lundi 26 décembre 2011

Duhem, Quine, et les mondes de l'art

Le hasard des goûts personnels, des intérêts intellectuels, n'est pas toujours heureux. Je me propose donc ici, de manière très programmatique, de corriger les effets du hasard.
Soit Duhem : philosophe des sciences, soit Quine : philosophe de la logique, du langage. Les deux partagent une célèbre thèse, thèse qui porte le nom de leur auteur, et qui peut se reformuler de la manière suivante : étant donné un ensemble d'observations empiriques, (de faits pratiques, dirait Duhem), il est possible de construire plusieurs théories, opposées les unes aux autres, et pourtant toutes en accord avec ces observations empiriques. Cette thèse est la sous-détermination des théories par les faits. Les faits sous-déterminent les théories, parce que les faits n'imposent pas une unique théorie, mais obligent les (ou permettent aux) scientifiques de choisir entre de multiples théories.
Or, autant la thèse est ambitieuse, autant les exemples, empruntés aux sciences et aux problèmes de traduction de langues inconnues, sont plutôt décevants et très abstraits. La Théorie physique, son objet, sa structure évoque surtout les cas d'imprécision de mesures, qui rendent possibles plusieurs lois mathématiques, et Le mot et la chose reste encore plus abstrait, en tenant pour possibles des traductions incompatibles et pourtant toutes acceptables, compte tenu des réactions des locuteurs étrangers.

Or, cette thèse aurait probablement gagné à être appliquée à l'esthétique, plutôt qu'à la philosophie des sciences. En sciences, les théories empiriquement équivalentes et pourtant en concurrence sont bien rares. Alors qu'en art, il n'y a quasiment pas une musique, pas un roman, qui ne fasse l'objet de multiples interprétations. Il est important de bien voir que toutes sont empiriquement acceptables, c'est-à-dire qu'elles tiennent compte de tous les aspects de l’œuvre, et ne rentrent en contradiction avec aucun autre aspect. Bien sûr, les interprétations multiples sont plus faciles à produire pour les oeuvres de fiction. Le roman, le théâtre et les films se prêtent volontiers à de multiples lectures, alors que les autres oeuvres, peinture, musique, sculpture, etc. sont plus difficiles à interpréter. Néanmoins, les critiques d'art, qui jugent différemment les mêmes oeuvres, montrent que la sous-détermination des jugements par les faits s'applique à tous les domaines artistiques. Il nous arrive bien souvent de lire une critique d'art avec laquelle nous sommes en désaccord, tout en reconnaissant que tout ce qui est décrit se trouve bel et bien dans l’œuvre, et qu'il n'est pas inadmissible de voir l’œuvre ainsi. Et nous voyons aussi que la critique d'art qui décrit l'oeuvre de la manière qui nous convient parle bien de la même chose, mais d'une autre manière. Ces différentes manières de parler de la même chose sont la sous-détermination des critiques d'art par les oeuvres.
C'est pourquoi parler de monde de l'art est approprié, car chaque œuvre construit l'équivalent d'un monde, dans lequel on peut circuler, et qui se prête à sa théorisation. Et ces mondes de l'art sont suffisamment limités, petits, humains, pour rendre les multiples interprétations humainement constructibles. Autant les théories concurrentes du monde réel sont rares, parce que les construire demanderait un effort gigantesque, effort qui serait beaucoup mieux mis à profit en participant à améliorer les théories déjà existantes plutôt qu'à en créer de concurrentes, autant les théories des mondes de l'art sont relativement simples à élaborer, parce que l'ensemble des données est plus facile à collecter. Ainsi, chaque personne ayant vu un film peut se livrer à sa petite interprétation personnelle, alors que le commun des mortels n'a pas les moyens pratiques de faire suffisamment d'expériences et de mesures pour construire une théorie scientifique du monde acceptable. Néanmoins, dans l'un et l'autre cas, la démarche intellectuelle est la même : il s'agit de comprendre un monde, de comprendre comment il fonctionne, de savoir comment y circuler. Et dans les deux cas, la sous-détermination des théories est un constat que l'on ne peut manquer de faire.

On m'objectera peut-être que confondre une théorie scientifique et une interprétation artistique est inacceptable. Une théorie et une interprétation ne sont pas la même chose. Je répondrai que, justement, c'est le fait de n'avoir été attentif au pluralisme des explications qu'en art, et pas en sciences, qui a pousssé les hommes à distinguer théories et interprétations. Mais depuis que Duhem et Quine ont montré que même en sciences, plusieurs théories des mêmes faits sont possibles, la distinction entre théorie et interprétation ne tient plus. La seule différence restante est celle que je viens de signaler, à savoir que les mondes de l'art sont de taille plus humaine, ce qui facilite l'immense diversité des interprétations.

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