dimanche 27 mars 2011

La suite

Dans un récit, une suite est un ensemble d'évènements qui se situent après le moment présent. En mathématiques, une suite est un ensemble d'élément indexés par les entiers naturels (et donc rangés par ordre), et suivant une certaine loi de succession. Les suites de récits et les suites mathématiques ont donc des caractéristiques communes : elles sont une succession d'éléments ordonnés, et dont la position respective ne peut être changée. Dans un récit, chaque évènemenent est à sa place, et il n'est plus possible de changer l'ordre des évènements sans détruire le récit. En mathématiques, chaque élément est à sa place, et il n'est pas non plus possible de changer leur ordre, sous peine de modifier la loi de succession de ces évènements.

Dire que les éléments d'une suite ont une place bien définie, et que l'on ne peut pas les changer de place, signifie que l'ordre entier de la suite est nécessaire. Il est nécessaire que tel élément précède tel autre, et succède à tel autre. Avec l'idée de suite vient donc toujours celle de nécessité. C'est justement ce qui distingue la suite d'un simple ensemble d'éléments. Dans un ensemble d'élément, aucun élément n'a d'ordre d'apparition, aucun n'est indexé. L'ordre dans lequel on les mentionne n'a donc aucune importance, cet ordre est contingent. Par contre, l'ordre des éléments d'une suite est nécessaire. Si l'on change l'ordre des éléments, on change de suite. 

Mais la comparaison entre les mathématiques et le récit semble avoir ses limites. La nécessité dont il est question dans les deux cas ne semble pas de même nature. Dans le cas des mathématiques, la nécessité semble forte. Une suite étant posée, il est possible de la continuer indéfiniment, sans commettre d'erreur, parce qu'il n'y a, pour chaque élément de la suite, qu'une et une seule manière de la continuer. Alors que pour le récit, la nécessité semble beaucoup plus faible. C'est la nécessité dont parle Aristote dans la Poétique. Un récit doit avoir une certaine nécessité, c'est-à-dire que celui qui y assiste doit penser que les évènements n'auraient pas pu se passer autrement, qu'il était nécessaire que l'histoire suive le cours qu'elle a effectivement suivi. Mais, bien que la suite des évènements nous paraisse nécessaire, il est pourtant impossible de déduire, à partir du début, la fin du récit. Prenons une pièce de théâtre, Antigone, par exemple. Il s'agit d'une tragédie, donc chacun se doute que la pièce finira mal. Mais, même après avoir assisté au début de la pièce (Antigone qui veut enterrer son frère malgré l'interdiction de Créon), il est impossible d'en déduire la fin (Antigone enterrée vivante). Une fois que l'on connaît la fin, on comprend que cela ne pouvait être autrement, compte tenu des circonstances, du caractère des personnages, etc. Mais la nécessité ne s'éprouve que dans l'instant, et rétrospectivement. Il est impossible d'anticiper à l'avance ce qui n'a pas encore été joué.
Cette nécessité est une notion capitale, aussi bien dans les arts que dans l'argumentation en général. Une peinture représente une totalité qui a une unité. Chacun comprend que le tableau devait contenir tout ce qu'il contient, mais pas plus que ce qu'il contient. Pourtant, supposons qu'un tableau nous arrive déchiré en deux, et que nous n'ayons qu'une moitié du tableau. Cette moitié ne permet pas de reconstituer la moitié manquante. Le tableau, quand il est complet, a une nécessité, mais cette nécessité ne permet pas de déduire la suite, ou ici, le reste du tableau. 
De même dans l'argumentation. En général, un philosophe ne corrige pas ses propos passés, mais ajoute de nouveaux éléments aux anciens. L'ensemble forme un système cohérent, articulé, complet. Pourtant, là encore, il n'est pas possible de simplement déduire de nouveaux énoncés à partir des anciens. Toute extrapolation est un jeu très risqué, même s'il est évidemment tentant de se risquer à y jouer. A chaque instant, celui qui argumente prend une position nouvelle, qui lui parait nécessaire, mais qui n'est pas la simple conséquence logique de ce qu'il a dit plus tôt. Il y a bien uné nécessité, mais faible. 

De ce point de vue, y a-t-il vraiment une différence avec les mathématiques? Il pourrait sembler que oui. Si l'on nous demande de poursuivre la suite des entiers naturels, nous avons l'impression que nous pouvons déduire à coup sûr les nombres suivants, sans nous tromper. La nécessité semble ici une véritable contrainte. Et c'est d'ailleurs pour cela qu'une pauvre calculette peut écrire la suite des entiers naturels, alors que l'ordinateur le plus puissant au monde ne pourra pas écrire le texte perdu d'Aristote sur la comédie, en s'appuyant sur l'ensemble de ses autres textes. Dans le cas des mathématiques, la nécessité est forte, ce qui permet de poursuivre sans ambiguïté la suite, alors que dans le cas du récit, la nécessité est faible, ce qui ne permet pas de la poursuivre.
Mais est-ce si simple? Non, car compte tenu d'une suite numérique donnée (donc une suite finie, puisqu'une suite infinie, évidemment, ne peut jamais nous être donnée), il n'est pas possible de déduire de manière univoque une loi de succession. Il est toujours possible de trouver plusieurs lois de succession, qui sont compatibles avec l'ensemble des éléments dont on dispose, mais qui finiraient par diverger. Donc, la loi de succession que l'on peut établir ne peut au mieux, que satisfaire l'ensemble des éléments que l'on possède déjà, mais rien ne prouve définitivement qu'elle conviendra toujours dans le futur. En fait, dans l'exemple des entiers naturels, si on peut poursuivre sans difficulté, c'est justement parce que l'on nous a donné la règle pour continuer (ajouter une unité). Mais si l'on avait seulement un nombre fini d'entiers naturels, il y aurait toujours un doute sur la manière dont il faut continuer.

Ainsi, en mathématiques comme dans le récit, la nécessité est toujours faible. Il n'est jamais possible de dérouler de manière certaine une suite mathmétique, et il n'est pas non plus possible de dérouler à l'avance le fil d'une histoire. Certes, si on connaît la loi de succession, le problème ne se pose pas. Mais il n'en est jamais ainsi dans le récit, et c'est pourquoi la comparaison avec les mathématiques n'aurait plus lieu d'être. Par contre, lorsque l'on a des éléments, en nombre fini, et que l'on doit deviner les élements suivants, de multiples pistes sont toujours possibles. Une fois que la suite est apparue, on pourra toujours dire qu'il était nécessaire que ces élements, ou ces évènements adviennent. Pourtant, avant qu'ils apparaissent, personne ne pouvait dire avec une certitude absolue qu'ils devaient advenir.

Deux problèmes ont ainsi été éclaircis : la nature de l'argumentation ; et la possibilité de lois en histoire.
Une argumentation consiste à découvrir (ou inventer) progressivement la loi de succession des propos. Plus nous argumentons, plus la loi de succession devient manifeste, et plus il serait facile de continuer les propos. Mais jamais nous ne parvenons à une certitude absolue.
Et il ne peut pas y avoir de lois définitives en histoire pour la raison qu'il y a toujours plusieurs manières possibles d'ordonner un ensemble d'évènements humains. Si l'on écrivait des lois, ces lois ne pourraient être que provisoires, et sans cesse révisées au fur et à mesure des nouveaux évènements, de même qu'en mathématiques, de nouveaux éléments de la suite nous obligent à réviser la loi de succession.


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