lundi 31 mars 2014

Pourquoi faire des distinctions conceptuelles?

Ma question est très générale, puisqu'elle touche à la philosophie elle-même, et plus précisément à une de ses techniques les plus fondamentales, la distinction conceptuelle. Je voudrais montrer que ce travail sur les notions peut souvent paraître à première vue de l'ordre de la querelle de mots. Et je suis prêt à admettre que, parfois, il l'est. Mais souvent, se joue quand même quelque chose de très important, à savoir la question de la légitimité. Pour bien mettre en évidence la symétrie entre bon nombre de problèmes philosophiques, je vais prendre deux exemples, sachant qu'on peut en trouver d'autres qui présentent la même structure. 
Le premier concerne la nature de la science. On trouve deux camps antagonistes : d'un côté un camp positiviste qui tient à la faire la distinction entre science et rhétorique; de l'autre un camp relativiste. Bouveresse, dans Rationalité et cynisme, présente ce débat. Lui-même tient à distinguer les sciences de toutes les techniques de manipulation, de rhétorique, de mensonge, qui peuvent certes être utilisées dans la communauté scientifique, mais qui n'en sont pas moins conceptuellement distinctes. Parmi les adversaires de Bouveresse, on trouve Feyerabend, mais aujourd'hui, on pourrait ajouter Latour, car celui-ci théorise tout à fait consciemment le fait que la science est une forme de rhétorique parmi d'autres (cf. La science en action). Dit autrement, il n'est pas possible pour eux de distinguer science et rhétorique, les deux sont toujours mélangées. 
Le second concerne la politique. On trouve sur cette question aussi deux camps : d'un côté des philosophes à tendance rationaliste, qui cherchent à montrer que le pouvoir politique est conceptuellement distinct de la violence exercée contre le peuple; de l'autre des philosophes soucieux de montrer que dans tout rapport de pouvoir, il existe une violence plus ou moins sourde, mais toujours présente. Dans le premier camp, on trouve tous les théoriciens du contrat, mais pas qu'eux. Dans le second camp, on trouve tout particulièrement Foucault (cf. entre autres, Il faut défendre la société, texte dans lequel il explique que la politique n'est pas la fin de la guerre, mais au contraire sa continuation sous une autre forme). Les premiers affirment donc que la politique ne commence que lorsque la violence a cessé, alors que les seconds répondent que violence et politique sont indissociables. 

L'isomorphisme entre ces deux discussions saute aux yeux. D'un côté on trouve un camp qui souhaite distinguer conceptuellement deux notions qui, intuitivement, nous paraissent s'opposer. La science est l'activité qui consiste à enquêter pour trouver des vérités et à donner des arguments solides pour justifier son propos; la rhétorique et la manipulation sont un ensemble de techniques visant à donner à autrui la croyance que l'on dit vrai, indépendamment de ce qu'on sait être vrai ou faux. De même, la politique est l'ensemble des institutions et des relations de pouvoir visant à permettre à une communauté de vivre en bonne entente, alors que la violence est la dissolution de cette bonne entente, et la tentative de soumettre quelqu'un d'autre à notre volonté.
Ainsi, dans les deux débats, un des camps a le bon sens de son côté, alors que l'autre paraît aller contre les évidences. Autre différence capitale, le premier des camps a une approche conceptuelle, alors que le second a une approche descriptive. Feyerabend étudie le Galilée historique, et montre que celui-ci a emporté l'adhésion alors même que son téléscope était d'une fabrication douteuse, et qu'il ne redoutait pas de ridiculiser l'adversaire plutôt que présenter des preuves solides. Alors qu'un positiviste dira seulement, abstraction faite de l'histoire réelle des sciences, que la science et ses preuves solides sont conceptuellement distinctes de la rhétorique, de la moquerie, de la tromperie, etc. De même, concernant la politique, Foucault prétend faire l'histoire du pouvoir, alors que les théoriciens du contrat rappellent toujours que leur construction est parfaitement fictive. Ces derniers affirment que le pouvoir politique repose sur l'accord de tous et non pas sur la violence, et ne s'offusquent pas que les faits les démentent (Rousseau, dans le Contrat social, reconnaît explicitement que si les faits lui donnent tort, alors il faut se débarrasser des faits. On peut aussi penser au célèbre passage des Fondements de la métaphysique des moeurs, où Kant affirme que la morale existerait, même si jamais une seule action au monde n'avait été faite par devoir). J'en arrive donc à la conclusion que, paradoxalement, c'est le camp qui a l'histoire contre lui qui passe pour avoir le bon sens de son côté, et qu'à l'inverse, le camp qui prétend faire de l'histoire se retrouve avec le bon sens contre lui. Bref, le bon sens est parfois conceptuel plutôt qu'historique. 

