On trouve assez régulièrement dans la presse des informations sur la santé, la médecine, etc. C'est évidemment une préoccupation légitime pour chaque individu, mais les informations rapportées par des non-spécialistes risquent toujours d'être terriblement déformées, ou de véhiculer inconsciemment des clichés et des images trompeuses. Ainsi, régulièrement, nous sommes informés de la découverte de nouvelles addictions, dont celle-ci : Plus de 4% des utilisateurs sont addicts à Facebook. Je cite cet article en précisant immédiatement qu'il échappe à la plupart des défauts courants : il prend une certaine distance avec son sujet, il établit le lien entre l'addiction et d'autres problèmes plus généraux (ici la phobie sociale), il est suffisamment long pour ne pas se contenter d'une donnée statistique accompagnée d'un cri de peur ("protégez vos enfants de ces écrans diaboliques!"). Mais il soulève quand même une question récurrente : de quoi peut-on être dépendant? Est-il nécessaire qu'une substance produise un effet physiologique pour qu'il y ait véritablement dépendance, ou bien suffit-il que la personne soit contrainte de reproduire de manière obsessionnelle un certain comportement?
Pourquoi un philosophe pourrait-il se permettre d'entrer sur le territoire de la médecine? Justement parce que les questions de délimitation ne sont pas des questions qui ne portent que sur un seul domaine, mais des questions qui portent sur l'intersection entre au moins deux disciplines, ou bien entre une discipline et l'ensemble des connaissances ordinaires (ne faisant pas l'objet d'une discipline particulière). Pour cette raison, il n'est pas possible de dire que les addictions sont une notion purement médicale, parce qu'il est défendable que les addictions soient en partie des problèmes moraux plutôt que médicaux, et il est donc nécessaire de faire le partage entre des addictions purement morales, qui relèvent de considérations habituellement tenues par les philosophes, et des addictions purement biologiques, qui elles, relèvent de la médecine. Enfin, il faut encore s'interroger sur la possibilité qu'il existe des addictions mixtes, mêlant morale et médecine.
Dire que certaines addictions pourraient être d'ordre moral plutôt que médical, c'est d'abord une affirmation d'ordre politique. Contre le discours assez impérialiste des médecins, il s'agit de rappeler qu'une approche non médicale des addictions est possible et même appropriée. Il y a un discours de blâme moral qui doit pouvoir être adressé à des personnes qui se laissent aller à leurs penchants, et il est hors de question de renoncer a priori à ce type de discours, sous prétexte qu'un médecin prétend qu'il sera peut-être un jour possible de montrer que les addictions ne sont pas volontaires mais sont la conséquence d'un déterminisme génétique, biologique ou psychologique.
C'est aussi rappeler que nous devons faire preuve de prudence avant d'inventer de nouvelles maladies. Un médecin n'est pas forcément passionné par l'épistémologie, et risque donc de succomber à la tendance naïve à l'hypostase : chaque fois qu'on identifie un ensemble de symptômes répété sur plusieurs individus d'une population, on est tenté d'inventer une maladie pour ces symptômes. Or, plus de méfiance épistémologique devrait nous freiner à affirmer si vite qu'une nouvelle maladie est apparue, et plutôt nous inciter à nous demander si nous n'avons pas affaire à un vieux problème qui apparaît sous de nouvelles formes, ou bien à des symptômes qui sont seulement corrélatifs d'un autre problème, etc.
Enfin, la méfiance typiquement philosophique face aux sciences s'exprime aussi de manière appropriée, parfois, quand les philosophes suspectent de naturaliser des troubles qui sont en fait purement sociaux et moraux. La société déteste un trait de caractère : on trouve toujours des médecins pour en faire une pathologie. La société déteste telle ethnie : on trouve toujours des biologistes pour prouver qu'il s'agit d'une race inférieure dont le cerveau est plus petit, etc. Donc, pour les addictions si à la mode, comme l'addiction à Facebook, il est nécessaire d'avoir cette méfiance philosophique typique qui consiste à se demander comment un problème de santé a justement attendu l'usage de Facebook pour apparaître. Etrange! Ne serait-ce pas plutôt la simple manifestation superficielle d'un problème plus profond et qui préexistait au fameux réseau social?
