samedi 29 mars 2014

La restauration des oeuvres d'art

Je voudrais prendre pour cible une conception assez générale de l’œuvre d'art, selon laquelle c'est la main de l'artiste qui fait l'authenticité de l’œuvre. Autrement dit, une œuvre d'art est authentique parce qu'elle a été exécutée par l'artiste lui-même, alors qu'un faux est une œuvre réalisée par une autre personne, en vue de faire croire au spectateur qu'elle est de la main de l'artiste. Par commodité, je citerai souvent Goodman, dont le texte Langages de l'art reprend cette conception. Mais il me semble évident qu'il n'en a pas la paternité. Goodman cite souvent l'exemple du faussaire van Meegeren, qui a fait passer des toiles pour des tableaux de Vermeer. Ainsi, quand Vermeer est seul à peindre une œuvre, le tableau est un authentique Vermeer, mais si van Meegeren réalise une œuvre à la façon de Vermeer, il réalise un faux.
Pour exprimer cette idée, Goodman distingue les arts autographiques et allographiques. Les arts autographiques doivent être exécutés par celui qui en a l'idée. La peinture, la sculpture, sont des arts autographiques, puisque l'artiste doit peindre ou sculpter lui-même. Alors que dans un art allographique, comme la musique, il est autorisé que l'artiste n'exécute pas lui-même sa partition, mais la confie à un instrumentiste. C'est pourquoi Michel-Ange qui donnerait des conseils à ses élèves pour peindre des fresques n'est pas l'auteur de ces fresques, alors que Bach qui ferait jouer par un pianiste une de ses compositions en est bien l'auteur. Je me permets de rappeler brièvement ce point, plus longuement développé dans Langages de l'art, parce qu'il est important pour mon argumentation.
Enfin, dernière idée essentielle à mon propos, qui là encore est longuement développée dans le texte de Goodman : la peinture, en tant que système de symboles, à la propriété d'être syntaxiquement et sémantiquement dense. Pour le dire extrêmement grossièrement, tout fait sens. La moindre petite variation dans le choix d'une couleur, dans l'épaisseur d'un trait, dans le motif dessiné, peut signifier que l'artiste a voulu réaliser un signe différent (densité syntaxique), et chaque signe, en fonction du contexte dans lequel il est inséré, peut signifier des choses différentes (densité sémantique). Goodman explique ainsi deux choses : premièrement, que l'art soit un langage, secondement, que ce langage soit profondément distinct des langues naturelles, qui n'ont pas ce caractère de densité syntaxique (les petites variations dans le dessin des lettres n'ont pas de valeur) ni, peut-être, de densité sémantique (le sens des mots n'est pas affecté par n'importe quel élément du contexte, seules des données contextuelles précises peuvent faire changer le sens des mots).
En résumé : 
1) En peinture, le moindre coup de pinceau a un effet sur le sens et la valeur de l’œuvre.
2) Une peinture a pour auteur celui ou ceux qui ont donné les coups de pinceau sur la toile
3) Quiconque donne un coup de pinceau sur une toile dont il n'est pas l'auteur réalise un faux.

J'en viens maintenant au thème que je voudrais aborder, celui de la restauration des œuvres. Restaurer est une tâche réalisée par des professionnels au sein des musées, lorsque les tableaux ont mal été conservés, et sont abîmés, ou bien lorsque le temps passe tout simplement, et que les tableaux s'usent, que des couleurs s'altèrent à cause de la mauvaise qualité des pigments, que les vernis jaunissent, etc. Il est parfaitement clair que ce travail n'est pas d'ordre artistique, mais technique, ou scientifique. Le but de ces opérations, dans l'idéal, est de revenir à l'état d'origine de l’œuvre, et non pas d'apporter une touche personnelle à une vieille œuvre. C'est pour cela qu'un restaurateur ne signe pas son travail, et que, la plupart du temps, nous ne savons pas qui est l'auteur de la restauration, ni même quels tableaux ont été restaurés. La restauration se doit d'être un travail invisible, transparent pour le spectateur, qui a l'illusion de voir un tableau magnifique datant du XVème siècle, alors même que ce tableau a en fait été restauré il y a moins d'une décennie.
Je crois nécessaire de décrire, en quelques mots, le type d'opérations que peuvent réaliser les restaurateurs : ils peuvent gratter les couches de peinture, qui ont parfois été ajoutées lors des campagnes précédentes de restauration, supprimer un vernis vieilli, ou au contraire ajouter une nouvelle couche, ils peuvent aussi prendre leur pinceau et combler les zones manquantes, par extrapolation à partir des zones présentes, ou bien aussi changer les couleurs sur le dessin, afin de retrouver les intentions initiales de l'artiste. Autrement dit, les restaurateurs sont des peintres : ils ajoutent du dessin et des couleurs. Ils prennent des toiles dans lesquelles le motif est presque effacé, et les couleurs sont ternes, et dessinent précisément le motif, et rafraichissent les couleurs. 
Je crois que l'on comprendra facilement que cette opération viole les trois principes que j'ai dégagés ci-dessus. 1) En ajoutant du dessin et de la couleur sur la toile, les restaurateurs en changent substantiellement le sens. Certes, leur intention est, en principe, de retrouver l'intention de l'artiste. Mais pour cela, ils sont obligés d'interpréter les intentions de l'artiste, et il y a donc forcément un jeu entre ce qu'ils pensent comprendre de lui, et ce que l'artiste voulait vraiment. Les restaurateurs changent le sens du tableau. 2) En ajoutant des coups de pinceau, ils deviennent eux-mêmes les auteurs de la toile. On ne leur accordera peut-être pas autant d'importance que le peintre d'origine, si la toile est bien conservée. Mais dans certains cas plus spectaculaires, où des tableaux sont presque réalisés à partir de rien, on peut quasiment tenir les restaurateurs pour les vrais auteurs de l’œuvre. 3) Puisque, malgré cela, leur nom n'apparaît pas, et qu'ils prétendent que les toiles sont de Vinci, Vermeer ou Renoir, alors on peut juger que leur travail équivaut à la fabrication de faux. Les conservateurs sont des faussaires, qui créent eux-mêmes des œuvres en les faisant passer pour des toiles de maîtres. Inutile d'ajouter que les considérations pécuniaires sont importantes : les restaurateurs sont payés grassement pour cela, et les musées font venir les foules en montrant des tableaux de grands noms. 