La question doit maintenant sauter aux yeux. Pourquoi opposer l'historique et le conceptuel? Pourquoi proposer des distinctions que le réel dément? Mais aussi, comment se fait-il que nous ayons tant de mal à admettre certaines identifications conceptuelles, alors que les faits plaident assez volontiers en leur faveur?
La réponse est simple, et a pourtant de grandes implications. C'est que l'on veut pouvoir soulever, à propos des activités humaines, la question de la légitimité. Pour faire des sciences, de bonnes sciences, il est nécessaire de distinguer des arguments légitimes et des arguments illégitimes (sauf pour un relativiste total, mais qui représente une position rationnellement indéfendable, qui mènerait au silence celui qui veut la défendre. Car si tout se vaut, inutile de se fatiguer à chercher de bons arguments, ni même des arguments). Il faut, d'une façon ou d'une autre, retomber sur l'idée qu'un raisonnement suivant des principes logiques hors de cause doit susciter l'assentiment de tous, alors que la manipulation des chiffres et l'invective ne doivent pas être utilisées. Peu m'importe ici les arguments philosophiques que l'on peut utiliser pour arriver à ceci. 
De même, en politique, la distinction entre la politique et la violence est cruciale, parce qu'elle permet de distinguer les gouvernants et les réformes légitimes et ceux qui ne le sont pas. Prendre le pouvoir par la force, c'est être illégitime. Prendre le pouvoir par la décision unanime d'un peuple, c'est être légitime. Faire voter une loi que tout le peuple juge nuisible, c'est être injuste; si au contraire le peuple la veut, alors cette loi est juste. Ici, je présuppose une admission aux principes démocratiques de légitimité. Je le fais pour la simplicité du propos, puisque ce n'est pas l'objet de ma discussion. Même si on voulait prendre d'autres principes (par exemple, la loi divine, la volonté de l'élite éclairée, etc.), il faudrait de toute façon un principe de légitimité. Pour un partisan de la théocratie aussi la politique exclut la violence, simplement, pour lui, la violence consiste à ne pas obéir à la loi divine, et c'est éduquer un homme que le forcer à suivre cette loi. 
Ainsi en refusant de distinguer le conceptuel et l'historique, les relativistes se privent de poser la question de la légitimité. Cela a de grandes conséquences. Pour eux, tous les pouvoirs sont légitimes, même ceux qui usent de la violence contre la population, puisque la politique est par essence l'usage de la violence. De même, en science, la vérité n'est que l'accord de tous, puisque tous les arguments se valent, même ceux que l'on jugerait scandaleux. On aboutit donc à ce constat que fait Bouveresse, et que parfois les relativistes acceptent : le relativisme mène au plus farouche conservatisme. Car si tout se vaut, autant rester tel que l'on est. Laissons faire les fraudes scientifiques! Que le pouvoir se déchaîne! De toute façon, tout se vaut. Parmi les relativistes conséquents dans leur conservatisme, je crois qu'on peut citer Pascal (Les Pensées brouillent la différence entre la justice et la force, parce que Pascal ne donne aucun critère de légitimité du pouvoir, si ce n'est qu'il vaut mieux que celui qui l'a aujourd'hui continue à l'avoir). Il n'est pas le seul. 
Pourquoi avoir fait un tel choix? Pourquoi les relativistes sacrifient-ils la notion de légitimité seulement en vue de décrire les faits, en adoptant une approche historique? C'est justement parce que la notion de légitimité, même manipulée par des philosophes qui ne sont ni engagées dans une communauté de scientifiques de la nature, ni engagées dans la vie politique de manière active, peut servir à des tentatives de légitimation abusive. On commence par dire que la science exclut par principe la rhétorique; puis, compte tenu du fait que ces hommes-là (en désignant, grosso modo, les universitaires et les chercheurs dans les laboratoires) sont tenus pour des scientifiques, alors ces hommes-là n'utilisent jamais la rhétorique mais seulement la solide raison. De même, on dit que la politique exclut la violence, et on conclut que le pouvoir actuellement en place n'est pas violent, que toute son action est légitime. On trouvera facilement dans l'histoire des brochettes de philosophes, même parmi les plus grands, pour justifier les horreurs de son époque (Aristote et l'esclavage, Hegel et l'empire napoléonien, etc.).
Mais comment ne pas voir que les relativistes jettent le bébé avec l'eau du bain? Voulant critiquer les effets de légitimité abusifs produits par la philosophie, ils liquident en même temps la notion même de légitimité, ce qui a pour conséquence de saper les fondements de leur propre critique. Car si rien n'est légitime, alors la critique du pouvoir ne l'est pas plus que le discours du pouvoir. Un discours critique serait de dire : La science, parfois rompt avec ses règles, puisqu'elle a permis à Galilée de l'emporter face aux aristotéliciens alors même que celui-là n'avait pas les moyens rationnels et expérimentaux pour le faire. Autrement dit, puisque la différence entre la rhétorique et la science existe, alors il faut bien dire que Galilée a fait de la rhétorique. Mais les pratiques de Galilée ne peuvent pas avoir le pouvoir mystérieux de faire s'effondrer la limite entre science et rhétorique. (Cela n'empêche pas Feyerabend de soulever des idées très importantes, notamment le droit qu'il faut accorder aux minorités scientifiques de développer leurs théories, afin de ne pas trop vite les confronter aux théories régnantes, qui les vaincraient trop facilement). De même, en politique, n'importe quel discours critique dénonce la violence dans l'exercice du pouvoir. Il faut donc que la critique puisse distinguer la violence de ce qui n'est pas elle. Si le pouvoir est toujours violent, alors la critique est impossible. Ou alors, cela devient la critique "à la Foucault", c'est-à-dire une dénonciation de l'existant (la prison, l'asile, etc.) qui ne s'accompagne pas, et qui ne peut pas s'accompagner, de convictions sur ce qu'il faudrait substituer à ces institutions injustes. 

