mardi 29 mars 2011

Assumer son destin

Peut-on assumer la responsabilité d'un évènement, lorsque cet évènement était inscrit dans la fatalité, et que, quoi que nous fassions, nous ne pouvions pas l'empêcher d'advenir?
Nous avions déjà eu l'occasion de montrer que punir les hommes ne suppose absolument pas qu'ils soient libres (cf. A-t-on inventé le libre arbitre pour punir les hommes?), mais suppose simplement que la punition produise un effet sur les comportements, soit du coupable, soit du reste de la population. Mais ici, le problème est différent. Il consiste à se demander si un homme peut être tenu pour responsable de ce qu'il n'a pas cherché, et même, quelque chose qu'il n'aurait pas pu éviter.

Pour clarifier la discussion, on peut partir d'un exemple contemporain : celui de l'endommagement d'une centrale nucléaire, à cause d'une conjonction de catastrophes, à savoir un tremblement de terre suivi d'un tsunami, qui ont brisé toutes les procédures de sécurité de la centrale. Pour schématiser la discussion, on peut supposer que les ingénieurs et ouvriers ont tous travaillé correctement, n'ont commis aucune erreur de procédure, aussi bien dans la construction de la centrale, que dans son fonctionnement quotidien. Pourtant, malgré le respect scrupuleux des règles, ceci n'a pas suffit, et la catastrophe est arrivée, le réacteur a fondu, les murs ont été détruits, et la radioactivité s'est échappée.Que faut-il donc penser de ceux qui ont construit ces centrales?

Jean-Pierre Dupuy propose la notion de fatalité rétrospective pour analyser un tel cas. Selon lui, tant que les évènements ne sont pas encore joués, tout reste possible, l'action peut avoir de l'effet. Les hommes doivent donc agir, et ne pas se résigner. Il n'est pas question de s'abandonner au destin qui serait écrit par avance. Donc, dans l'action, au présent, rien n'est écrit, et il faut agir comme si tout était possible. Par contre, une fois l'action passée, et que l'on peut regarder en arrière, on peut s'apercevoir que l'on ne pouvait rien à ce qui s'est passé, et que, quelle que soit notre action, ce qui s'est passé devait se passer. Quelles que soient les mesures de sécurité mises en place, il aurait été impossible de déjouer la puissance du tremblement de terre et des vagues géantes. Bref, avant la catastrophe, l'homme est responsable et doit agir, mais après la catastrophe, on peut s'apercevoir que la fatalité était la plus forte, et que nous ne pouvions rien faire.
Dupuy conclut donc, assez naturellement, que les hommes ne sont pas responsables de tout. Ils sont responsables de leurs actions avant l'évènement en question, mais pas de ce qui dépasse tout ce qu'ils pourraient entreprendre. Parfois la fatalité est plus forte, et personne n'est responsable d'avoir échoué face à elle.
L'idée du caractère rétrospectif de la fatalité est très convaincant : c'est seulement après s'être affronté aux évènements que l'on peut déterminer si nous pouvions ou pas nous y opposer. Autant l'idée d'une fatalité en général est dépourvue de sens, autant l'idée d'évènements face auxquels nous ne pouvions rien a bien un sens. Chacun fait souvent ce constat, après avoir compris ce qu'il aurait dû faire, que ce qu'il aurait dû faire était bien au-dessus de ses forces.

Néanmoins, l'idée que nous soyons victimes de la fatalité nous dédouane-t-elle vraiment? Je pense que l'on peut soutenir que non. Pourquoi?
Parce que, certes, il n'était pas dans le pouvoir des hommes de s'opposer à la fatalité, mais il était en leur pouvoir de prendre le risque de s'y confronter. Les hommes ont accepté de courir un risque, et l'ont accepté avec une pleine responsabilité. Ils sont donc également responsables des résultats de cette prise de risque. Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque, parle dans les mêmes termes de l'alcoolique : une fois dépendant de sa bouteille, il n'est plus du tout capable de s'opposer à son destin qui est de boire jusqu'à en mourir. La fatalité est devenue plus forte que lui. Par contre, il était libre de ne pas commencer à boire, et c'est pourquoi il est responsable de s'être mis dans une situation où il ne peut plus rien contrôler. Il est responsable de s'être retrouvé face à la fatalité, plus forte que lui. Il en est de même aujourd'hui : l'homme n'est pas directement responsable de ce qui s'est passé dans cette centrale, mais il est responsable de s'être mis dans une situation de risque, dans une situation qui risquait de le placer sous le rouleau compresseur de la fatalité. Bref, avoir construit des centrales nucléaires, cela revient à boire un ou deux petits verres d'alcool tous les soirs, en se disant que l'on ne risque pas grand chose. 
Je précise que la notion de risque ici employée est assez informelle, au sens où elle ne fait pas l'objet d'un calcul. Personne ne pouvait chiffrer la probabilité de ce qui s'est passé à Fukushima, de même que personne ne peut chiffrer à partir de combien de verres on devient dépendant. Par contre, chacun connaissait les risques, au sens des choses qui étaient possibles : une dégradation de la centrale et un rejet de radioactivité font partie des évènements possibles, même si on ne sait pas en mesurer exactement la probabilité. 

Ainsi, il me semble que l'homme n'est pas seulement responsable de ce qu'il savait certain, mais aussi de ce qu'il savait possible. Celui qui a construit une centrale est responsable des accidents qu'il ne pouvait pas prévoir, mais qu'il savait possible. Je concède la dureté de cette morale, parce qu'il y a parfois des moments où il faut agir, même en sachant que les conséquences possibles sont mauvaises. Car cette morale de la fatalité rétrospective doit aussi être, me semble-t-il, une morale du jugement moral rétrospectif : c'est seulement après les évènements que l'on peut dire si on a eu tort ou raison d'agir. Si la centrale n'avait pas eu de problème, alors ses promoteurs auraient eu raison (abstraction faite de toute autre objection que l'on peut faire au nucléaire), mais puisque la centrale a eu des problèmes, ils ont eu tort. 
Donc, oui, les dirigeants qui ont décidé de construire des centrales au Japon sont responsables. Chacun est responsable de s'être mis face à la fatalité, face à la fortune. Et il est donc inévitable que le jugement moral de ces hommes repose entièrement sur la fortune. Décidez à pile ou face si vous laissez vivre un homme, ou si vous l'abattez. Si la pièce tombe du mauvais côté, vous ne pouvez pas faire porter la responsabilité du meurtre sur la pièce de monnaie. Seul celui qui l'a lancée est responsable. 

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