J'appelle intellectuel toute personne capable de tenir un discours cohérent, sensé, précis, intelligent, sur un sujet quelconque. On peut être un intellectuel et parler de football, de marche à pied, de géopolitique, de la stratégie des grandes entreprises nationales, etc. Autrement dit, aucun sujet n'est en soi un sujet pour intellectuel, et aucun n'est en soi hors de son domaine. Par contre, l'intellectuel se définit par le type de discours qu'il tiendra au sujet de son objet. Ce discours là ne peut pas être celui d'un spécialiste, d'une personne qui est directement impliquée dans ce champ d'étude. Même si l'intellectuel est, en tant que personne, impliqué, en tant qu'intellectuel, il prend une certaine distance avec son champ (celle de l'observation). Il lui faut aussi ne pas se soucier exagérément de toute la technicité de son champ, et adopter une approche plus globale, plus accessible aussi. En résumé, l'intellectuel a deux traits : désintéressement et généralité.
Il y a une certaine époque, où, pour des raisons principalement polémiques, on distinguait l'intellectuel généraliste et l'intellectuel spécifique, en gros Sartre contre Foucault. Cette distinction ne vaut rien conceptuellement, elle revient à opposer l'intellectuel qui ne sait pas de quoi il parle, et l'intellectuel qui a un peu étudié son champ avant de parler. Donc évidemment, tout intellectuel doit être spécifique, sinon, sa parole n'a pas de valeur. Bien sûr qu'il est inacceptable que le prestige acquis dans un certain domaine puisse autoriser à prendre position sur n'importe quel autre sujet. Mais l'inverse est vrai. On ne peut pas refuser par principe la légitimité de la parole d'un intellectuel sous prétexte qu'il n'est pas un spécialiste du champ en question. Les deux dangers sont aussi présents l'un que l'autre. On voit trop souvent des intellectuels disserter sur l'air du temps dans l'ignorance la plus crasse, et on voit aussi beaucoup de spécialistes tenter d'intimider des intellectuels en usant de cet argument d'autorité "c'est plus compliqué", alors même que ces spécialistes savent très bien que la plupart des sophistications de chaque champ n'ont pas d'impact réel pour la pensée.
Venons en maintenant aux philosophes. Ceux-ci sont par définition des spécialistes. Un philosophe est quelqu'un qui créé, ou, plus modestement, modifie, précise les concepts. Sa culture historique, celle des philosophes du passé, lui sert à la fois de terrain d'entraînement et de moyen d'interpréter le présent. Il est d'ailleurs important de garder en tête la relative porosité de ces deux aspects, afin de ne pas condamner trop vite l'histoire de la philosophie. Lorsqu'on la pratique, on ne sait jamais exactement à quel moment on est dans le jeu intellectuel gratuit, et à quel moment on établit des concepts permettant de penser les problèmes qui nous concernent.
Et qu'est-ce qu'un concept? Il n'est pas nécessaire ici de vouloir donner une définition parfaitement achevée pour mon propos, mais on peut en gros affirmer que les concepts consistent en un ensemble de règles permettant la reconnaissance de tel ou tel objet, tel ou tel phénomène. Ce que je ne veux pas déterminer maintenant, c'est le type de règles qui permettent ceci. Traditionnellement, on oppose une conception représentationnelle des concepts, qui les voit comme des images avec lesquelles il faudrait comparer les choses réelles, et une conception discursive, où ces règles sont des énoncés, donnant des conditions nécessaires et suffisantes pour être d'une certaine espèce. De même, une conception paradigmatique des concepts (selon laquelle ce sont des cas exemplaires qui servent de point de référence pour savoir si une chose est ou pas de la même espèce) est aussi acceptable.
