mardi 8 février 2011

Hobbes et la conviction

[Les gens] sont pareils aux petits enfants qui n’ont d’autre règle des bonnes et des mauvaises manières que la correction infligée par leurs parents et par leurs maîtres, à ceci près que les enfants se tiennent constamment à leur règle, ce que ne font pas les adultes parce que, devenus forts et obstinés, ils en appellent de la coutume à la raison, et de la raison à la coutume, comme cela les sert, s’éloignant de la coutume quand leur intérêt le requiert et combattant la raison aussi souvent qu’elle va contre eux. C’est pourquoi la doctrine du juste et de l’injuste est débattue en permanence, à la fois par la plume et par l’épée. Ce qui n’est pas le cas de la doctrine des lignes et des figures parce que la vérité en ce domaine n’intéresse pas les gens, attendu qu’elle ne s’oppose ni à leur ambition, ni à leur profit, ni à leur lubricité. En effet, en ce qui concerne la doctrine selon laquelle les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles d’un carré, si elle avait été contraire au droit de dominer de quelqu’un, ou à l’intérêt de ceux qui dominent, je ne doute pas qu’elle eût été, sinon débattue, en tout cas éliminée en brûlant tous les livres de géométrie, si cela eût été possible à celui qui y aurait eu intérêt.

Je voudrais proposer une lecture un peu anachronique de ce texte du Leviathan de Hobbes (chapitre 11), parce qu'il ouvre une piste particulièrement importante, qui n'apparaîtrait pas si on s'en tenait à la lettre (et à l'esprit aussi) de ce texte. Que dit ce texte? Il y a une science du juste, et une science des grandeurs (les mathématiques). Mais la dernière arrive à progresser de manière constante et à l'abri du tumulte des passions humaines, alors que la science du juste est connue de très peu d'hommes,  et tous se permettent pourtant de donner leurs opinions, et cherchent même à les imposer par les armes s'il le faut. Autrement dit, on prend le fusil pour "prouver" que la justice, c'est ceci ou cela, mais les non mathématiciens ne vont pas égorger les mathématiciens pour leur "prouver" que la somme des trois angles d'un triangle ne vaut pas deux droits. La science du juste s'oppose ou au contraire justifie bon nombre de passions humaines, et c'est pourquoi elle fait l'objet de discussions constantes, alors que la science des nombres et des grandeurs, ne faisant pas l'objet de grandes passions, reste à l'écart de ce jeu des passions.
Si ce texte me paraît si important, c'est parce qu'il propose une manière de dépasser la traditionnelle dichotomie entre les faits et les valeurs : les faits pourraient faire l'objet d'un accord, parce que ce sont des faits et qu'il suffit d'observer pour voir ce qu'il en est. Dans la science des grandeurs, il y a des faits, si l'on peut dire : une démonstration bien menée s'impose d'elle-même, et quiconque la suit est convaincu de sa vérité, sans discussion possible. Par contre, les valeurs n'étant pas des faits prouvables, on serait condamné à se battre pour imposer les siennes, puisqu'il n'y a aucun autre moyen de les imposer.
Or, Hobbes lui, ne distingue pas faits et valeurs, ni ontologiquement, ni épistémologiquement. Les faits n'ont pas plus d'être que les valeurs, les faits ne sont pas plus connaissables que les valeurs. Le critère de distinction que propose Hobbes est celui de l'intérêt, et de la force de croyance. Ce que l'on appelle les faits sont les croyances sans force, sans conviction, car ne touchant aucun intérêt vital. Quand un astronome nous dit qu'il y a 140 milliards d'étoiles dans la galaxie, on le laisse parler, car même si on le croit, cette croyance n'a guère de force. On pourrait croire demain le contraire, sans que cela nous gêne. Alors que les valeurs concernent les croyances fortes, chargées de conviction, liées à des intérêts puissants. Quand un juge affirme que tel meurtrier doit être acquitté, chacun va crier au scandale et s'indigner. Ainsi, la différence entre faits et valeurs n'est qu'une différence de force de conviction, et de divergences d'intérêt. Personne ne voit de raison de se battre pour les "faits", beaucoup voient de bonnes raisons de se battre pour des "valeurs".
La différence entre les faits et les valeurs, dit Hobbes, est seulement psychologique. Seule la force de conviction distingue les faits et les valeurs. Les prétendues sciences ne le sont que parce que personne n'a envie d'en venir aux mains pour prouver que la galaxie contient 140 milliards d'étoiles.

Il y a donc deux positions distinctes que l'on pourrait défendre, et qui reviennent au fond au même, et une troisième position, qui elle, doit être rejetée. La position à rejeter est celle d'une asymétrie entre faits et valeurs (asymétrie ontologique et épistémologique). Les deux positions restantes seraient donc :
1) les faits et les valeurs font toutes les deux l'objet de science. La science des valeurs, du juste, est aussi solide que les sciences naturelles.
2) ni les faits, ni les valeurs, ne font l'objet de science, et les sciences naturelles n'existent que parce qu'elles ont réussi à instaurer un accord pacifique entre les hommes. Mais l'accord de tous ne garantit pas la vérité.
Et je crois qu'il faut, comme Hobbes, privilégier la première position, car la seconde n'est qu'un scepticisme mal compris : elle se prive entièrement d'utiliser la notion de vérité, parce qu'elle a une conception trop exigeante de la vérité. Je n'en dis pas plus, il faudrait ici entrer dans des considérations, à teneur pragmatiste, sur la vérité.

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