Chacun a sans doute ce souvenir de ses copies de philosophie en terminale, qui commençaient invariablement par la même formule, simplement adaptée au sujet donné. Ainsi, de tous temps les hommes se sont demandés s'ils étaient libres, ce qu'ils pouvaient connaître, ou bien si les lois pouvaient être injustes.
On pourrait ne voir dans cette formule que la simple angoisse de l'élève, qui ne sait pas comment démarrer son devoir, et qui, pour éviter de trop perdre de temps sur une amorce qui, au fond, n'a pas grande importance, lance donc la phrase la plus banale qui puisse exister. Cette formule serait donc un simple moyen de se lancer, tout en se voulant le plus consensuel possible.
Or, ce n'est pas si simple. Tout d'abord, il faut bien voir que ces formules sont, quasi systématiquement, fausses. Non, il n'est pas vrai que les questions sont éternelles, et celles qui sont assez durables ne sont jamais posées dans les mêmes termes que celles qui sont données à l'élève contemporain. Bref, pour une amorce, cela démarre mal, puisque cette première phrase est tout simplement fausse. Il n'y a rien que les hommes se soient demandés de tous temps.
Les élèves l'ignorent-ils? Pas totalement. En réalité, cette phrase, qui est en fait une description historique, expose l'élève au risque inhérent à toute description historique : celle d'être purement et simplement fausse. Pourquoi alors prendre un tel risque, puisque l'amorce est au contraire un moment qui est censé lancer un devoir sans susciter de controverse?
En réalité, les élèves sont prêts à prendre le risque de la description fausse, parce qu'il y a quelque chose qu'ils se refusent encore davantage à faire : celle de s'engager sur la valeur de la question posée. En disant que la question qu'on leur pose est importante, ils ne risquent pas de dire quelque chose de simplement faux, car l'importance n'est pas un fait, n'est pas quelque chose de constatable empiriquement. L'importance est quelque chose de subjectif, qui dépend des personnes, des cultures, de l'état d'une discipline, d'une science, etc. Il n'appartient qu'à nous de montrer l'importance de quelque chose. Mais rien n'est en soi sans importance, ou de grande importance.
Pourquoi alors ne pas poser une valeur, dont on ne pourra pas reprocher tout simplement la fausseté, au lieu de se lancer dans une description factuelle hasardeuse, voire fausse? C'est justement le désir de consensus qui suscite cette stratégie, qu'il faut bien appeler ainsi, parce qu'elle consiste à camoufler un jugement de valeur en un jugement de fait. Affirmer une valeur, c'est inévitablement se présenter face à un correcteur qui peut adhérer à la valeur contraire, c'est donc inévitablement se retrouver en conflit, conflit que l'on est certain de perdre (le correcteur a le dernier mot). Alors que faire une description permet d'éviter l'affrontement avec le correcteur. Si la description est vraie, le correcteur ne se braque pas contre l'élève et poursuit sa lecture. Et même si elle est fausse, le correcteur barre la phrase mais ne se place pas en situation de conflit avec l'élève. Il ne fait que continuer à lire la copie.
Ainsi, pour éviter ce conflit, l'élève déploie une stratégie, qui consiste, on l'a dit, à camoufler une évaluation en une description. Car il faut bien dire que le sujet est important, demande à être pris au sérieux, car c'est justement le but d'une introduction. Mais on ne peut pas simplement le dire ainsi, ce qui reviendrait potentiellement à braquer le correcteur. D'où le raisonnement suivant : puisque l'élève ne peut lui-même soutenir une valeur, alors il fait reposer cette valeur sur l'humanité entière; si toute l'humanité s'est depuis toujours posée une question, alors cela signifie que cette question est importante. Le correcteur lui, n'aura pas l'audace de s'opposer à toute l'humanité!
Ainsi, l'élève a pu éviter l'évaluation directe de la valeur d'une question. Il a pu éviter sa prise de responsabilité, en repoussant cette responsabilité sur les autres hommes, en leur faisant porter la responsabilité d'avoir pris au sérieux une question donnée.
Kant disait "sapere aude", ose penser par toi-même. Et qu'est-ce qu'un élève n'ose pas faire? Non pas exactement raisonner, élaborer des arguments, etc. Il y parvient très bien. Mais ce que l'on ose beaucoup plus difficilement, c'est poser des valeurs, poser des questions comme importantes, comme devant être résolus. Au fondement de l'activité scientifique (au sens large) se trouve en fait un engagement politique. Penser par soi-même, c'est en tout premier lieu décréter quels sont les problèmes importants, ceux qui devraient mobiliser les hommes. Cet engagement est aussi celui de ceux qui s'engagent pour une cause politique, tout en sachant qu'ils ne pourront pas prouver factuellement qu'ils ont raison de s'engager ainsi.
Bref, (de tous temps) les jeunes penseront par eux-mêmes lorsque, au lieu d'écrire "les hommes de tous temps se sont demandés si...", ils écriront "les hommes de tous temps auraient dû se demander si...".
De tout temps, les hommes n'ont pas su écrire cette locution. Commencer par une faute, ce n'est pas non plus du meilleur effet, même dans un blog...
RépondreSupprimerAu contraire, ce que l'on ose difficilement, c'est plutôt d'entreprendre de justifier cette position de valeurs, c'est le raisonnement et l'argumentation qui manquent, dans les copies comme ailleurs. Pugnare aude ! Il paraît que nous sommes en démocratie, mais personne ne sent le besoin de défendre ses convictions. Il suffit d'être convaincu pour avoir raison de l'être.
J'essayais juste de me livrer à une petite escarmouche orthographique. "De tout temps" parle de tous les temps. Donc la substitution du pluriel au singulier me paraît justifiée.
RépondreSupprimerQue les raisonnements soient souvent boiteux, je le concède, mais on ne peut pas dire qu'ils ne sont pas là. Ne constates-tu pas une inflation énorme de l'usage de "donc"?
Enfin, tu soulèves un sujet très important, qui est encore loin d'être résolu dans mon esprit, celui du fondement de la connaissance. J'hésite encore entre une posture décisionniste (les jugements primitifs font l'objet d'une affirmation arbitraire, indémontrable), et une posture rationaliste (il est toujours possible de rendre raison de n'importe quel jugement). Traditionnellement, on distingue le fondement circulaire et la régression à l'infini. Cette distinction me paraît oiseuse : tant que l'on n'a pas fait le tour du cercle, on n'a aucune certitude de ne pas avancer en ligne droite.