Ce qui ressort de la définition du philosophe, c'est que celui-ci est davantage concerné par des définitions conceptuelles que par la description des choses empiriques. Son travail n'est pas celui d'un historien, d'un enquêteur, mais de quelqu'un qui, à partir de certaines données empiriques qui lui paraissent pertinentes, conceptualise un certain nombre de faits, de phénomènes, de valeurs, pertinents. Un philosophe ne fait jamais un travail véritablement a priori, au sens de Kant, parce qu'il serait impossible de construire des concepts sans avoir d'idée de ce à quoi on va les appliquer. Mais son travail n'est jamais véritablement a posteriori, puisqu'il ne se laisse pas dicter sa construction conceptuelle par les choses elles-mêmes, il a toute liberté pour en retirer les aspects les plus pertinents. Il faudrait donc dire que le travail du philosophe est a priori mais informé par le réel, c'est-à-dire indépendance en droit, mais dépendance en fait.
Après avoir donné un aperçu des différences entre philosophe et intellectuel, je voudrais expliquer pourquoi ils se ressemblent. D'une part, l'effort de conceptualisation est toujours un mouvement d'abstraction, de prélèvement des aspects essentiels et de suppression des aspects inessentiels. D'autre part, le travail de l'intellectuel consiste à généraliser, à prendre les faits de suffisamment haut. Il est évident, je pense, que conceptualiser et généraliser sont quasiment synonymes, et c'est pourquoi l'intellectuel et le philosophe font un travail voisin.
Le philosophe, en effet, par sa spécialisation dans la création de concept, ne peut pas être spécialiste du champ qu'il conceptualise. S'il s'intéresse au droit, il n'est pas juriste pour autant; s'il s'intéresse aux sciences, il n'est pas scientifique pour autant. Le philosophe apparaît donc toujours aux spécialistes des champs comme un amateur qui parle d'un champ réservé aux professionnels. Sauf que c'est négliger l'importance d'une certaine division du travail intellectuel, le fait que la personne chargée de trouver de nouveaux résultats empiriques n'a que peu de temps pour faire un travail conceptuel approfondi, et réciproquement. Néanmoins c'est ainsi, et le philosophe a toujours l'air d'un intellectuel.
Quant à l'intellectuel, il se nourrit nécessairement du travail philosophique pour avancer ses thèses. Qu'il parle de capitalisme, de désenchantement du monde, de la domination de la technique sur la société, il fait toujours plus ou moins référence à des auteurs philosophiques de la tradition. Marx, Weber, Nietzsche, Heidegger, et beaucoup d'autres, sont souvent en toile de fond des discussions. C'est pourquoi l'intellectuel passe pour un philosophe, parce que le travail des philosophes lui est nécessaire pour comprendre le monde, et l'intellectuel indique très nettement sa tournure idéologique lorsqu'il écrit. Que l'intellectuel soit davantage soucieux de décrire le réel que de discuter des philosophes passe inaperçu.
En effet, les apparences sont trompeuses. Le philosophe passe pour un amateur auprès des spécialistes d'un champ, mais en réalité, il est déjà beaucoup trop technique pour que le grand public puisse comprendre son travail (il n'y a pas ici la moindre trace de mépris envers le grand public, juste l'affirmation que le grand public cultivé n'a pas les moyens de lire un ouvrage philosophique sérieux, seuls des individus motivés et intéressés par la philosophie le peuvent). Alors que l'intellectuel passe pour un philosophe auprès du grand public, alors que les philosophes lui dénieraient systématiquement ce titre, à cause du caractère fruste de l'élaboration conceptuelle. Les intellectuels reprennent très passivement et sans souci de précision quelques thèmes philosophiques, mais sans apporter quoi que ce soit à la philosophie. Autant dire qu'un usager est un électricien parce qu'il est capable d'allumer une ampoule ou un four électriques.