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il faut ajouter quelques précisions supplémentaires. Dans toute discussion sur la question de la santé et de la maladie, il convient d'avoir deux couples de positions à l'esprit :
- les conceptions subjective et objective de la maladie : Canguilhem, dans Le normal et le pathologique, expose chacune des deux, et s'oriente plutôt vers une conception subjective. Dans la conception subjective, c'est le patient qui peut dire s'il est malade ou en bonne santé, les éléments objectifs n'étant jamais par eux-mêmes bons ou mauvais. Au contraire, dans l'approche objective, c'est l'état physique d'un corps qui détermine s'il est en bonne santé ou malade, et le patient peut donc être malade sans se sentir malade. L'approche subjective donne donc au patient le droit de se dire malade, alors que l'approche objective donne ce droit au médecin.
- les conceptions naturaliste et normativiste de la maladie : Boorse, pour le naturalisme, et Nordenfelt, pour le normativisme, se sont opposés sur la définition de la maladie. Pour Boorse, la maladie doit être définie en termes statistiques. Une maladie est un état statistiquement rare au sein d'une espèce, état qui entrave les capacités d'adaptation et de reproduction des individus concernés. Boorse estime donc avoir donné une conception strictement biologique de la maladie. A l'inverse, Nordenfelt défend l'idée que la maladie est un concept normatif, c'est-à-dire qu'il est porteur d'une norme d'origine sociale sur ce qui est bon ou pas. S'il n'y avait pas des individus pour concevoir et théoriser des valeurs, il n'y aurait ni maladie, ni santé. Il n'y a pas de bien ou de mal, de santé ou de maladie dans la nature, mais seulement pour l'homme.
Il existe déjà de nombreuses critiques et discussions de ces définitions, car il est toujours possible de trouver des contre-exemples pour chaque définition. Mon but n'est donc pas d'ajouter encore un nouvel exemple pour confirmer ou infirmer telle ou telle conception. Je considère ces distinctions non pas comme des tentatives de définir la notion générale de maladie, mais comme fournissant différentes descriptions des différentes maladies, et c'est d'ailleurs ce qui a tendance à ressortir des discussions, puisqu'il existe toujours des contre-exemples pour chacune des définitions proposées. Je souhaite donc plutôt les utiliser pour faire des distinctions dans la notion de dépendance, ou d'addiction, en montrant ce qu'on peut tenir pour une maladie, et ce qui n'est qu'un jugement moral sur des pratiques.
J'en viens maintenant au sujet. Partons du cas le plus simple : celui d'une addiction avec un effet de dépendance physiologique manifeste à une substance, par exemple la nicotine dans le tabac. Les personnes manquant de nicotine ressentent un besoin de fumer très fort, qui peut être calmé par des médicaments (les patchs) ou par la cigarette, mais par aucun moyen strictement psychologique. Et il semble que cette dépendance n'ait pas de composante sociale ou psychologique : on peut être dépendant et n'avoir aucun problème social, avoir une vie stable, un bon état psychologique global, etc. Enfin, et c'est un des pièges de la cigarette, aucun indice subjectif ne permet d'estimer sa sensibilité à la dépendance tant que l'on fume. C'est pourquoi les personnes fument sans trop y prendre garde, et sont surprises le jour où elles souhaitent arrêter et s'aperçoivent que c'est plus dur que ce qu'elles imaginaient.
