lundi 3 mars 2014

Two lovers et le progrès moral de l'humanité

Je voudrais m'appuyer sur le superbe film de James Gray pour montrer que le progrès humain, sur le plan moral, est impossible, ou bien qu'il reviendrait à forcer les individus à faire le bien malgré eux, ce qui revient à tenir les personnes pour des enfants, et donc à leur retirer leur statut d'agent moral, ce qui, on me l'accordera facilement, n'est pas compatible avec l'idée d'un progrès moral de l'humanité. En bref, soit les hommes doivent commencer par faire le mal avant de devenir bon, soit on les force malgré eux à faire le bien, mais l'idée que les hommes puissent commencer leur vie en étant déjà sages et bienveillants me paraît impossible.

Two lovers place Leonard, le personnage principal, devant le dilemme suivant : épouser la brune Sandra, femme paisible, douce, fine, et qui plus est, fille de l'associé de son père; ou bien épouser la blonde Michelle, femme brûlante, débordant d'énergie, tourmentée, et qui est prise dans une histoire amoureuse compliquée avec un homme marié. Très schématiquement, chacune des deux femmes représente l'alternative du mariage de raison et du mariage d'amour. 
Mais c'est en fait bien plus compliqué. Si Sandra représente bien la raison, elle la représente au sens le plus complet du mot raison. Car Sandra est tout simplement le meilleur choix, celui qu'il faut faire, celui qu'il est à la fois raisonnable et rationnel de faire. En effet, dans le mariage de raison, il y a souvent l'idée que l'enfant doit se sacrifier pour satisfaire le reste de sa famille. Or, ici, Leonard ne fait pas d'autre sacrifice que renoncer à Michelle. En effet, Sandra est une très belle femme, dont on sent l'intelligence et la délicatesse. De plus, et ce n'est pas rien, Sandra aime d'un amour sincère Leonard. Se marier avec elle est donc ce qu'il y a de mieux pour Leonard lui-même, et pas seulement pour sa famille qui se soucie surtout de stabilité et de confort matériel. 
Quant à Michelle, elle représente le mariage d'amour, mais au sens de l'amour passionnel, celui qui est violent, destructeur, irrationnel. Car Michelle, de toute évidence, n'aime pas vraiment Leonard. Elle est beaucoup trop préoccupée par sa propre histoire passionnelle avec un riche avocat pour qui elle travaille. Elle a certes besoin de lui, parce qu'il lui apporte un peu de réconfort, de compréhension, de soutien dans son histoire. Mais Leonard n'a pas vraiment de place dans sa vie. De plus, Michelle est une fille qui, elle n'arrête pas de le dire elle-même, est déstructurée, paumée, incapable de prendre des décisions réfléchies. Elle aime un homme mais ne sait même pas si lui l'aime; elle subit déceptions sur déceptions sans réagir. Mais cette inconstance, cette soif de vivre aussi, cette folie, attirent profondément Leonard (qui d'ailleurs est assez proche d'elle, dans son inconstance, dans son côté paumé). En bref, c'est la femme qu'il faut fuir d'urgence, parce que l'on sait qu'elle ne peut que faire souffrir ceux qui l'aiment. La fin du film est d'ailleurs terriblement prévisible : Leonard et Michelle ont prévu de partir emménager ensemble, et doivent prendre l'avion. On sait presque tout de suite que Michelle ne viendra jamais au rendez-vous donné par Leonard, et que celui-ci souffrira terriblement d'avoir été abandonné au dernier moment.