Ainsi, les intellectuels sont des amateurs y compris dans leur rapport à la philosophie, et le fait que celle-ci soit leur principal outil pour défendre leurs idées n'en fait pas des philosophes, mais juste des individus appartenant au grand public, c'est-à-dire disposant d'une culture générale suffisante pour suivre quelques raisonnements, et comprendre à grands traits le monde dans lequel ils vivent. Ici encore, j'insiste sur la nécessité du grand public. Le philosophe aussi fait partie du grand public, et il n'est pas une version supérieure de l'intellectuel, il occupe juste une place de technicien spécialisé au service des intellectuels. Certes, il est très facile au philosophe de démonter les discours de l'intellectuel, en pointant chez lui un nombre considérable d'approximations. Et parfois, il doit le faire. Pourtant, l'intellectuel reste nécessaire, parce que le peuple ne peut pas être philosophe, et que même le philosophe le plus polyvalent au monde est bien obligé, parfois, d'adopter une approche plus globale, plus vulgarisée, pour comprendre le monde dans lequel il vit.
Bien sûr, on peut être un pur philosophe et renoncer à son rôle d'individu dans l'espace public, mais c'est dommage pour ce philosophe, et cela ne remet pas en cause la séparation des territoires que j'ai cherché à tracer ici.
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RépondreSupprimerTout de même, pour être plus constructif et parce que ce genre de jugement est toujours facile : je ne vois pas en quoi le philosophe serait spécialiste de la création de concept. A quoi pourrait ressembler le fait de créer ou modifier un concept ? Les philosophes ne sont pas en charge du dictionnaire Robert. Ils ne créent pas de concepts descriptifs comme le font les savants. Il est vrai qu'ils peuvent souligner une distinction "conceptuelle" en utilisant deux mots ou trois mots pour en caractériser les termes, mais ils ne sont pas censés créer la distinction elle-même. Tout le reste est à mon avis parfaitement illégitime.
RépondreSupprimerLes philosophes, me semble-t-il, ne sont pas du tout des spécialistes, et pas parce qu'il auraient la permisse de dire n'importe quoi sur tout, mais parce qu'il n'y a pas de méthode philosophique, pas d'instruments analytiques propre à la philosophie, il n'y a même peut-être pas spécialement de compétence philosophique.
En effet, les philosophes n'écrivent pas des dictionnaires. La différence entre la philosophie et l'écriture de dictionnaire est la différence entre le droit, et le fait. Un dictionnaire se contente de relever empiriquement un usage, au sein d'une population donnée. Il dit "dans la communauté C, le mot M a le sens S". Le philosophe, lui, cherche ou bien à justifier des usages qui ont déjà cours, ou bien à imposer des usages qui lui semblent légitimes (que le philosophe introduise un nouveau mot, ou qu'il tente d'imposer un nouveau sens à un ancien mot ne change pas grand chose). C'est vrai que pas mal de philosophes récents ont eu tendance à vouloir écarter la question "qu'est-ce que le ...?", pour ne garder que la question "comment utilise-t-on le mot '...' ?" Mais il ne faut pas croire que le travail est alors purement descriptif, sinon, en effet, la philosophie se réduirait à un travail de rédaction de dictionnaire. Car tous ces philosophes, en réalité, sont normatifs. Ils retiennent certains usages plus importants que d'autres, essaient de montrer les liens logiques entre les différents usages; bref, ils font un travail de rationalisation qui est bien celui de la philosophie. La différence essentielle entre la question socratique et la philosophie du langage, c'est l'attention accrue portée à la pluralité des sens d'un mot, au lieu de se jeter trop rapidement sur le sens le plus noble.
SupprimerQuand Augustin se demande ce qu'est le temps, il connaît déjà les usages courants du mot (avoir du temps pour soi, le temps qui passe, etc.) mais cherche une définition qui nous ferait comprendre tous ces usages, au lieu d'utiliser les formules de manière non réfléchie. C'est un peu comme un enfant qui, après avoir appris mécaniquement à dire bonjour dans la situation appropriée, recevrait l'explication du mot, à savoir que cette expression souhaite à autrui que sa journée soit bonne. Le mot "bonjour" se présente alors à lui d'une nouvelle manière, il en a une compréhension justifiée, au lieu de savoir seulement associer la bonne verbalisation au bon contexte.
