jeudi 10 février 2011

La société de consommation

Une erreur a été commise dans l'analyse de la société de consommation, et cette erreur vient, me semble-t-il, que l'on a considéré l'idée de société dans "société de consommation" comme allant de soi, et ne demandant pas de définition précise. Je ne prétend pas apporter ici une définition de la société qui ait la moindre originalité, mais seulement montrer en quoi une définition très classique, mais bien délimitée, permet d'éviter une grande confusion concernant cette société de consommation.
Qu'est-ce qu'une société? Une société n'est pas un ensemble d'individus séparés. Même dans une société hyperindividualiste, les individus communiquent, se rencontrent, échangent, partagent des moments ensemble, etc. Bref, une société est un ensemble de relations, et pas un ensemble d'individus. C'est très rudimentaire, j'en conviens. Mais je n'ai guère besoin d'en dire plus.

C'est seulement une fois que l'on a rappelé cela que l'on peut décrire la société de consommation selon ce qu'elle est vraiment. Elle n'est pas une société où les individus seraient tous voués à l'accumulation progressive de biens, ni même à l'accumulation progressive de signes (selon l'analyse de Baudrillard). Il est bien possible que seule notre société ait donné pour but aux individus de consommer autant que possible, les autres sociétés valorisant ou bien une forme d'austérité, ou bien plaçant la valeur de la vie dans autre chose que l'augmentation de la consommation. Mais justement, ceci ne fait pas une société, mais un simple ensemble de projets individuels. Il n'est pas invraisemblable de supposer que beaucoup d'hommes, dans toutes les sociétés, aient désiré consommer le plus possible. Ces sociétés n'en devenaient pas des sociétés de consommation. Et il ne suffit pas de dire que ces personnes sont devenues majoritaires, changeant la nature de la société.
La nature de la société de consommation réside ailleurs que dans un simple effet de nombre. Elle est une société comme toutes les autres, à savoir un lieu où s'établissent des relations denses entre individus. Et la consommation intervient non pas comme projet individuel, mais comme mode fondamental d'instauration des relations. La consommation n'est pas le but des individus. Excusez-moi d'avance de cette sociologie sauvage, mais vous ne trouverez pas grand monde dont le but dans la vie soit de consommer. Quel est plutôt le but des hommes? Il est justement d'avoir des relations avec les autres hommes, et les meilleures relations possibles. Avoir du pouvoir, avoir des amis, etc. voici le but fondamental de la plupart des hommes. Même un écrivain ne sortant jamais de chez lui se soucie de son futur public. Même un ermite se soucie de son exemplarité auprès des hommes, ou bien cherche à plaire à Dieu.
Or, dans une société de consommation, c'est justement la consommation qui devient le mode dominant d'instauration des relations. Dans une société traditionnelle, avoir de bonnes relations signifie aller à pied sur la place publique, et vanter ses exploits guerriers, armé de ses flèches fabriquées soi-même. Dans une société de consommation, avoir des relations signifie avoir un téléphone portable avec un bon abonnement pour appeler ses amis, puis aller consommer un film dans un multiplexe en périphérie de ville, donc accessible seulement en voiture, et enfin terminer la soirée dans un bar pour se vanter du dernier téléviseur que l'on vient d'acheter, téléviseur encore plus plat que les programmes qu'il est sensé diffuser.

Bref, dans une société de consommation, la consommation médiatise, elle fait société. C'est en consommant que chacun peut établir des relations avec les autres. En ne consommant pas, on est donc menacé par l'exclusion. Celui qui voudrait retrouver d'autres hommes sur la place du village, alors que presque tous utilisent maintenant leur téléphone et internet pour se donner rendez-vous, se retrouvera seul à tous les coups.
C'est donc pour cela que la société de consommation est d'abord une société, et pas de la consommation individuelle. C'est une société qui cherche à éliminer toutes les relations individuelles directes, pour les remplacer par des relations établies par la médiation d'objets de consommation. Lorsque ce n'est plus le collègue qui transmet les actualités locales mais la presse écrite nationale; lorsque ce n'est plus la grand-mère qui transmet une recette de cuisine, mais un site internet mondial; lorsque jouer ne signifie plus courir après un ballon avec quelques amis, mais faire des parties de jeux informatiques en réseau, la société est bien devenue société de consommation.