J'en arrive maintenant à la fin du film. Leonard, donc, a été quitté par Michelle, qui ne veut plus partir avec lui parce que l'avocat dont elle était amoureuse a fini par se séparer de sa femme pour épouser Michelle. Leonard est donc victime de l'inconstance de Michelle. Il en souffre terriblement, et jette de rage la bague qu'il comptait lui offrir. Mais celui-ci, après avoir laissé passer sa colère, comprend qu'il doit réussir sa vie, qu'il ne doit pas se laisser détruire par des désirs insensés. Il décide donc d'aller chercher cette bague, et retourne chez lui, où l'attendait Sandra, et lui offre la bague en cadeau. Sandra est ravie, et tout finit par rentrer dans l'ordre. Leonard en pleure, de joie prétend-il à Sandra, même si le spectateur sait bien qu'il s'agit de larmes de tristesse. Mais comme je l'ai déjà expliqué, il ne faut surtout pas voir dans ce choix une forme de résignation. Sandra n'est pas la bouée de secours de Leonard. C'est juste que Leonard a grandi, il est devenu adulte, il comprend que l'âge adulte consiste à renoncer à certaines choses, ces choses à la fois si tentantes et si destructrices. Bref, renoncer à Michelle, ce n'est pas renoncer à la plus jolie fille pour se contenter de la plus moche, pour parler familièrement (d'ailleurs, on devine l'intention du réalisateur de prendre deux actrices aussi belles l'une que l'autre pour jouer les rôles). C'est renoncer au choix douloureux pour accepter le meilleur des choix. Platon, dans le Gorgias, parle des enfants et des adultes qui auraient à choisir entre un confiseur et un médecin pour déterminer leur régime alimentaire. Personne ne dirait que le médecin est un second choix faute de mieux. Même si, évidemment, nous choisirions le confiseur si les bonbons n'étaient pas nuisibles (à grosses doses), le fait que nous sachions qu'ils sont nuisibles nous fait considérer que c'est le médecin qui est le meilleur choix. De même, si Michelle n'était pas une femme capable de mettre n'importe quel homme dans la tourmente, nul doute qu'il faudrait préférer Michelle à Sandra. Sauf que Michelle est dangereuse, et que la raison demande donc de choisir Sandra.
Ce qui rend ce film profond, c'est le fait que Leonard ne choisisse pas Sandra tout de suite. Ce serait psychologiquement invraisemblable, et philosophiquement sans intérêt. Leonard a d'abord besoin de faire l'erreur avant de comprendre. Il lui faut d'abord être durement abandonné avant de comprendre que le mariage prévu par ses parents était le meilleur. S'il n'était pas passé par cela, Leonard ne serait qu'un enfant sans autonomie morale. Il serait obéissant, et sans doute plutôt heureux, mais du bonheur d'un enfant qui ne sait même pas qu'il a raté l'essentiel de ce que la vie lui réserve. Leonard ne devient un véritable adulte qu'en faisant ce choix qui apparaît comme de la résignation pour tous ceux qui sont encore enfants, et comme de la sagesse pour tous ceux qui sont des adultes. Ayant pu vraiment aller jusqu'au bout de la voie de la passion, et ayant pu voir que les plaisirs de l'amour se paient toujours de très dures souffrances, il sait maintenant ce qu'il doit faire. 

J'en viens maintenant à ma question centrale, le progrès moral. Leonard aurait-il pu, au lieu de se lancer dans de mauvaises voies, profiter de la sagesse de ses parents, écouter les récits des autres, lire de la littérature? Bref, au lieu d'expérimenter lui-même, se fier aux témoignages des plus anciens, qui sont passés par des épreuves similaires. Mais voilà qui, justement, est impossible pour toute personne qui voudrait véritablement devenir adulte. Car un adulte est quelqu'un qui agit par lui-même, qui ose agir par lui-même. Il ne peut donc pas se fier aux autres pour prendre des décisions si importantes. Il ne le peut qu'à la marge, lorsqu'il dispose déjà d'une bonne expérience, et lorsqu'il sait que l'enjeu n'est pas décisif. Mais le choix d'un conjoint n'est pas le genre de choses qui peut être laissé à la discrétion des autres, fussent-ils les parents, ou les grands sages des générations précédentes. Celui qui s'en remettrait à ses parents ne montrerait pas par là sa sagesse, mais son immaturité. Souvent, on oppose expérience et raison, comme deux modes de connaissance. Mais ici, la raison est inopérante, puisque l'enjeu est justement de la constituer. L'opposition est celle de l'expérience personnelle et de la confiance aux autres. Et il faut choisir l'expérience. 
Je suis bien conscient de pointer là un dilemme délicat. Car de toute évidence, ce que recommandent les parents est toujours le meilleur (j'idéalise un peu, certes, pour la généralité du propos). Mais suivre l'avis de ses parents est signe que l'on n'est pas encore adulte, mais enfant. Donc, on est condamné entre faire le bien en restant enfant, ou bien faire le mal pour devenir adulte. Il me semble, et j'espère que mon lecteur adhérera, que le second choix est le bon. Mieux vaut des adultes qui ont fait des erreurs dans leur jeunesse, plutôt que des individus qui ont toujours été "sages", comme on le dit de manière un peu méprisante, parce qu'ils sont encore des enfants, sur le plan moral.
Il résulte donc de ceci que le progrès moral de l'humanité est impossible. Ce qui existe, c'est le progrès moral des individus. Un individu peut tirer des leçons de ses égarements passés, il peut progresser, et finir par comprendre véritablement que l'avis de ses parents était le bon. Par contre, l'humanité ne peut pas, sans être réduite à un statut d'enfant, accepter passivement les leçons des ancêtres. Telle est donc la morale de Two lovers. Leonard a progressé moralement, et est devenu capable de comprendre ce qui est le mieux pour lui. Mais jamais l'humanité ne doit parvenir à un stade où les enfants devraient accepter les conseils des parents sans avoir eux-mêmes fait l'expérience de la vérité de ces conseils. Leonard, lorsqu'il aura des enfants parvenus à l'âge de se marier, pourra toujours leur raconter ses histoires d'amour; ceux-ci ne doivent pas trop en tenir compte, et faire eux-mêmes l'expérience des tourments de la passion, de notre tendance à aimer ceux qui nous font mal, et du fait qu'un amour plus stable est beaucoup plus vivable.

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