Je pense avoir montré ici, sous un biais différent, une très vieille idée, souvent reprise dans ce blog, celle selon laquelle un concept serait une règle pour la reconnaissance d'une chose, et donc que le travail sur les concepts est normatif et non pas descriptif. Si la philosophie était seulement descriptive, alors elle devrait conclure que la politique, c'est la violence, et que la science, c'est la rhétorique. Car de fait, bien sûr, le pouvoir utilise toujours la violence, et la science triche toujours pour persuader les autres. Reste que la science ne se réduit jamais complètement à la pratique des scientifiques, et la politique ne se réduit pas non plus à la pratique des politiques. Le concept est toujours quelque chose de plus que le fait. Le concept est ce que le fait devrait être, pour être vraiment ce qu'il est. Je ne dis pas que la philosophie demande aux scientifiques de ne pas truquer leurs résultats, ou aux politiques d'écouter le peuple. Si c'était cela, alors le philosophe ne serait qu'un donneur de leçons, quelqu'un qui fait la morale aux autres. Ce n'est pas ce sens de normatif dont il est question. Je vais peut-être choquer, mais le philosophe, en tant que philosophe, se moque pas mal que les scientifiques soient menteurs et les politiques soient violents. Ce n'est qu'en tant qu'humain que ces sujets l'intéressent. Par contre, le philosophe se demande si la science réelle est bien conforme aux règles de ce qu'est la science, ou si la politique est conforme aux règle de ce qu'est la politique.
Heureusement, le philosophe est toujours en même temps un homme. Et s'il fait des distinctions dans les concepts, c'est-à-dire s'il fixe des règles pour déterminer ce qu'est la vraie science ou la vraie politique, c'est toujours avec l'intention de faire avancer son époque, en la poussant dans la direction que donnent les règles. Le philosophe se donne des buts humains. Mais là encore, la distinction doit être faite, et la philosophie n'est pas la vie. Quand un philosophe norme une activité, il ne donne aucune consigne au sujet de ce que les hommes réels devraient faire. Un philosophe pourrait bien être le dernier des salauds, et expliquer que la politique consiste à se mettre au service du peuple, tout en affirmant qu'il ne faudrait jamais faire de politique, mais que la violence et la guerre sont des activités bien meilleures. 

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