Cet exemple permet de classer la dépendance à une substance dans la catégorie des maladies de nature plutôt objective. En effet, la dépendance existe indépendamment du désir d'une personne d'arrêter de fumer, puisque cette dépendance s'installe progressivement et rend progressivement nécessaire la cigarette, alors même que la personne pense encore fumer par libre choix. Il s'agit donc d'un mécanisme qui s'installe aux dépends d'un sujet, qui ne réalise qu'il est dépendant que trop tard. C'est donc assez semblable au cas du cancer, dont parle Canguilhem comme bon exemple de maladie objective : le cancer aussi peut être diagnostiqué par un médecin indépendamment des demandes du patient.
Cependant, il faut tout de suite nuancer, car le problème de l'addiction ne devient véritablement gênant que parce que le patient souhaite arrêter de fumer. Si la personne ne souhaitait pas arrêter de fumer, la dépendance ne serait pas gênante, à la différence du cancer qui finira par rattraper l'individu en le mettant en danger de mort. L'addiction est donc relative à des comportements : elle ne nuit que parce que l'individu veut adopter certains comportements et se trouve empêché par sa dépendance. Alors que le cancer est indépendant des comportements adoptés, et finit par tuer la personne quelles que soient ces occupations. Il est donc nécessaire, pour la dépendance, que le patient dise lui-même s'il se sent dépendant, pour que le trouble existe. Même si le médecin peut physiologiquement constater une dépendance, il ne s'agit pas encore d'un trouble. Il ne le devient que parce que le patient le dit. Ainsi, l'addiction à une substance rentre dans les troubles de nature subjective.
En admettant cela, on fait aussi pencher la balance du côté normativiste. En effet, les addictions peuvent assez difficilement être expliquées en termes strictement naturalistes. En effet, on peut bien dire qu'elles sont statistiquement rares, mais on ne peut pas dire grand chose de l'avantage ou de l'inconvénient qu'elles représente pour le succès sélectif (la fitness). En effet, aucune étude n'a jamais montré que les addicts avaient moins d'enfants que les autres. Il y a dans certaines sociétés des problèmes massifs d'alcoolisme, et cela n'empêche pas ses sociétés de faire des enfants. Ensuite, rien ne montre non plus que les individus touchés soient pénalisés par leur addiction. Il se pourrait que le mécanisme d'addiction serve à compenser un problème encore plus grave qui apparaîtrait s'il n'y avait pas cette stratégie d'évitement. Par exemple, pour l'alcoolisme, il se pourrait que cette dépendance soit une stratégie de détournement par rapport à d'autres problèmes plus graves, comme le désœuvrement, la violence, etc. Peu importe l'explication exacte, l'essentiel étant d'admettre la possibilité que l'addiction soit davantage une réponse à un problème que le problème lui-même.
Au contraire, l'approche normativiste est plus fructueuse. En effet, il faut bien faire appel à des jugements sociaux pour déterminer ce qui est normal et pathologique. En effet, il faut rappeler que nous sommes tous dépendants de certaines substances, à commencer par l'eau, puis la nourriture. Mais personne ne tient cela pour une dépendance car tout le monde estime normal de s'alimenter et de chercher à vivre et rester en bonne santé. Il y a d'ailleurs des discussions pour savoir ce qui est nécessaire, et ce qui est dispensable, par exemple les discussions sur l'alimentation végétarienne. Les végétariens ne sont pas encore en situation de force, mais s'ils gagnaient, ils inventeraient mécaniquement l'addiction à la viande, pour toutes les personnes qui n'arrivent pas à arrêter. Au contraire, dans notre société carnivore, être dépendant de son steak ne pose aucun problème, puisque cette dépendance est tenue pour normale, c'est-à-dire n'est pas une addiction.
En conclusion, une dépendance à une substance n'est une pathologie que parce que le sujet s'estime entravé dans ses choix de vie, et l'est relativement à un contexte social qui estime que ce choix de vie est possible et permis. J'insiste sur possible et permis. Si une société estime que quelque chose est un besoin vital, alors il n'est pas possible d'être addict. Et de même, si une société estime qu'un mode de vie n'est pas permis, ou au moins n'est pas recommandable, personne ne peut se dire addict au mode de vie normal.
