mercredi 16 mars 2011

Le public philosophique

A qui parle-t-on? A qui s'adresse-t-on lorsque l'on écrit de la philosophie? S'adresser à quelqu'un signifie toujours s'appuyer sur quelque chose que le locuteur présuppose partager avec son auditeur. Pour qu'un discours soit reçu et compris, il faut que son destinataire ait les outils linguistiques, culturels, cognitifs pour le comprendre.
Une discussion suppose donc un lieu commun, c'est-à-dire non pas une banalité, mais un ensemble d'éléments partagés qui sert de point de départ, de support à la discussion. Ce lieu commun est une langue commune, et des connaissances communes. Que nous partagions la même langue n'est d'ailleurs pas quelque chose que l'on vérifie très vite et très tôt, avant de passer à autre chose. Certes, les mots usuels sont rarement objets de litige. Mais pour tous les mots plus rares, et notamment les concepts, il faut sans cesse contrôler qu'autrui parle bien la même langue que nous, qu'autrui utilise les concepts de la même manière que nous. C'est d'ailleurs pourquoi la philosophie, qui se propose d'élaborer davantage les concepts, c'est-à-dire qui se propose de nous éloigner de ce lieu commun qui constitue le point de départ de la discussion, demande d'être en permanence vigilant concernant la distorsion de la langue que nous introduisons à mesure de la discussion.
Ainsi, faire un discours signifie partir d'un lieu commun, partir de connaissances et de concepts partagés, et amener son public vers un nouveau lieu, l'obliger à se déplacer, à quitter l'endroit qui était le sien, et qui, a priori, lui convenait bien. Si le public était insatisfait, il aurait déjà dit ce qu'il s'apprête à lire, et sa lecture serait donc ennuyeuse et inutile. Le public est à peu près satisfait de sa condition, de ce lieu commun, et le locuteur va donc chercher à insinuer dans son public de l'insatisfaction, le pousser à ne plus se satisfaire de ce lieu commun, et à entreprendre un petit déplacement, celui qui est suggéré par le locuteur. 
Bref, le public du philosophe est un public récalcitrant, qui est très bien là où il est, et à qui il faut faire éprouver le besoin de se déplacer. Et ce public ne peut être convaincu que parce que le philosophe et le public partent du même point, à savoir de ce lieu commun, de ces connaissances partagées. Le public partage donc quelque chose avec le philosophe, mais le philosophe cherche à amener le public ailleurs que là où il est. Si le philosophe ne partait pas de ce lieu commun, il serait incompris; s'il restait dans ce lieu commun, il échouerait dans sa tâche (en plus d'être ennuyeux, ce qui au fond revient au même : un mauvais philosophe n'est pas quelqu'un qui dit des faussetés sur Kant ou Hegel, mais quelqu'un qui dit des choses ennuyeuses).

Mais comment est constitué le public du philosophe? Ici justement réside la spécificité de la philosophie. Un discours politique s'adresse aux citoyens. Un théorème de mathématiques s'adresse aux mathématiciens. Un message publicitaire s'adresse aux consommateurs. Mais dire que le discours philosophique s'adresse aux philosophes revient à tourner en rond sans avancer, justement parce que le discours et le public philosophiques vont changer en même temps, et ne sont pas définitivement fixés. Le philosophe qui parle, et donc aussi le public philosophique (lire ou discuter avec les philosophes, c'est être un philosophe), n'est jamais simplement philosophe, il se situe aussi et toujours sur un autre lieu. Le philosophe part d'un lieu qui n'est jamais un lieu en soi philosophique, bien que certains lieux le soient devenus, ou bien aient cessé de l'être. Pour donner des exemples, le philosophe et son public qui s'intéressent à l'idée de justice prennent le lieu commun du juge et du justiciable. Le philosophe qui parle de la morale s'adresse à l'homme en tant qu'être devant agir et prendre des décisions qui engagent lui-même et les autres. 
Autrement dit, il n'y a pas de lieu philosophique, parce que tout lieu peut être philosophique. Il n'y a donc pas non plus de public philosophique, parce que tout public peut être philosophique. Ou plutôt, celui qui veut faire de la philosophie doit lui-même constituer son public. Avant Socrate, il n'y avait pas de philosophie sur la justice. Avant Descartes, il n'y avait pas de philosophie sur la conscience. Avant Russell, il n'y avait pas de philosophie sur la logique. Tout ceci est, du point de vue de l'histoire philosophique, un peu simpliste. Mais l'essentiel est de bien voir que ces auteurs n'ont pas simplement hérité d'un lieu commun, donc d'un public déjà constitué. Ils ont eux-même crée leur public, en partant d'un nouveau lieu commun. Avec Socrate, c'est le citoyen ordinaire qui se retrouve concerné par les problèmes philosophiques (et plus seulement des sages, comme Thalès ou Anaximandre). Avec Russell, le public n'est plus seulement le littéraire ou le romantique, mais aussi le mathématicien. Bref, chaque philosophe est celui qui a su partir d'un nouveau lieu, et entraîner son public vers un lieu inédit. 

