère nulle justification. Chacun lutte pour sa vie, mais personne n'a de droit à la vie. 
Autrement dit, bien que le droit soit contraint de céder face à la force du fait, la morale, elle, ne cède en rien, et ce que le droit est bien malgré lui forcé de concéder, la morale, elle, n'a pas à le concéder. Pour elle, défendre sa vie est un acte moralement neutre, ni bon ni mauvais, qui ne se justifie jamais, mais n'est pas non plus condamnable.

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