jeudi 17 mars 2016

Confiance et reconnaissance : notions inutiles?

Mon intention n'est pas de rentrer dans des considérations très précises sur l'une ou l'autre des notions discutées, mais plutôt de montrer que les problèmes généraux qui se posent à l'une se posent dans des termes semblables à l'autre, et que les mêmes objections peuvent aussi s'y appliquer. Je voudrais montrer que ces notions sont dispensables, d'abord parce que leur nature n'est pas du tout évidente, ce qui explique les volumes énormes de traités qui leur sont consacrés, alors que nous disposons d'alternatives bien plus simples et économiques au niveau conceptuel. 


La confiance est la disposition d'esprit d'un individu qui estime qu'il peut compter sur quelqu'un pour faire quelque chose, et que cette chose soit bien faite. La confiance est le contraire de la méfiance, c'est-à-dire l'attitude de peur d'être trahi. Quand on accorde à quelqu'un sa confiance, on pense qu'il va bien agir, ou à la limite, agir de façon prévisible. En effet, on peut aussi faire confiance à quelqu'un qui va commettre une mauvaise action, dans la mesure où nous nous attendons qu'il le fasse, et que nous estimons qu'il ne va pas changer brutalement de ligne de conduite. Des voleurs qui doivent s'organiser pour un casse peuvent se faire confiance même s'ils commettent une mauvaise action, parce que chacun est pour les autres suffisamment prévisible, et ne va pas les trahir au milieu de l'assaut, en partant avec tout le butin, ou en révélant qu'il est un policier infiltré. 
La confiance fait l'objet de nombreuses discussions, parce qu'elle semble pour beaucoup être au fondement de la plupart des activités sociales. Dans toute activité économique, on doit avoir confiance dans le fait que les autres honorent les contrats passés, dans le fait qu'ils utilisent et acceptent la monnaie fiduciaire, dans le fait qu'ils ne cherchent pas à nous rouler en nous vendant une marchandise de très mauvaise qualité, etc. Dans la vie sociale aussi, on a besoin de la confiance pour avoir des relations apaisées avec son conjoint (dont on espère qu'il ne nous trompe pas), avec nos collègues de bureau (dont on espère qu'ils soient solidaires et ne s'approprient pas nos succès), avec nos amis (dont on espère qu'ils nous aident si nous sommes en difficulté, et qu'ils ne se moquent pas de nous en notre absence). Sur la route, nous avons aussi besoin de faire confiance aux autres automobilistes pour à peu près respecter le code de la route. La liste des activités dans lesquelles la confiance est impliquée paraît infinie. 
Sans la confiance, il semble donc que notre société n'existerait même pas. Nous serions tous restés des animaux solitaires ne pouvant s'allier avec personne de peur d'être trahi au moindre moment de faiblesse. Nous serions dans un état de nature qui ressemble à celui de Hobbes, une guerre de tous contre tous dans laquelle chacun affûte ses armes, ferme ses coffres et sa porte à clé. La confiance dans la moralité de chacun serait donc le moyen de sortir de l'état de nature. Au lieu d'un contrat social, nous pourrions envisager, comme le fait David Gauthier dans Morale et Contrat, que quelques individus commencent à agir moralement, en prenant des risques considérables, ce qui augmenterait progressivement la confiance chez les autres, qui se mettraient donc à leur tour à agir moralement, jusqu'à ce que tout le monde en fasse autant, et que les traîtres se retrouvent en si petit nombre que leur conduite ne puisse plus être maintenue. Je ne pense pas que la théorie de Gauthier soit satisfaisante, parce que Gauthier cherche à proposer une genèse de la société tout en acceptant les principes de la rationalité stratégique, et qu'il ne parvient pas à expliquer pourquoi les maximisateurs moraux (les "pionniers" en morale) seraient toujours rationnels alors qu'ils prennent évidemment des risques énormes à agir moralement pendant que les autres continuent à utiliser la violence ou la fourberie. Cependant, en tant que genèse empirique, cette approche paraît satisfaisante : certains comportements coopératifs très limités commencent à apparaître ; cela profit au groupe, ce qui motive d'autant plus les membres de ce groupe à persévérer dans cette voie là ; et progressivement, tout le groupe devient coopératif. Mais dans cette genèse, les individus sont plutôt piégés par leurs habitudes ou leur affection pour les autres que rationnels. Puisqu'il reste toujours rationnel (au sens stratégique) de profiter des bonnes actions des autres tout en faisant défection. 