SupprimerEnsuite, il est important de voir que la philosophie crée aussi des concepts plus techniques. Idée, souveraineté, substance, inférence, esthétique, positivisme, etc. Il y a énormément de notions qui appartiennent à un domaine précis du savoir, et qui n'appartiennent pas au langage ordinaire (ou bien dans un sens très différent, d'homonymie). Je ne suis pas d'accord pour dire que ce sont les savants de ces domaines qui font ce travail conceptuel. Ceux-ci informent la philosophie de leurs problèmes théoriques; la philosophie propose des concepts, qui retournent aux sciences, etc. Je suis prêt à admettre que parfois, les scientifiques eux-mêmes font le boulot des philosophes, mais je considère que la coupure entre science et philosophie reste ce qu'elle est, et que le travail conceptuel n'est pas un travail empirique. Bien entendu, il y a beaucoup de concepts scientifiques qui n'exigent quasiment pas de travail philosophique. Une fois que l'on a forgé philosophiquement le concept d'atome, les notions de neutron, proton, électron ne demandent pas de travail philosophique supplémentaire. Mais vient ensuite la mécanique quantique, qui explique que ces entités ne sont pas du tout comparables des petites billes. Le travail philosophique est donc à refaire pour expliquer comment une particule peut être quelque chose sans avoir de localisation déterminable, etc. Il y a dans toutes les disciplines ce jeu entre découvertes empiriques et reformes conceptuelles. La réforme conceptuelle est un travail pour philosophes.
Note importante : Cette dernière phrase est loin d'être tautologique. Si on laisse à l'abandon les scientifiques, ils se mettent à dire des choses tout à fait bizarres. La mécanique quantique étant un sujet incroyablement technique, les philosophes ont eu tendance à s'en retirer, laissant faire les scientifiques. On se retrouve alors avec des tas de théories farfelues sur le pouvoir de la conscience de déterminer des états quantiques qui resteraient indéterminés s'ils n'étaient pas conscientisés. Et les philosophes, paralysés par le respect tout à fait légitime qu'ils doivent aux scientifiques, discutent alors ces théories "philosophiques" avec un sérieux vraiment amusant, parce qu'ils se seraient esclaffés si ces mêmes théories venaient d'un philosophe de profession. Pour la référence, cf le chapitre 10 de L'esprit conscient, de Chalmers.
Ils ne seraient pas des spécialistes parce qu'il n'y a pas de méthode? C'est justement parce qu'il n'y a pas de méthode qu'il faut être un spécialiste, Quand il y a une méthode, il ne faut qu'une application bête et méchante. Quand il n'y a pas de méthode, il faut tout le travail du temps, de l'expérience, de la longue réflexion pour arriver à quelque chose. Ceci vaut aussi bien pour la résolution d'un problème mathématique, pour l'invention philosophique, pour la recherche d'un style artistique, etc. Personne ne peut dire précisément comment un philosophe expérimenté arrive à voir qu'il faut faire la différence entre ceci et cela, alors qu'une personne inexpérimentée mélange tout. Simplement, c'est l'expertise qui le permet.
SupprimerBrièvement.
SupprimerCeux qui font les dictionnaires ne se contentent pas de considérations factuelles. Sinon, on ne se demanderait pas quels mots doivent entrer dans le dictionnaire, on consulterait des statistiques. Et on se réfère au dictionnaire pour savoir ce qui est permis ou défendu !
Pour ce qui est de la philosophie normative, on peut faire une distinction approximative mais intéressante entre concept et conception : le philosophe ne doit pas toucher au concept de liberté, ce serait complètement absurde, mais il peut en proposer une conception conforme au concept, qui en remplit, en quelque sorte, les trous (et dont il peut prétendre qu'elle correspond mieux au concept ou plutôt, est plus cohérente avec les intuitions associées au concept).
Pour les exemples que tu donnes : ceux qui sont pertinents (substance) renvoient en fait à la métaphysique. Les autres ne sont pas vraiment, dans la mesure où ils renvoient à d'autres domaines : souveraineté, pour le droit, etc. ou ils ne sont que des étiquettes (positivisme). Je suis d'accord avec l'idée que si la spéculation métaphysique est bien fondée, il peut bien y avoir création authentique de concept. Mais je ne suis pas sûr que la spéculation métaphysique soit bien fondée.
