lundi 21 février 2011

La finalité dans les sciences

Le titre de ce post peut prêter à rire, tant il pourrait sembler démesurément orgueilleux de prétendre traiter un sujet si difficile, si discuté, dans les quelques lignes de ce post. Mais mon objectif est modeste. Il s'agira avant tout de concilier deux affirmations qui pourraient sembler paradoxales, et dont je voudrais montrer qu'elles ne le sont pas :
1) le plan du mental et le plan du physique sont entièrement distincts, chacun a son régime causal propre. On n'explique pas une crispation nerveuse par de la colère, on n'explique pas une dépression par un influx d'hormones.
2) les signes conventionnels, humains, ceux qui donnent accès à la pensée, au raisonnement et à la culture, ne sont pas fondamentalement différents des signes naturels, qui sont produits par la causalité naturelle. Il n'y a pas de différence de nature entre la paire constituée par le mot "feu" et le feu réel d'une part, et d'autre part la paire constituée par la fumée réelle et le feu réel.
Le paradoxe est donc le suivant : comment pourrait-on radicalement distinguer deux plans d'explication causale, si les signes ont une seule et même nature? Si tous les signes prennent place sur le même plan, et que la différence entre naturel et culturel est sans importance, pourquoi ne pourrait-on pas croiser les causalités naturelles et culturelles? Pour reprendre mes propres termes : si un signe est avant tout une opération de renvoi d'une chose vers une autre, pourquoi ne pourrait-on pas conjoindre dans une même explication les mouvements cérébraux produits par une substance chimique, et les mouvements d'une personne dépressive qui retourne dans son lit?

La réponse consiste d'abord à reconnaître que l'on parle bien de la même chose, mais différemment. La thèse 1 est une thèse que l'on peut dire dualiste. Mais par là, il ne faut pas entendre que l'esprit de Socrate et le corps de Socrate feraient deux choses. Il n'y a qu'une seule chose, à savoir Socrate lui-même, et corps et esprit ne sont que deux manières différentes de décrire la même chose. D'ailleurs, il me semble maintenant que la posture matérialiste est indéfendable, et qu'il vaut mieux adopter une posture plus spinoziste, tout simplement parce qu'elle est plus modeste. En effet, le matérialiste dirait que le corps de Socrate est la vraie réalité, parce que seule la matière existe, alors que l'esprit n'est qu'un épiphénomène, quelque chose qui émerge à partir de propriétés physiques fondamentales. Si je rejette cette doctrine, c'est tout simplement parce que rien ne la justifie. La doctrine spinoziste, elle, serait la doctrine par défaut : la réalité est l'objet de toute description, mais cet objet de toute description n'est pas plus conforme à une manière de décrire qu'à une autre. Toutes les descriptions sont égales, aucune n'est plus fondamentale. Une description serait plus fondamentale si on pouvait montrer qu'elle seule est capable de rendre compte de toutes choses, alors que les autres auraient ponctuellement des lacunes. Le naturalisme dit parfois que certains évènements sont purement physiques. Mais je crois que rien n'oblige à adhérer à cette idée.

Ensuite, il faut examiner la manière dont on rend compte de cette réalité. Les sciences naturelles établissent bien des liens entre les évènements, et ces liens sont de causalité, c'est-à-dire de transformation continue et régulière. Par là, j'entend qu'une loi causale décrira de la manière la plus générale possible une série d'états par lesquels une chose va passer. Cette loi causale, que l'on appelle plus souvent "équation" aujourd'hui, consiste donc à établir une situation spatiale en fonction du temps. C'est ainsi que l'on décrit la chute d'un corps, la propagation d'un champ quantique, ou bien une réaction chimique d'oxydo-réduction. Dans chaque cas, la loi physique vise à rendre compte d'un processus réglé et constant.
Autrement dit, la finalité est absente d'un tel système d'explication. Pour expliquer le début d'un mouvement, il est inutile de mentionner la fin. La succession des étapes ne se comprend qu'à partir des étapes précédentes.
Par opposition, dans la plupart des explications culturelles, ou mentales, celles des sciences humaines, on ne peut expliquer le début qu'en ayant connaissance de la fin, fin qui signifie par là même aussi bien le terme que le but. Une action ne se comprend qu'en fonction de ce qu'elle vise, et non pas à partir du processus passé qui y mène. Au contraire, le processus qui y mène est justement ce qui échappe à l'action. Lorsque Socrate boit le poison, il le fait avec l'intention de respecter la loi de son pays. Par contre, si l'on décrit cette action comme étant la diffusion progressive du poison dans le corps de Socrate à partir du moment de l'ingestion, on perd la perspective finaliste, pour ne plus expliquer le présent qu'à partir du passé.
Donc, dans une explication culturelle, la finalité est bien présente, parce qu'elle seule donne les raisons d'une action. Le passé n'est jamais une explication, sauf si les agents ont l'intention de rester cohérent. Et rester cohérent est encore se projeter dans l'avenir.

En résumé, il faut distinguer entre signification, finalité, et causalité. La signification est le fait d'être lié par des rapports de signes. En ce sens, il y a dans toute science des rapports de signification : tel évènement est le signe de tel autre évènement , dès lors qu'une loi  ou une règle quelconque annonce que tel évènement est toujours l'antécédent ou le successeur de tel autre évènement. Dans la signification des évènements naturels, le passé produit le présent, la relation de signe se fait du passé vers le présent, ou du présent vers le futur. Dans la signification des évènements culturels, le futur produit le présent, la relation de signe se fait du futur vers le présent.
Alors que la finalité et la causalité ne sont pas le fait d'être lié par des signes, mais sont le sens (la direction) de la signification. La finalité a un sens : du futur vers le présent ; la causalité a un sens inverse : du passé vers le présent. Tout est signifiant, mais certaines explications ne font appel qu'à des schémas causaux, d'autres qu'à des schémas finaux.
Pour faire des métaphores, les sciences naturelles sont une propulsion arrière, les sciences humaines sont une traction avant. Et les 4*4 sont interdits : mixer les régimes d'explication n'est que le signe d'une ignorance.

Néanmoins, l'explication proposée semble épuiser le registre des possibilités : on peut aller de l'avant vers l'arrière, ou de l'arrière vers l'avant, mais il n'y aurait, semble-t-il, pas de troisième voie possible. Or, ce n'est pas le cas, car il faut bien prendre garde au fait que dans chacune des deux manières de décrire la réalité, "avant" et "arrière" n'ont pas la même signification (cf. mon post sur le temps : L'ordre et la connexion). Il y a deux signification possibles pour l'avant et l'après, ce qui fait donc déjà quatre manières possibles de décrire. Et rien n'exclut que l'on ne puisse pas trouver de nouvelles significations pour l'avant et l'après, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles manières de décrire, c'est-à-dire à de nouveaux attributs. Nous en connaissons deux, on sait que Spinoza considérait qu'il y en avait une infinité. Du moins peut-on dire que leur nombre est indéfini, et dépend surtout de l'imagination humaine.

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