mardi 6 décembre 2011

La libre circulation des capitaux

Tout d'abord, je tiens à dire que j'emploierai ici "capital" dans un sens large, semblable à l'usage qu'en fait Bourdieu, qui désigne par capital toute sorte de position privilégiée dans n'importe quel domaine (ou champ) de la vie en société, où règne d'une façon ou d'une autre une forme de compétition. Le capital économique est le fait d'avoir de l'argent sur un compte bancaire; le capital scolaire est le fait d'avoir fait de longues études dans de grands établissements et d'avoir obtenu des diplômes prestigieux; le capital culturel est le fait de pouvoir aisément circuler dans toutes les œuvres d'art ou de culture que les hommes produisent, voire de les produire soi-même; le capital social est le fait d'avoir de nombreuses relations parmi des personnes haut placées et influentes; etc. Ainsi, dans chaque champ faisant l'objet d'une forme de classement, et donc de compétition entre les agents, on peut attribuer à ces agents un capital, qui est une évaluation de leur situation dans cette compétition. La personne ayant le plus grand capital étant celle qui jouit de la situation la plus favorable, alors que la personne dépourvue de capital est considérée comme une perdante de cette compétition au sein d'un champ.
On reproche souvent à Bourdieu, qui était pourtant considéré comme de gauche et opposé au capitalisme, d'avoir repris dans sa théorie sociologique ce concept de capital. Ce choix est relativement cohérent, dans la mesure où Bourdieu pense tout le champ social sur le modèle du marché où règne la compétition entre agents. Chacun cherche à acquérir le monopole dans son champ, en faisant reconnaître aux autres la valeur de son capital. Il est indéniable que beaucoup de nos structures sociales reposent sur la compétition, c'est un constat que l'on doit faire, qu'on l'approuve ou pas. Ce n'est un secret pour personne que l'école soit un lieu de sélection; il est également facile de comprendre que les journées ne font que vingt-quatre heures et que les artistes ne peuvent pas tous bénéficier du peu de temps que nos yeux et nos oreilles sont prêts à leur concéder; ce n'est également un secret pour personne que vendre plus cher sa marchandise implique de faire payer davantage son interlocuteur. Bref, dans tous ces domaines règne la compétition, et le modèle du marché et du capital est assez adapté pour les décrire

Mais, en réalité, l'idée que la réalité sociale soit constituée de champs où règnent une compétition interne n'a rien de spécialement déplaisant. Ce qui, en revanche, est facteur d'inquiétude, de trouble, de révolte, d'indignation, est le fait que les capitaux, au lieu de rester à l'intérieur de leur champ d'origine, ont, dans nos sociétés, une grande facilité à s'investir dans d'autres champs, afin de pouvoir se positionner favorablement sans réellement avoir joué le jeu propre au champ. Autrement dit, le problème de nos sociétés n'est pas du tout la compétition, mais plutôt la libre circulation des capitaux. Ce n'est pas le capitalisme qui nous révolte, mais plutôt le fait qu'un capital investi dans le champ économique soit si facilement convertible dans le champ culturel, qu'un capital investi dans le champ scolaire soit si facilement convertible dans le champ économique, etc.
Prenons quelques exemples. Nous voyons un marché de l'art contemporain, dont les côtes et les prix des œuvres ne nous semblent pas du tout en proportion de la valeur artistique d'une œuvre ou de la renommée artistique de l'artiste, mais seulement indexés sur la situation du compte en banque de quelques riches hommes fortunés et par ailleurs amateurs d'art. Autrement dit, nous trouvons anormal que le champ artistique n'ait pas une saine compétition interne, mais soit dominé par une logique économique, dans lequel c'est automatiquement celui qui a le plus gros compte en banque qui a le plus de goût. De même, quand on apprend que certains tableaux valent si chers que les musées qui en sont propriétaires arrivent à peine à les assurer et ne peuvent plus les déplacer, on voit bien que la logique économique a triomphé de la logique artistique (qui veut qu'un tableau d'art soit le genre d'objets que puisse se permettre d'acheter et d'exposer un musée d'art). De même, quand on apprend que les plus beaux violons au monde sont si chers que seules les banques en sont propriétaires, et que celles-ci doivent "généreusement" les prêter aux artistes, il y bien de quoi s'indigner. Il faut rappeler l'évidence de bon sens qu'un bout de bois avec des cordes n'a de valeur qu'aux mains d'un bon violoniste, pas aux mains d'un banquier. 
J'ai également eu l'occasion de parler du champ scolaire. Pourquoi la compétition s'y fait-elle si rude, génératrice de tensions de la part des élèves et des parents? Ce n'est certes pas parce que tous les élèves rêvent d'avoir une carrière scolaire exemplaire. La plupart cherche avant tout à partir le plus tôt possible. Même ceux qui font de longues études attendent avec impatience le moment d'y mettre fin. Rares sont ceux qui font des études pour le plaisir de faire des études. Pourquoi donc un tel souci des notes? Parce que ce capital scolaire est très facilement convertible en capital économique. Lorsque le seul moyen de se constituer un capital économique (c'est-à-dire d'avoir un travail bien rémunéré) est de bien réussir à l'école, alors il est évident que l'école se retrouve chargé d'une tâche immense, celui de faire réussir les élèves au moins dans deux champs, puisque, compte tenu de la situation économique actuelle plutôt défavorable, ne pas avoir de capital scolaire signifie presque à coup sûr ne jamais pouvoir se constituer de capital économique.
Autrement dit, ce qui serait bon pour l'école n'est pas vraiment de diminuer la compétition en son sein. La plupart des êtres humains normaux apprécient de se confronter aux autres. Il s'agit plutôt d'empêcher cette compétition scolaire de déboucher sur une domination définitive, dans tous les autres champs, des gagnants du champ scolaire. La compétition est une lutte entre des égaux, en vue d'établir une inégalité entre eux. Si l'inégalité reste cloisonnée dans le champ scolaire, elle reste supportable. Et si vraiment on ne la supporte plus, on quitte ce champ, et on va en investir un nouveau. Mais si le fait de perdre dans ce champ implique immédiatement le fait d'avoir perdu d'avance dans tous les autres, alors cette compétition devient injuste, insupportable, et génératrice de tension extrêmes. L'école doit se couper du reste du monde, doit valoriser les enseignements que l'on juge importants pour être un homme en général, et éviter les enseignements utiles pour vaincre dans tous les autres champs de la société. L'école doit être tout sauf une fabrique des élites, comme on le dit parfois. L'école doit au contraire être la fabrique des hommes ordinaires, ceux qui ne sont bons à rien de particulier, si ce n'est à ce qui est propre aux hommes : parler, et discuter du juste et de l'injuste (pour le dire de manière aristotélicienne; cf. Les Politiques). Tout le reste n'appartient pas à l'école, et le fait de vouloir quand même le transmettre à l'école sera inévitablement générateur de tension, que l'on pourrait éviter.