C'est parce qu'il n'y a pas de méthode qu'il faut être inventif, brillant, génial, mais pas : spécialiste.
"La réforme conceptuelle est un travail pour philosophes."
SupprimerNon, parce que quelle soit la façon de concevoir ce qu'est un concept (règle d'usage ou représentation), celui-ci n'est modifiable que pour des raisons pragmatiques (usage) ou empiriques (non "concordance", en un sens très large, avec la réalité). Pas philosophiques.
Le savant doit rendre compte de ses concepts devant l'expérience, devant la rationalité, devant ses pairs. Pas devant le philosophe et ses considérations normatives. Une théorie n'est pas farfelue pour des raisons philosophiques.
Quand un mot nouveau entre dans le dictionnaire, ce n'est pas parce que des grands sages pensent que ce mot est manquant pour penser la totalité du réel, c'est uniquement parce qu'un grand nombre de personnes l'emploie déjà. Le dictionnaire valide des usages, rien de plus. Et les autres personnes se règlent sur le dictionnaire non pas en vertu d'une quelconque autorité, mais tout simplement parce que, comme dans toute convention, il est utile de faire comme les autres.
SupprimerTa distinction entre concept et conception crée un parfum de platonisme inutile, alors que nous avions déjà les notions d'usage et de concept. Ces deux sont suffisantes. Bien sûr que, quand on définit un concept, on doit tenir compte de l'usage du mot.
Ensuite, ce n'est pas parce qu'un concept appartient au droit, à la politique, à la morale, à la psychologie, que ces concepts doivent être forgés par des juristes, des politiques, des moralistes ou des psychologues. Si c'était le cas, en effet la philosophie n'aurait pas lieu d'être. Sauf qu'elle a bien une utilité, celle de se mêler des concepts des autres champs. La métaphysique n'est pas plus philosophique que, par exemple, la philosophie du droit. Elle n'a rien de spécial.
Bien sûr, tu as raison, il n'y a pas de raison philosophique de modifier les concepts. La philosophie est une activité, pas une liste de motifs! Donc la philosophie modifie les concepts ou bien parce qu'ils sont incohérents (ce que tu appelles rationalité), ou bien parce qu'ils ne sont pas pratiques (ce que tu appelles pragmatisme), ou bien parce que de nouvelles connaissances nous obligent à faire de nouvelles distinctions ou au contraire à identifier ce qui avait été distingué (raisons empiriques).
SupprimerCe que tu ne comprends pas, c'est que ta conception des concepts, qui est aussi la mienne, est assez généreuse : tu ne fais pas de différence entre le concept de voiture et le concept de liberté; mais que, par conséquent, le travail philosophique peut aussi être fait par un individu lambda. Mais pas toujours, il y a des moments où un spécialiste est nécessaire, que les concepts deviennent plus difficiles, les modifications moins évidentes. C'est comme pour les électriciens : tout le monde sait bricoler un peu pour faire marcher une lampe électrique avec une pile et deux câbles, mais il y a quand même besoin d'électriciens professionnels.
En tant que simple intellectuel issu de la plèbe, je me permets humblement de donner mon avis sur le rôle du philosophe. Ta conception de la philosophie est celle de Deleuze et Guattari dans leur ouvrage "Qu'est ce que la philosophie ?". Selon eux :
RépondreSupprimer- la philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts,
- la science a besoin de la philosophie pour produire des concepts,
- l'art intervient dans l'élaboration et le choix d'une théorie (la théorie choisie est souvent la plus élégante),
- la philosophie doit rester autonome mais elle doit s'enrichir des apports des autres disciplines afin de mieux les fertiliser.