Et comment identifie-t-on un lieu? Donc comment identifie-t-on un public philosophique? Évidemment, les concepts qui sont thématisés sont importants. On parle difficilement de la justice avec un mathématicien, ou bien de description définie avec un citoyen (l'actuel roi de France ne l'intéresse pas). Mais ce n'est pas tout. C'est aussi, et tout particulièrement par le choix des exemples que le public philosophique se constitue.
En effet, l'exemple, qu'il faudrait d'ailleurs appeler modèle, n'est jamais seulement illustratif en philosophie. On ne se sert rarement des exemples que pour illustrer, soutenir une thèse. L'exemple a toujours une valeur heuristique, en ce que l'on en tire des propriétés remarquables applicables au concept à modéliser. Telle personne a voulu se servir de la logique mathématique pour décrire le langage ordinaire, alors, ce choix étant fait, on cherchera à étendre autant que possible toutes les propriétés de la logique mathématique au langage ordinaire. Cette méthode de l'extension correspond à la modélisation d'un phénomène : on fabrique un petit modèle, et on déduit à partir du modèle des connaissances supplémentaires.
On peut ainsi mieux comprendre ce qu'est progresser en philosophie, ce que j'ai appelé ici changer de lieu, s'éloigner du lieu commun. Progresser en philosophie consiste à étendre progressivement l'usage d'un exemple canonique à tout un concept qu'il s'agit de penser. Pour reprendre mon exemple russellien, plus la logique parvient à s'étendre sur la langue ordinaire, c'est-à-dire plus elle parvient à penser le concept de langue, plus la philosophie russellienne progresse.

Ainsi, à qui s'adresse la philosophie? Elle s'adresse à ceux qui pourront en comprendre les exemples, à ceux pour qui les modèles choisis sont immédiatement compris et tenus pour de bons choix. Un mathématicien s'y retrouve quand Russell prend la logique pour analyser le langage. Mais ce mathématicien est en même temps philosophe, parce qu'il est obligé de se déplacer et d'utiliser la logique dans une voie tout à fait nouvelle, qui n'était pas celle pour laquelle elle était destinée. 
Y a-t-il donc une différence entre les purs philosophes et les autres? Non, si ce n'est que ceux que l'on appelle les purs philosophes sont ceux qui ont étudié tous ces cas de détournements de modèles. Le pur philosophe est seulement celui qui a vu que l'on pouvait utiliser la logique pour parler du langage. Pour s'adresser aux purs philosophes, il suffit donc de reprendre les modèles déjà pris, pour chercher à les étendre ou en montrer les limites. Mais celui qui change de modèle ne s'adresse plus aux purs philosophes. Il s'adresse toujours à quelqu'un d'autre. 
Lire un philosophe, comprendre d'où et à qui il parle, consiste donc à regarder les exemples qu'il choisit. On ne pense pas le langage de la même façon, selon qu'on le pense à partir de l'image, de la logique, ou du jeu. 

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