Ensuite, la reconnaissance est aussi très discutée aujourd'hui, peut-être davantage par les sociologues que les philosophes, même si Hegel est sans doute le premier à avoir attiré l'attention sur ce point (du moins, Hegel relu par Kojève). Pour Hegel, la conscience aurait besoin, pour exister vraiment, d'être reconnue par une autre conscience, alors que chaque conscience voudrait plutôt nier les autres consciences, et non pas les reconnaître. Celui qui arriverait à se nier suffisamment pour obliger l'autre conscience à le reconnaître serait donc le vainqueur d'une lutte pour la reconnaissance. Le maître est le vainqueur, parce que se nier signifie risquer la mort, et le maître prend ce risque, alors que l'esclave refuse, car il veut rester en vie, et est pour cette raison le perdant de la lutte, celui qui n'est pas reconnu mais doit reconnaître. 
Hors de question de démêler ici un texte aussi abstrait, dont le sens général n'est même pas du tout clair. La Phénoménologie de l'esprit est l'histoire d'une conscience dans son chemin vers la connaissance d'elle-même, alors que ce célèbre passage est lu de manière politico-sociale. Ce genre de procédé, qu'utilisait aussi Platon quand il faisait correspondre la tripartition de l'âme à la tripartition de la cité, me paraît être une excentricité que Platon pouvait bien se permettre, mais que Hegel et ses commentateurs auraient dû éviter, parce que, une fois que l'on en retire le talent littéraire immense de Platon, il ne reste plus qu'un procédé rhétorique indéfendable et générateur de confusion.
Par contre, on peut retenir des idées hégéliennes les banalités suivantes : les hommes en société sont le plus souvent en concurrence les uns avec les autres. Et ils cherchent tous à se faire une place dans laquelle ils peuvent vivre confortablement. Pour cela, ils doivent donc lutter. On peut admettre qu'il y a trois champs de lutte (ce qu'admettent Hegel et Axel Honneth) : 
- les relations personnelles, amoureuses ou amicales : dans ce champ, nous sommes en concurrence pour obtenir de l'amour, et devons donc nous montrer agréables, intéressants, fidèles, etc.
- les relations juridiques : dans ce champ, nous sommes en concurrence pour obtenir des droits, et minimiser les devoirs à notre égard, il faut donc s'engager politiquement et socialement.
- les relations culturelles : dans ce champ, nous sommes en concurrence pour produire un travail et des oeuvres de qualité, qui seront utiles et appréciés des autres.
Dans chacun de ces champs, la reconnaissance manifeste que nous avons une place, et une bonne place dans ce champ. Celui qui n'est pas reconnu est celui qui n'est pas aimé et qui n'est utile à rien dans une société. Celui qui est reconnu est aimé, et productif, et défend ses intérêts politiques. 
La reconnaissance n'est pas un moyen pour quelque chose. La reconnaissance est une fin en soi. Et si nous aimons les compliments et détestons les reproches, c'est parce qu'un compliment est un signe de reconnaissance, alors qu'un reproche est un refus de reconnaître. Voilà au fond l'idée assez triviale que je retire de ma lecture honteusement réductrice des théoriciens de la reconnaissance : nous aimons les compliments parce que nous aimons la reconnaissance, et nous aimons la reconnaissance parce que nous sommes souvent en concurrence avec les autres. 
Inutile de préciser que la reconnaissance, au même titre que la confiance, est une attitude présente absolument partout, dans la moindre des relations les plus ordinaires. Je reconnais ma femme, mes amis, mes enfants, mes collègues de bureau, la caissière, la femme de ménage, les intellectuels à l'EHESS, et beaucoup d'autres. 


Je passe maintenant à la critique de ces notions. Nous avons vu que la confiance est un sentiment nécessaire dans la quasi-totalité des relations sociales. C'est un sentiment qui doit donc être particulièrement diffus pour rester en permanence dans nos esprits, car les autres sentiments, eux, sont ponctuels, disparaissent vite, et sont identifiés facilement quand ils sont présents. La peur d'être trahi, bien entendu, est un sentiment. Il est facile de la ressentir. Par contre, ressent-on la confiance? Ce n'est pas évident. Mais j'anticipe tout de suite une réponse à ce problème, réponse bien trop facile pour être acceptée comme cela : la confiance serait un sentiment négatif, la méfiance serait un sentiment positif. Cette réponse est inacceptable, parce que personne ne sait ce qu'est un sentiment négatif. On peut nier des propositions, et on peut accoler un "moins" à des nombres, pour faire des nombres négatifs. Mais il n'y a pas de sentiment négatif. Et une absence de sentiment n'est pas un sentiment, et notamment certainement pas le sentiment de l'absence de peur. Ce genre de construction est purement logique mais n'a aucun soutien psychologique. Il y a la peur et l'absence de peur, mais l'absence de peur n'est pas un sentiment, ce n'est que l'absence de sentiment. En conclusion, cette petite réflexion psychologique rend la notion de confiance suspecte. Il est possible qu'il s'agisse d'une notion ayant une utilité logique, mais aucune réalité psychologique.
Mais cette utilité logique ne résiste pas non plus à l'examen. Car la confiance est un état affectif à l'égard des personnes. Or, rien ne rend cet état nécessaire. Dans tous les exemples habituellement utilisés pour montrer la confiance envers des individus, on peut tout à fait réinterpréter ces exemples en termes d'anticipations des agents au sujet des comportements des autres agents. Par exemple, a-t-on confiance dans la monnaie fiduciaire? Ce n'est pas utile, il suffit de savoir que les autres continueront à utiliser cette monnaie tant qu'il n'y a pas d'autre système monétaire plus commode. Aujourd'hui, j'ai confiance dans l'euro parce que je peux raisonnablement anticiper que les gens ne vont pas se remettre à transporter de pièces et des lingots d'or pour faire leurs courses. Je peux aussi raisonnablement anticiper le fait que les banques ne vont pas frauder en modifiant sans le dire les données informatiques relatives aux comptes de leurs clients, car une telle attitude reviendrait, si elle était découverte, à la fuite de tous les clients. Car si les clients ne peuvent plus rien anticiper, le danger est pour eux très fort, et personne ne souhaite évidemment s'exposer à perdre tout son argent. Donc, en ayant fait ce petit raisonnement sur les intérêts de ma banque, je peux en conclure qu'il n'y a pas grand risque que mes données bancaires soient trafiquées. Autre exemple. Ai-je confiance en mon conjoint sur le fait qu'il ne me trompe pas? Là encore, la confiance est inutile. Faute d'indice suspect, je dois bien présumer qu'il m'est fidèle, car aucune autre attitude n'est logiquement possible. Par contre, si des indices apparaissent, alors je peux raisonnablement projeter l'idée que mon conjoint me trompe. Ici, il ne s'agit pas exactement d'anticipation. Il s'agit plutôt de rétrospection, mais le mécanisme de rétrospection reste cognitif et non affectif. Il consiste à récupérer des données, et à envisager les possibilités. Si les données sont convergentes, alors nous commençons à être suspicieux et jaloux. Là encore, la jalousie est un sentiment réel, qu'on peut ressentir. Il est produit par la compréhension que notre conjoint nous trompe sans doute. Par contre, la compréhension qu'il ne nous trompe pas ne produit aucun sentiment. Il ne s'agit que d'une compréhension intellectuelle. 
On pourrait objecter que la confiance est justement nécessaire quand les anticipations sont impossibles. Parce que, parfois, nous ne pouvons pas savoir ce que fait notre conjoint ou comment vont se comporter les autres. Ce n'est pas faux, mais là encore, on ne voit pas pourquoi l'absence de connaissance sur quelque chose devrait produire quoi que ce soit dans l'esprit, comme de la confiance. L'absence de connaissance ne produit rien du tout. Nous restons comme nous sommes, ignorants. De toute façon, l'objection concède que nous n'avons pas le choix, puisque la méfiance et la confiance ne pourraient pas être confirmées. Rien n'implique donc, d'un point de vue logique, que l'impossibilité de faire quoi que ce soit devrait se traduire par un sentiment de confiance. On pourrait répliquer :"mais le fait que nous agissions comme si nous savions que les autres sont fiables montre que nous leur faisons confiance". Je suis d'accord, mais je rappelle juste que nous avions expliqué la confiance en termes d'anticipation. On peut le faire ici aussi. Quand nous ne pouvons pas anticiper, l'attitude la plus courante est de faire comme si nous avions anticipé les comportements d'autrui, et que nous les pensions fiables.On pourrait encore répliquer : "mais le fait que nous choisissions de faire comme si nous avions anticipé est justement causé par la confiance". Je réponds que non. La confiance est le fait de faire comme si on savoir qu'une personne ou des personnes sont prévisibles, mais la confiance n'est qu'un mot, pas un état psychologique, et certainement pas la cause de quoi que ce soit. 

Passons ensuite à la reconnaissance. Là encore, il est possible d'éliminer cette notion pour la remplacer par celle d'anticipation. Quand autrui nous complimente, quand autrui nous manifeste de l'amour, nous anticipons une amélioration de notre bien-être. Nous allons connaître un succès commercial ou culturel, nous allons vivre une relation humaine intéressante, etc.
Le problème de la reconnaissance n'est pas la notion elle-même, mais plutôt le fait d'en faire une fin en soi. Il est évident, du moins j'imagine que tout le monde connaît une ou deux personnes de ce genre, que certains recherchent de manière compulsive des marques de reconnaissance, bien au-delà de ce qui est nécessaire pour qu'ils aient la garantie d'ordre cognitif qu'ils ont réussi et qu'ils seront bien à l'avenir. Mais pour la majorité des personnes, c'est le bien-être objectif qui est essentiel, et la reconnaissance n'est qu'un bon moyen d'anticiper le bien-être futur. La reconnaissance n'est donc pas un fin mais un moyen, sauf peut-être pour ces rares personnes.
Toute la théorie de la reconnaissance n'a donc selon moi à peu près aucun intérêt. Elle n'est qu'une dénomination pompeuse pour la théorie des compliments et des marques d'amour. D'une part il est hautement discutable de rassembler en un même sentiment des expériences si différentes. A première vue, je ne vois aucun point commun entre l'Etat qui reconnaît mon existence légale et la compagne qui me témoigne de l'amour. Le sentiment de savoir que nous existons pour les autres n'est pas, au moins chez moi, un sentiment du tout. C'est un pur artefact théorique fondé sur le plaisir que nous avons d'être aimé ou d'être protégé par l'Etat. Mais il n'y a aucun concept surplombant et d'une dignité toute particulière. Et d'autre part, s'il y a quelque chose qui peut unifier toutes ces expériences plaisantes de reconnaissance, ce sont seulement des considérations cognitives sur notre futur bien-être, et non pas des états affectifs qui seraient d'une nature spécifique. Quand nos affaires avancent, nous sommes heureux. Mais c'est tout.
Donc, contre Hegel, je dirais que personne ne veut que sa conscience soit reconnue par une autre conscience, tout simplement parce que cela ne veut rien dire. Les gens veulent être aimés, j'en convient. Mais être aimé n'est pas être reconnu. Les gens veulent aussi avoir des droits, ce qui est aussi évident. Mais avoir des droits n'est pas être reconnu. Les gens veulent contribuer à leur culture, laisser une trace. Mais cela n'est toujours pas être reconnu. Les gens, quand ils s'intéressent aux autres, le font pour savoir si ce qu'ils font est bon, ou si eux-mêmes sont bons. Mais la reconnaissance n'a qu'une valeur instrumentale. 


Je résume : la confiance et la reconnaissance sont des sentiments à l'égard d'autres personnes. Ces sentiments ne résistent pas à l'examen. Ils n'ont aucun fondement psychologiques, et répondent à de pures exigences conceptuelles. Malheureusement, ces exigences conceptuelles ne sont pas non plus légitimes, et il est possible de satisfaire ces mêmes exigences de manière plus solide. On peut donc supprimer les notions de confiance et de reconnaissance, et leur substituer la notion d'anticipation. Les agents cherchent à anticiper le cours des événements, et s'appuient sur les autres pour ce faire. La confiance est le fait que l'anticipation d'un agent lui laisse penser que le cours des événements sera à son avantage. La reconnaissance est le fait d'envoyer un signal à un agent que ce qu'il fait est bon, et qu'il peut s'attendre à ce que sa situation s'améliore. 

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