Je passe maintenant aux addictions sans substance. A première vue, elles tombent dans les mêmes catégories que les addictions avec substance (à savoir subjectivisme et normativisme). Par exemple, une addiction aux jeux d'argent n'existe que parce que la personne s'en plaint. Un individu riche et rentier, n'ayant rien d'autre à faire que jouer, ne peut pas vraiment être addict. C'est le fait de vouloir s'arrêter qui rend dépendant. De même, il s'agit nécessairement d'une dépendance relative à ce qu'une société estime être un comportement normal. Par exemple, personne n'a d'addiction à son travail tant qu'on n'y passe que 8 heures par jour. Par contre, passer 8 heures par jour au casino, ou bien devant Facebook passe pour anormal, pathologique.
Cependant, le simple fait de décrire brièvement ces exemples suffit à montrer que le normativisme peut être fort, ou faible, et que cela n'a pas grand chose à voir. Dans le cas des addictions avec substance, les normes sont extrêmement faibles. Elles se réduisent à distinguer désirs et besoins, et peuvent pour l'essentiels être fixées seulement par la biologie. Pour savoir si la viande est un besoin ou un désir, on prive un individu et on regarde si des problèmes de santé apparaissent. Evidemment, si les problèmes de santé sont déjà fixés socialement, alors le besoin de viande sera lui aussi fixé socialement. Je veux dire par là qu'il y a une forme de holisme des valeurs vitales : un besoin est quelque chose qu'il faut satisfaire sous peine de porter atteinte à un autre besoin. Mais si on tient pour relativement innocent ce holisme, la délimitation des besoins et des désirs n'est pas trop difficile. En effet, ce holisme est plutôt innocent car on retrouve rapidement des valeurs consensuelles : la mort et la douleur sont des maux, vivre sans douleur et longtemps sont des biens. Si une substance est nécessaire pour vivre longtemps et sans douleur, alors il s'agit d'un besoin. Si au contraire on peut vivre très bien sans cette substance, alors il s'agit d'un désir. Et seuls les désirs peuvent être à l'origine d'addictions.
Alors que dans le cas des addictions sans substance, les normes sont beaucoup plus fortes. Il ne faut pas se contenter de distinguer désirs et besoins, il faut encore juger les modes de vie d'une société, estimer ceux qui sont normaux, et ceux qui sont pathologiques, alors même que ces conduites pathologiques ne causent aucun problème de santé, aucune douleur, et ne raccourcissent pas l'espérance de vie. Par exemple, un joueur compulsif au casino risque de perdre de l'argent, mais cela n'est pas un problème de santé. Être pauvre est triste, mais pas pathologique. Rester sur Facebook toute la journée prose aussi problème à une société, mais cela ne pose pas non plus de problème de santé (du moins, pas plus que de passer ses journées sur un tableau excel à faire de la comptabilité). Et surtout, la distinction entre usage normal quantitativement parlant, et usage excessif, paraît franchement conventionnelle. A partir de quelle durée passer son temps sur Facebook devient une dépendance? La dépendance au jeu dépend-elle du temps passé, ou du pourcentage de son revenu dépensé? La consultation de sites pornographiques est-il addictif en fonction du nombre de connexions par jour, ou du temps quotidien passé? Nul doute que ce dernier exemple sera largement le plus polémique. Dans une société traditionnelle et religieuse, le simple fait d'en consulter une fois est déjà pathologique. Dans une société libérale, il est permis aux individus d'en consulter ponctuellement. Alors qu'il est exclu qu'une vraie maladie puisse varier en fonction des convictions religieuses et morales de la société. C'est donc que l'addiction aux sites pornographiques est d'ordre moral, et non pas médical.
Ici, s'en remettre à la subjectivité des individus pour déterminer ce qui est pathologique n'est pas non plus une solution (même si elle est tentante), car les individus eux-mêmes seront davantage influencés par les jugements sociaux que par des considérations sanitaires. L'individu va répéter à son médecin les exigences de sa société, ce qui est normal (je ne dis pas que les gens sont des moutons, je dis seulement que les gens cherchent bien sûr à trouver leur place dans la société). L'individu ne peut pas dire : "ma vie est entravée, j'ai mal", il doit dire, s'il est lucide "la société ne me permet pas de vivre ainsi". L'individu est donc soigné non pas parce qu'il a un problème, mais parce que la société a un problème avec lui. Il ne suffit donc pas de se replier sur les demandes individuelles pour échapper aux jugements normatifs venant de la société. Quand une société refuse une conduite, elle le fait payer aux individus qui la choisisse, et c'est pour cela qu'adopter cette conduite devient pénalisant particulièrement si on n'arrive pas à s'en libérer.
Qu'on me comprenne bien. Je n'ai rien du tout contre l'idée qu'une société véhicule des normes et force ensuite les individus à s'y conformer. Aucune de mes lignes ne peut être interprété dans un sens libertaire, et je ne suis pas Foucault en guerre contre la médecine, la clinique, le bio-pouvoir, etc. Je dis seulement que nous devrions avoir l'honnêteté intellectuelle de voir que ce que nous appelons des addictions sans substance sont seulement des jugements moraux adressés aux individus, qui doivent se prendre en charge et s'adapter. Cela n'a rien à voir avec la médecine. Cela a à voir avec la morale. C'est la morale seule qui fait la distinction entre les conduites saines et les conduites addictives. Et c'est la morale seule qui devrait être rappelée aux individus. Quant aux médecins, ils doivent prendre conscience que leur fonction n'est plus alors de soigner, mais d'adapter. Ils répondent en effet non plus à un besoin vital de leur patient, mais à un désir d'intégration sociale. Evidemment, tout le monde a droit à l'intégration sociale, et si les médecins sont capables de faire quelque chose, autant qu'ils le fassent. Mais il doivent quand même se rappeler qu'ils s'éloignent ainsi du cœur de leur métier (ce qui n'est pas un cas unique, cf. la chirurgie esthétique, la médecine de confort pour les régimes ou autres, etc.).
Cependant, il faut tout de suite nuancer, car le problème de l'addiction ne devient véritablement gênant que parce que le patient souhaite arrêter de fumer. Si la personne ne souhaitait pas arrêter de fumer, la dépendance ne serait pas gênante, à la différence du cancer qui finira par rattraper l'individu en le mettant en danger de mort. L'addiction est donc relative à des comportements : elle ne nuit que parce que l'individu veut adopter certains comportements et se trouve empêché par sa dépendance. Alors que le cancer est indépendant des comportements adoptés, et finit par tuer la personne quelles que soient ces occupations. Il est donc nécessaire, pour la dépendance, que le patient dise lui-même s'il se sent dépendant, pour que le trouble existe. Même si le médecin peut physiologiquement constater une dépendance, il ne s'agit pas encore d'un trouble. Il ne le devient que parce que le patient le dit. Ainsi, l'addiction à une substance rentre dans les troubles de nature subjective.
En admettant cela, on fait aussi pencher la balance du côté normativiste. En effet, les addictions peuvent assez difficilement être expliquées en termes strictement naturalistes. En effet, on peut bien dire qu'elles sont statistiquement rares, mais on ne peut pas dire grand chose de l'avantage ou de l'inconvénient qu'elles représente pour le succès sélectif (la fitness). En effet, aucune étude n'a jamais montré que les addicts avaient moins d'enfants que les autres. Il y a dans certaines sociétés des problèmes massifs d'alcoolisme, et cela n'empêche pas ses sociétés de faire des enfants. Ensuite, rien ne montre non plus que les individus touchés soient pénalisés par leur addiction. Il se pourrait que le mécanisme d'addiction serve à compenser un problème encore plus grave qui apparaîtrait s'il n'y avait pas cette stratégie d'évitement. Par exemple, pour l'alcoolisme, il se pourrait que cette dépendance soit une stratégie de détournement par rapport à d'autres problèmes plus graves, comme le désœuvrement, la violence, etc. Peu importe l'explication exacte, l'essentiel étant d'admettre la possibilité que l'addiction soit davantage une réponse à un problème que le problème lui-même.
Au contraire, l'approche normativiste est plus fructueuse. En effet, il faut bien faire appel à des jugements sociaux pour déterminer ce qui est normal et pathologique. En effet, il faut rappeler que nous sommes tous dépendants de certaines substances, à commencer par l'eau, puis la nourriture. Mais personne ne tient cela pour une dépendance car tout le monde estime normal de s'alimenter et de chercher à vivre et rester en bonne santé. Il y a d'ailleurs des discussions pour savoir ce qui est nécessaire, et ce qui est dispensable, par exemple les discussions sur l'alimentation végétarienne. Les végétariens ne sont pas encore en situation de force, mais s'ils gagnaient, ils inventeraient mécaniquement l'addiction à la viande, pour toutes les personnes qui n'arrivent pas à arrêter. Au contraire, dans notre société carnivore, être dépendant de son steak ne pose aucun problème, puisque cette dépendance est tenue pour normale, c'est-à-dire n'est pas une addiction.
En conclusion, une dépendance à une substance n'est une pathologie que parce que le sujet s'estime entravé dans ses choix de vie, et l'est relativement à un contexte social qui estime que ce choix de vie est possible et permis. J'insiste sur possible et permis. Si une société estime que quelque chose est un besoin vital, alors il n'est pas possible d'être addict. Et de même, si une société estime qu'un mode de vie n'est pas permis, ou au moins n'est pas recommandable, personne ne peut se dire addict au mode de vie normal.
Je passe maintenant aux addictions sans substance. A première vue, elles tombent dans les mêmes catégories que les addictions avec substance (à savoir subjectivisme et normativisme). Par exemple, une addiction aux jeux d'argent n'existe que parce que la personne s'en plaint. Un individu riche et rentier, n'ayant rien d'autre à faire que jouer, ne peut pas vraiment être addict. C'est le fait de vouloir s'arrêter qui rend dépendant. De même, il s'agit nécessairement d'une dépendance relative à ce qu'une société estime être un comportement normal. Par exemple, personne n'a d'addiction à son travail tant qu'on n'y passe que 8 heures par jour. Par contre, passer 8 heures par jour au casino, ou bien devant Facebook passe pour anormal, pathologique.
Cependant, le simple fait de décrire brièvement ces exemples suffit à montrer que le normativisme peut être fort, ou faible, et que cela n'a pas grand chose à voir. Dans le cas des addictions avec substance, les normes sont extrêmement faibles. Elles se réduisent à distinguer désirs et besoins, et peuvent pour l'essentiels être fixées seulement par la biologie. Pour savoir si la viande est un besoin ou un désir, on prive un individu et on regarde si des problèmes de santé apparaissent. Evidemment, si les problèmes de santé sont déjà fixés socialement, alors le besoin de viande sera lui aussi fixé socialement. Je veux dire par là qu'il y a une forme de holisme des valeurs vitales : un besoin est quelque chose qu'il faut satisfaire sous peine de porter atteinte à un autre besoin. Mais si on tient pour relativement innocent ce holisme, la délimitation des besoins et des désirs n'est pas trop difficile. En effet, ce holisme est plutôt innocent car on retrouve rapidement des valeurs consensuelles : la mort et la douleur sont des maux, vivre sans douleur et longtemps sont des biens. Si une substance est nécessaire pour vivre longtemps et sans douleur, alors il s'agit d'un besoin. Si au contraire on peut vivre très bien sans cette substance, alors il s'agit d'un désir. Et seuls les désirs peuvent être à l'origine d'addictions.
Alors que dans le cas des addictions sans substance, les normes sont beaucoup plus fortes. Il ne faut pas se contenter de distinguer désirs et besoins, il faut encore juger les modes de vie d'une société, estimer ceux qui sont normaux, et ceux qui sont pathologiques, alors même que ces conduites pathologiques ne causent aucun problème de santé, aucune douleur, et ne raccourcissent pas l'espérance de vie. Par exemple, un joueur compulsif au casino risque de perdre de l'argent, mais cela n'est pas un problème de santé. Être pauvre est triste, mais pas pathologique. Rester sur Facebook toute la journée prose aussi problème à une société, mais cela ne pose pas non plus de problème de santé (du moins, pas plus que de passer ses journées sur un tableau excel à faire de la comptabilité). Et surtout, la distinction entre usage normal quantitativement parlant, et usage excessif, paraît franchement conventionnelle. A partir de quelle durée passer son temps sur Facebook devient une dépendance? La dépendance au jeu dépend-elle du temps passé, ou du pourcentage de son revenu dépensé? La consultation de sites pornographiques est-il addictif en fonction du nombre de connexions par jour, ou du temps quotidien passé? Nul doute que ce dernier exemple sera largement le plus polémique. Dans une société traditionnelle et religieuse, le simple fait d'en consulter une fois est déjà pathologique. Dans une société libérale, il est permis aux individus d'en consulter ponctuellement. Alors qu'il est exclu qu'une vraie maladie puisse varier en fonction des convictions religieuses et morales de la société. C'est donc que l'addiction aux sites pornographiques est d'ordre moral, et non pas médical.
Ici, s'en remettre à la subjectivité des individus pour déterminer ce qui est pathologique n'est pas non plus une solution (même si elle est tentante), car les individus eux-mêmes seront davantage influencés par les jugements sociaux que par des considérations sanitaires. L'individu va répéter à son médecin les exigences de sa société, ce qui est normal (je ne dis pas que les gens sont des moutons, je dis seulement que les gens cherchent bien sûr à trouver leur place dans la société). L'individu ne peut pas dire : "ma vie est entravée, j'ai mal", il doit dire, s'il est lucide "la société ne me permet pas de vivre ainsi". L'individu est donc soigné non pas parce qu'il a un problème, mais parce que la société a un problème avec lui. Il ne suffit donc pas de se replier sur les demandes individuelles pour échapper aux jugements normatifs venant de la société. Quand une société refuse une conduite, elle le fait payer aux individus qui la choisisse, et c'est pour cela qu'adopter cette conduite devient pénalisant particulièrement si on n'arrive pas à s'en libérer.
Qu'on me comprenne bien. Je n'ai rien du tout contre l'idée qu'une société véhicule des normes et force ensuite les individus à s'y conformer. Aucune de mes lignes ne peut être interprété dans un sens libertaire, et je ne suis pas Foucault en guerre contre la médecine, la clinique, le bio-pouvoir, etc. Je dis seulement que nous devrions avoir l'honnêteté intellectuelle de voir que ce que nous appelons des addictions sans substance sont seulement des jugements moraux adressés aux individus, qui doivent se prendre en charge et s'adapter. Cela n'a rien à voir avec la médecine. Cela a à voir avec la morale. C'est la morale seule qui fait la distinction entre les conduites saines et les conduites addictives. Et c'est la morale seule qui devrait être rappelée aux individus. Quant aux médecins, ils doivent prendre conscience que leur fonction n'est plus alors de soigner, mais d'adapter. Ils répondent en effet non plus à un besoin vital de leur patient, mais à un désir d'intégration sociale. Evidemment, tout le monde a droit à l'intégration sociale, et si les médecins sont capables de faire quelque chose, autant qu'ils le fassent. Mais il doivent quand même se rappeler qu'ils s'éloignent ainsi du cœur de leur métier (ce qui n'est pas un cas unique, cf. la chirurgie esthétique, la médecine de confort pour les régimes ou autres, etc.).
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