Les conclusions que je viens de tirer sont fausses. Elles le sont pour la raison que ce sont les trois principes de départ qui sont faux, et qu'on en tire des conséquences manifestement fausses. Les restaurateurs ne sont pas des faussaires, mais de simples techniciens luttant contre les effets du temps (3). Le fait de mettre un peu, ou beaucoup, de peinture sur la toile des grands artistes n'en fait pas les co-auteurs de l’œuvre (2). Et le fait de rajouter de la peinture sur la toile ne change pas le sens global de l’œuvre (1). 
Que faut-il reprocher à ces principes? De sous-tendre une conception totalement idéaliste de la peinture. Pour eux, une peinture est un objet hors du temps, hors du monde. Sartre dirait un irréel. Dès lors, la moindre trace du temps et du monde sur l’œuvre en fausserait totalement le sens. Que la peinture s'affadisse, et l’œuvre n'est déjà plus elle-même. Qu'un tout petit bout de peinture s'effrite et tombe, idem. Qu'on ait le malheur de vouloir ajouter une couche de vernis pour protéger le dessin, idem. Avoir de tels critères d'identité vaut pour les concepts, pas pour les objets du monde! Goodman fait de l’œuvre un concept. C'est pourquoi la théorie de Goodman rend impossible toute opération de restauration, qui s'apparente pour lui à la destruction de l’œuvre et à la création d'un faux. 
Il me semble qu'il faut faire revenir les œuvres dans le monde réel, les retirer du monde des idées. Une œuvre est un objet empirique, et dans le monde empirique, sublunaire, les objets s'usent tous avec le temps. Pour en conserver l'esprit, il faut donc de temps en temps les rafraichir, les restaurer. Ces opérations là sont nécessaires pour lutter contre l'effet nécessairement dissolvant du temps. Et si elles sont correctement faites, alors elles sont neutres sur le sens de l’œuvre. Bien entendu, certaines opérations sont maladroites, ou bien finissent par produire le contraire de ce que voulait l'auteur. Un exemple : Luca Penni a peint cette œuvre, L'amour embrassant Vénus.
Dans l'intention de l'artiste, Vénus devait avoir la peau très blanche, afin de créer de la distance, de la froideur, et de casser un peu l'aspect très sensuel de la pose des personnages. Or, avec le temps, le vernis a jauni. L'Amour et Vénus ont donc fini par avoir une peau très jaune, donc chaude, en opposition complète avec l'effet recherché par le peintre. Dans un tel cas, le travail des conservateurs s'opposait à ce que voulait l'artiste. Le sens de l’œuvre était modifié. Enlever ce vieux vernis était donc nécessaire. De plus, il a fallu, pour restaurer cette toile (qui appartient au Musée du Berry) ajouter de la peinture et retracer les contours. Une telle opération aussi, puisqu'elle est conforme à l'intention de l'artiste, peut être tenue pour neutre, du point de vue du sens. 
En résumé, les œuvres sont des objets réels, et pas des objets idéaux. On ne doit jamais confondre les propriétés des concepts, et les propriétés des objets empiriques. Une idée, si on en change le moindre petit aspect, devient une autre idée. Par contre, un objet réel reste le même bien qu'il change. C'est pourquoi, pour un objet réel, tout ne fait pas sens, tout ne modifie pas son essence. Une œuvre d'art peut rester la même alors qu'elle vieillit, ou bien quand elle est restaurée. C'est aussi pourquoi il faut relâcher les critères d'attribution d'une œuvre. Un artiste est quelqu'un qui a eu l'intention, et qui est à l'origine de la première réalisation. Je dirais même qu'il en est l'auteur à partir du moment où il est en gros le principal exécutant de son œuvre. Si des élèves l'ont un peu aidé, il en reste l'auteur. De même, lorsque des restaurateurs ambitieux retapent les œuvres, ils n'en deviennent pas les auteurs. Là encore, de telles opérations ne sont pensables que si on redescend du ciel sur la terre, et que l'on ne cherche pas à tout prix à vouloir que notre concept de l’œuvre d'art soit contaminé par notre concept de concept. Les idées sont éternelles et toujours mêmes qu'elles mêmes, comme le dit Platon. Mais les œuvres d'art ne le sont pas. Elles ne sont pas toujours mêmes qu'elles mêmes, mais elles peuvent changer, sans pour autant varier de sens. Un très fort vieillissement, une mauvaise restauration, peuvent fausser le sens de l’œuvre, mais ce n'est pas systématiquement le cas.

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