Ainsi, le paradigme de la consommation est-il moins pour nous le pain que l'on mange, que le téléphone qui nous relie aux autres. La société de consommation est l'usage généralisé et sans cesse croissant de la technique dans l'instauration des relations humaines.

2 commentaires:

  1. Si on définit la société par un but (bref, comme une association ; à l'opposé de la communauté dont l'unité serait irrévocable, disons "organique"), alors l'idée de société de consommation prend sens : il s'agit d'un type de société qui se définit par la consommation en tant que celle-ci est la valeur suprême. Il me semble d'ailleurs que consommer est précisément un acte social, puisqu'il suppose un système de production. L'avantage je crois de "société de consommation" est de s'épargner une classique historique de notre société (par une production agricole, ou industrielle, ou de services) mais idéologique au sens où c'est parce que cette idée est dominante que la société peut se définir par elle. Tu oublies néanmoins une chose, notée par Bataille (dans la Part maudite) : c'est qu'il n'y a pas si longtemps ce n'est pas tant la consommation que la consummation qui permettait de garantir un ordre social, c'est-à-dire un régime qui organise une production de richesse dont la finalité n'est pas individuelle mais collective (l'excès de richesse est collectivement détruit pour le plaisir de tous). Dès lors, quand tu affirmes "C'est une société qui cherche à éliminer toutes les relations individuelles directes, pour les remplacer par des relations établies par la médiation d'objets de consommation", je pense que tu te trompes, car précisément il faut consommer et c'est le but suprême (même si on le cache par des valeurs). L'accumulation de richesses ne saurait se confondre avec la thésaurisation : l'impératif est la conversion matérielle d'une masse monétaire. Les relations sont toujours individuelles : elles sont au mieux accélérées grâce à des biens de consommation (limite : naviguer sur facebook, est-ce encore consommer ?). Mais si tu organises un "événement" par ce dernier support pour te retrouver avec tes ouailles au café du coin, tu auras pris de donner un lieu déjà socialisé. La limite de l'expression est donc plutôt qu'elle occulte ses origines : Polanyi, je pense à ce qu'il dit de l'encastrage, est sans doute la référence la plus adéquate pour penser un tel phénomène.

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  2. Par société de consommation, je n'entends certainement pas une société dont le but est la consommation, car un tel concept formerait un ensemble vide. Le but d'une société de consommation, comme de toute autre société, est justement de faire société, de maintenir une cohésion entre ses membres. Tu le dis très bien toi-même : une association n'est pas une société, une société ne vise rien d'autre que se maintenir elle-même, et nous vivons bien dans une société de consommation, pas dans une association de consommateurs (même s'il y a bien des associations de consommateurs, dont le but est justement de consommer le plus et le mieux possible).
    La consommation est donc la modalité par laquelle une société "persévère dans son être" et absolument pas un but qu'elle se fixe.

    La fin de ta remarque, concernant les lieux, est extrêmement intéressante : la consommation ne fait pas qu'établir des relations entre individus, elle crée aussi des lieux dans lesquelles ces relations prennent place. Parfois ces lieux sont déjà socialisés. En ce sens, il n'est guère intéressant d'utiliser Facebook pour organiser un apéritif dans un parc ou un jardin public. Par contre, les techniques créent de nouveaux lieux. Les forums de discussion sur internet, les cybercafés, les centres commerciaux, etc. sont autant de lieux qui sont créés par la société de consommation et qui ne se maintiennent que grâce à elle.

    Et il faut bien réaliser que l'usage d'internet est aussi de l'ordre de la consommation. Il faut se méfier de ces idées de dématérialisation et de gratuité. Aller sur Facebook demande de l'électricité, une connexion internet toujours plus rapide, un ordinateur toujours plus performant (sans compter les éventuels smartphones en complément de l'ordinateur), des publicités online toujours plus envahissantes etc.

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