Ainsi, le souci principal de notre époque est la libre circulation des capitaux, le fait que ceux-ci ne rencontrent presque aucune coupure, aucun espace de séparation entre différents champs. Celui qui a du capital scolaire a en même temps un capital culturel, puis très rapidement aussi un capital économique, qui pourra ensuite être converti en capital social, et donc aussi en capital politique, etc. Bref, dans un système de libre circulation, le gagnant s’accapare tout, les perdants perdent tout, ce qui correspond justement à une situation de domination Il est difficile d'avoir été brillant à l'école et de finir pauvre, difficile d'être riche sans avoir un vaste réseau d'amis, etc. 
Les critiques du capitalisme s'indignent parfois du fait que le monde est devenu un vaste marché. Mais ils ne voient pas que le problème ne porte pas sur le mot "marché", mais sur le mot "un". Le problème est que tous les marchés ont fusionné, que les capitaux circulent sans entrave de l'un à l'autre, et donc que la compétition devient à chaque instant une lutte pour la vie. Alors que si, par exemple, le marché scolaire était distinct du marché économique, la compétition scolaire ne serait pas une lutte pour la vie, elle serait simplement une lutte pour l'intelligence et la culture. J'aimerais pouvoir dire que les élèves et les parents seraient presque aussi préoccupés si l'école avait pour seul but de cultiver les enfants. Mais je ne pense pas me tromper en disant que ce n'est pas le cas. Et c'est bien normal, car il y a de multiples domaines de la vie très intéressants, et personne n'est contraint de survaloriser le champs scolaire. Mais il faut quand même maintenir l'existence de domaines séparés.
D'ailleurs, c'est justement en séparant que l'on annule la compétition qui pouvait jusqu'ici paraître omniprésente dans nos sociétés. Dans un marché intégralement interconnecté, tous sont en compétition avec tous, à chaque instant. Chacun doit en permanence lutter contre ceux de son champ, mais aussi contre ceux venant d'autres champs. Alors que lorsque les marchés sont séparés, les agents venant de marchés différents ne sont pas en compétition, et peuvent s'entendre plus facilement. Le boulanger s'entend bien avec le boucher, parce qu'il sait que l'argent investi dans la viande ne l'est pas aux dépends du pain. Par contre, s'ils se retrouvent sur un marché commun (la vente de sandwichs) alors il est inévitable que leurs relations se refroidissent quelque peu. 

On peut voir ce texte comme un éloge non protectionniste des frontières. Les coupures, les ruptures, sont de bonnes choses, car elles garantissent à un champ un fonctionnement plus paisible, et surtout un fonctionnement plus juste. Aucun élève ne trouve normal d'échouer à l'école parce que ses parents manquent de moyens financiers, aucun entrepreneur ne trouve normal de perdre un marché public parce que son concurrent connaissait le politique en charge du choix, aucun scientifique ne doit se voir imposer son programme de recherche par des financiers. Par contre, je n'ai rien à dire concernant l'idée qu'une partie d'un champ créée une frontière par rapport au reste du champ (ce qui est le protectionnisme, notamment économique). L'utilité de ce genre de procédés est une toute autre question.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire