dimanche 6 mars 2016

Savoir et pouvoir

Je voudrais ici soulever la question de la nature de la connaissance pratique, c'est-à-dire ce qu'il faut savoir pour réaliser une action correctement. En effet, pouvoir faire quelque chose semble supposer que l'on sache faire cette chose. Mais de quel genre de savoir s'agit-il?
La discussion ne s'inscrit donc pas dans le cadre de la pensée de Foucault, mais plutôt dans celle de Ryle et des discussions qui ont suivi, que Tiercelin présente dans son cours de 2015 sur la connaissance pratique. Je ne discuterai pas en détail Ryle ni les critiques adressées par Stanley et Williamson, pour la raison que Ryle raisonne depuis une distinction en langue anglaise entre "knowing that" et "knowing how", et que ce "knowing how" est assez ambigu. Il n'y a pas de traduction française évidente, et la traduction proposée "savoir comment" est certes transparente, mais elle n'est pas très fréquente en français, et ne lève pas une ambiguïté importante . Il est donc délicat, me semble-t-il, de soulever des arguments précis contre l'idée de Ryle, comme le font Stanley et Williamson, alors même que ce qu'il veut dire n'est pas totalement clair. Je voudrais proposer ici quelques réflexions pour essayer d'atténuer cette ambiguïté. 

Tout d'abord, il faut clarifier la notion de pouvoir. Un individu peut faire quelque chose s'il en a les capacités. Les capacités sont variables selon le temps et selon les individus. Elles délimitent ce qu'un individu est susceptible de savoir faire. Par exemple, je ne sais jouer d'aucun instrument de musique, mais j'en ai pourtant les capacités, et si je m'entraîne un peu, alors je saurai jouer d'un instrument. Cependant, à l'âge de deux ans, je n'avais même pas les capacités de jouer d'un instrument, parce que mon système moteur ne m'aurait même pas permis d'apprendre. Cela signifie que les capacités peuvent être étendues par l'entraînement, ou simplement par la croissance.
Ensuite, on doit distinguer les capacités, et les compétences. En effet, si j'ai appris à jouer d'un instrument, alors je peux y jouer au sens où j'ai les compétences pour y jouer. Si on me le demande, ou si je le souhaite, je joue. Puisque je ne joue pas en permanence, il s'agit bien d'une possibilité, et Aristote aurait parlé d'une puissance. Cette puissance peut être actualisée à volonté. Ainsi, avoir une compétence, c'est pouvoir faire quelque chose à volonté. Compte tenu de ces définitions, il est évident que les compétences sont plus limitées que les capacités. Les capacités délimitent l'espace des compétences possibles, certaines de ces compétences sont seulement possibles, d'autres sont actualisées. Puis, parmi les compétences actualisées, certaines sont mises en œuvre, alors que d'autres restent à l'état de dispositions accessibles.
Pourtant, ce n'est pas satisfaisant, et l'examen de la notion de savoir le révèle. Il semble qu'on puisse tenir pour équivalents savoir faire, et être compétent. Or, il arrive parfois que nous sachions faire quelque chose, mais que, pour différentes raisons, nous soyons incapables de le faire. Par exemple, un athlète blessé n'est plus capable de sauter en fosbury, alors même qu'il sait le faire. Hors de question de dire qu'une blessure supprime un savoir. Le savoir reste disponible, la compétence aussi reste disponible, mais l'individu perd une capacité, temporairement. De même, un très vieil athlète perd définitivement la capacité de sauter en fosbury, même s'il sait toujours comment on doit faire. Il peut donc arriver que les capacités soient plus étroites que les compétences. Chaque fois que nous avons appris quelque chose, alors nous gardons en permanence le savoir, la compétence. Mais diverses circonstances peuvent nous empêcher d'actualiser ces compétences. Ces circonstances limitent nos capacités, et c'est pourquoi les compétences se retrouvent inaccessibles bien que nous les ayons quand même.

Mais le problème est alors le suivant : qu'est-ce qu'une compétence, un talent, lorsque ce talent est inaccessible pour différentes raison? Il semble qu'il ne reste plus qu'une connaissance, donc un savoir, alors qu'une compétence est un savoir-faire, un talent. Le vieil athlète sait ce qu'il faut faire pour faire un fosbury, mais il ne sait pas le faire. Voici le point délicat de la traduction de Ryle : un "knowing how" peut aussi bien être un "savoir comment faire", qui signifie plutôt une connaissance théorique sur la manière de procéder, qu'un "savoir faire" qui signifie plutôt une connaissance pratique, une compétence pour exécuter quelque chose à volonté. Or, l'exemple en question laisse penser que nous pourrions très bien avoir une connaissance théorique de la manière de faire, sans pour autant avoir la connaissance pratique, qui seule, permet d'exécuter l'action en question.
Ici, Stanley et Williamson, d'une part, et Ryle d'autre part, sont en désaccord. Pour Ryle, une connaissance pratique est d'un genre entièrement différent d'une connaissance théorique. Mais son propos est délicat, car il tente aussi de concevoir la connaissance théorique à partir du modèle de la connaissance pratique. Il est clair que ces deux thèses sont contradictoires. Pour les réconcilier, on peut dire, en simplifiant, que Ryle part d'une conception intellectualiste de la connaissance théorique, et y oppose sa conception de la connaissance pratique ; mais dans un second temps, il propose une conception plus satisfaisante de la connaissance théorique, qui prend appui sur sa notion de connaissance pratique. Au contraire, Stanley et Williamson prétendent calquer la connaissance pratique sur la connaissance théorique comprise de manière intellectualiste.
Les deux intellectualistes ont l'argument du vieil athlète en leur faveur, à première vue : en effet, celui-ci sait toujours comment faire pour sauter le fosbury, même s'il n'est plus capable de le faire. En d'autres termes, on peut savoir faire sans pouvoir faire. Le savoir n'est pas toujours un pouvoir. Les capacités relèvent pour eux des caractéristiques physiques, qui n'ont rien à voir avec la pensée ou les propositions, alors que le savoir faire, lui, relève entièrement de connaissances propositionnelles. C'est pourquoi le vieil athlète garde ses connaissances propositionnelles alors que l'âge lui a retiré les capacités de faire des sauts.
Pourtant Ryle pourrait répondre la chose suivante : savoir faire, au contraire, c'est pouvoir faire. Le savoir est un pouvoir. Mais chaque savoir est de nature différente. Et les connaissances pratiques ne sont pas actualisées par le fait de pouvoir donner des indications verbales de la manière de s'y prendre. Cela relève d'un autre savoir, celui de savoir parler, de savoir décrire, et de savoir prescrire en l'occurrence les règles à suivre pour réaliser une certaine action. La connaissance des procédures n'est pas la capacité de suivre ces procédures. C'est même pour cela que le passage à la pratique est si difficile : il ne suffit pas de savoir quels règles permettent de faire une chose pour savoir faire cette chose. Or, le vieil athlète est, en raison de sa vieillesse, devenu incapable de faire des fosbury. Il ne sait plus les faire. Par contre, il garde la capacité de parler de la manière de faire des fosbury. Mais au fond, nul besoin d'être un athlète ou un athlète retraité pour savoir parler de la manière de faire des fosbury. Il suffit d'avoir écouté quelqu'un en parler, d'avoir retenu ce qu'il a dit, et de le répéter tout bêtement. Personne ne dirait jamais de quelqu'un qui répète ce qu'il a entendu sur les fosbury qu'il sait faire des fosbury. Il dispose d'un savoir propositionnel, mais pas d'un savoir pratique. Donc, cet exemple du vieil athlète est tout aussi compatible avec la thèse pragmatiste de Ryle.
Quant à la notion de savoir comment faire, on voit à quel point elle est ambiguë, et donc inutile pour résoudre ce problème. Car on peut très bien considérer que savoir comment faire est juste une connaissance d'ordre propositionnel, de celui qui sait décrire les règles à appliquer pour réaliser une action. Mais on peut aussi admettre que savoir comment faire implique de pouvoir faire cette chose, pour montrer qu'on sait la faire. L'expression est donc loin d'être évidente, alors que c'est malheureusement sur elle que repose une partie des discussions entre les intellectualistes et les pragmatistes.

Il n'est donc pas du tout évident de déterminer si savoir implique pouvoir, ou bien si savoir n'implique pas pouvoir. Pour avancer sur la question, il est utile de renverser le conditionnel : pouvoir implique-t-il savoir? En d'autres termes, chaque fois que l'on peut faire quelque chose, donc que l'on a la compétence pour le faire, a-t-on en même temps un savoir, une connaissance?
Avant de répondre, il faut quand même distinguer les actions à proprement parler, et les opérations mécaniques en nous. Par exemple, mon estomac digère les aliments que j'ingère, mais bien qu'on puisse dire, à la limite, que je peux digérer, il serait absurde de dire que je sais digérer. On ne peut savoir faire que les actions que l'on peut imputer à quelqu'un ou à soi, donc les actions dont on est vraiment l'auteur. Et pour être plus précis, ici, il faut limiter les actions aux opérations que l'on peut vouloir faire, avoir l'intention de faire, qu'on peut faire volontairement. Pour toutes ces actions, se pose la question de savoir si on peut les faire, et si on sait les faire. Par contre, si un geste ou un mécanisme en nous n'est ni volontaire ni intentionnel, cela n'a pas grand sens de se demander si on peut les faire ou si on sait les faire.
Prenons donc un exemple authentique d'action : un enfant qui joue à la balle avec un autre enfant, en la lançant vers lui. L'enfant est très jeune, et ne sait pas parler correctement, et est très très loin de pouvoir décrire verbalement ce qu'il fait. Dispose-t-il d'un savoir? Je crois qu'on peut répondre qu'il sait jouer à la balle, car il est peut y jouer quand il le veut, en exécutant les gestes à peu près correctement. Le fait qu'il a la compétence pour jouer semble impliquer qu'il dispose du savoir pratique pour jouer. Donc, la réponse est positive, dans cet exemple. Le pouvoir implique le savoir. Je ne vois aucun obstacle à généraliser. Chaque fois qu'une personne est capable de déclencher une action à volonté, et de l'exécuter correctement, on peut dire qu'elle sait faire cette action. Il n'y a qu'une chose qui puisse interdire de dire qu'une personne sait faire quelque chose, alors qu'elle vient de le faire, c'est le fait que la personne ait réussi l'action par chance, par hasard, etc. Dans un tel cas, on lui refuse le fait qu'elle sache faire. Mais on lui retire aussi la compétence pour faire, donc le pouvoir faire (puisque par "pouvoir", on entend bien "compétence", et non pas "possibilité"). En résumé, le pouvoir implique le savoir.
Bien sûr, que pouvoir implique savoir ne signifie pas que savoir implique pouvoir. On ne peut pas résoudre le problème si facilement. Mais cela donne déjà un indice en faveur de l'idée que les deux notions sont équivalentes. Pour l'instant, Ryle a l'avantage : savoir faire semble impliquer qu'on soit capable de réaliser l'acte, et non pas seulement de savoir décrire comment on s'y prend.

Une autre manière d'envisager le problème consiste à s'interroger sur la nature des propositions. Si la connaissance pratique était une connaissance de nature théorique, alors savoir faire quelque chose serait équivalent à savoir reconnaître, au sujet de n'importe quelle action, si elle est ou n'est pas de la sorte considérée. Ainsi, pour un Fosbury, savoir faire un fosbury reviendrait à savoir reconnaître un fosbury quand on le voit faire, ou bien quand on le fait. Or, cela ne va pas du tout. Car c'est une chose de maîtriser des gestes pour réaliser quelque chose, c'est autre chose que de voir de l'extérieur, ou de l'intérieur, ce que cela fait. Evidemment, pour beaucoup d'activités, nous regardons les autres. Mais il pourrait très bien que nous apprenions à faire quelque chose sans jamais regarder les autres, de sorte que nous n'aurions aucun moyen a priori (c'est-à-dire, seulement en scrutant notre savoir pratique) de déduire ce que nous allons observer si nous voyons quelqu'un réaliser l'action. J'admets que la connaissance propositionnelle permet, au moins, de reconnaître un objet ou une action comme étant de telle ou telle sorte. Cela laisse donc penser que la connaissance pratique n'est pas propositionnelle. Et cet argument fonctionne aussi bien pour une conception intellectualiste que pragmatiste de la proposition, car c'est vraiment une condition minimale de la notion de proposition que celui qui en connaît le contenu sait à quelle condition elle est satisfaite (vraie). Donc la capacité de reconnaissance est absolument nécessaire. Donc, si on peut savoir faire sans reconnaître, c'est que la connaissance pratique n'est pas une connaissance propositionnelle.

Voici donc ma conclusion, au moins pour l'instant : savoir, c'est pouvoir, car un savoir pratique est la compétence pour réaliser une action à volonté. La connaissance pratique est pratique, et non pas cognitive.
Quant à la connaissance théorique, même si je n'en ai presque pas parlé ici, on peut considérer qu'elle équivaut aussi à un pouvoir, au moins celui de reconnaître les situations conformément à des concepts, et aussi, à la limite, celui de nommer et parler de ces situations en utilisant une langue. 

2 commentaires:

  1. Mince, j'avais oublié ce qu'était un saut en fosbury ! Merci de m'avoir rappelé à mon athlétique adolescence.

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    1. A l'attention de google/blogpsot11 mars 2016 à 20:57

      Je suis fatigué
      C'est pour ça qu'aujourd'hui
      Je voudrais crier :

      Je ne suis pas un robot
      Mes faux pas me collent à la peau
      Je ne suis pas un robot
      Faut pas croire ce que disent les journaux
      Je ne suis pas un robot
      Un robot

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