Dans la lignée de Nietzsche, grand démolisseur de la tradition philosophique, Jacques Derrida s'est attaché à déconstruire les systèmes de pensée des grands philosophes comme Platon, Hegel ou Descartes. Selon Derrida, ses philosophies n'ont pour but que d'enfermer le réel dans une pensée systématisante et il les accuse de soutenir le pouvoir dominant en faisant croire à l'existence de vérités essentielles. Dans "Glas", Derrida s'attaque à Hegel, philosophe du savoir total et de l'esprit de système. Dans son dernier livre "L'animal que donc je suis", il récuse le concept d'animalité qui nie la diversité des espèces et place l'homme au dessus de l'animal.
Presque toute la philosophie occidentale, à l'exception peut être de celles de Spinoza et Nietzsche, est fondée sur la pensée humaine; ainsi comment les concepts qui en découlent permettraient-ils d'interpréter un monde qui n'est pas de nature humaine (en supposant que le monde existe indépendamment de l'être humain). Que savons nous du vécu subjectif d'un animal ? What is it like to be a bat ? nous interpelle Thomas Nagel. Que sont les concepts philosophiques sans la pensée qui les produit ? Les sages orientaux nous invitent à pratiquer une sorte de philosophie de vie sans la pensée. Philosopher sans penser est un non sens pour les philosophes occidentaux tant ils sont conditionnés à associer l'acte de philosopher à celui de penser. Les ressentis subjectifs d'un individu que David Chalmers appelle qualias ne peuvent être enfermés dans des concepts. Spinoza et Nietzsche ont compris que la philosophie ne devait pas se limiter à l'élaboration et à la manipulation de concepts mais qu'elle devait s'intéresser aussi à la subjectivité et au vécu de l'être. Sinon elle court le risque de ne produire que des idéologies totalitaires.
Revenons à la source de la philosophie qui est l'amour de la sagesse, pas celle de la pensée.
Je suis d'accord sur le fait qu'il y a un certain nombre de convergences entre les idées de Deleuze et Guattari dans leur livre et les miennes. Mais ces convergences me semblent accidentelles, et je ne pense pas devoir discuter les leurs pour positionner les miennes.
SupprimerConcernant Derrida, je ne peux que recommander d'aller plutôt lire l'oeuvre de Rorty, qui elle aussi converge avec celle de Derrida, mais me semble plus claire, simple, et articulée à une tradition philosophique (le pragmatisme, notamment de Dewey, et le relativisme), au lieu de prétendre révolutionner toute l'histoire de la philosophie. En effet, on trouve chez Rorty une idée très proche de la déconstruction derridienne, à savoir une vigilance vis-à-vis des effets politiques des philosophies essentialistes. Rorty défend l'idée que la démocratie ne peut être vraiment défendue qu'au moyen de conceptions plus pragmatistes.
Concernant la pensée, je répondrai que oui, nous sommes conditionnés, et nous aimons notre condition. Que Nietzsche voit la pensée comme réactive, comme l'arme des faibles plein de ressentiment contre les forts ne nous ébranle pas. Nous préférons encore être des faibles pensants que des forts inconscients d'eux-mêmes. Au fait, cette conception de la pensée ne se limite pas à Nietzsche (je ne partage pas ta lecture de Spinoza, qui va trop contre l'esprit de l'Ethique). On trouve aussi chez James l'idée que la pensée n'apparaît que parce que nous avons des problèmes, qui appellent une réponse, alors que, sans cela, nous aurions une expérience pure d'un grand tout indifférencié. Même réponse : s'il faut passer par des problèmes pour penser, alors trouvons des problèmes, fabriquons les ad hoc.
Concernant la philosophie orientale, une réponse possible est de mentionner le fait que la philosophie a réalisé une séparation entre elle-même et la psychologie. Cette recherche d'un état d'esprit bovin (au sens où le but de la méditation est toujours de faire l'expérience du vide en soi), à supposer qu'il puisse être un but dans la vie, appartient à la psychologie, et pas à la philosophie. La philosophie n'a pas toujours clairement fait cette distinction, il me semble que beaucoup de propos stoïciens appartiennent à la psychologie et non à la philosophie. Mais il me semble qu'il est maintenant nécessaire de le faire.