mardi 29 mars 2016

Le holisme des besoins

Distinguer désirs et besoins, dans un cours de philosophie de terminale, fait partie des tartes à la crème, des exercices imposés et passablement ennuyeux. Pour ceux qui voudraient se rafraîchir la mémoire au sujet des idées courantes chez les professeurs de philosophie sur ce sujet, je renvoie au blog toujours impeccable de Simone Manon : http://www.philolog.fr/desir-et-besoin/.  Je ne souhaite évidemment pas remettre cela directement en cause. Il y a évidemment une différence entre les désirs et les besoins. Les besoins sont nécessaires, naturels, et limités alors que les désirs sont contingents, superflus et illimités. Mais cette manière dichotomique de construire la différence entre désirs et besoins fausse toute compréhension plus fine de ces notions. Je voudrais donc suspendre un moment cette belle dichotomie, et caractériser ces notions de manière plus précise et délicate. 

Partons des besoins. Les besoins sont caractérisés comme nécessaires. Mais Aristote rappelle, dans la Métaphysique (livre delta) que le nécessaire a plusieurs sens. Une chose est dite nécessaire si elle ne peut pas être autrement qu'elle n'est. C'est le sens modal de la nécessité. Mais on peut aussi dire d'une chose qu'elle est nécessaire si elle est une condition de l'existence du bien, ou de la vie. C'est alors un sens pratique de la nécessité : est nécessaire ce qui doit être fait pour vivre, ou pour bien vivre. 
Selon Manon, les besoins relèvent bien sûr de la seconde catégorie du nécessaire, et plus précisément du nécessaire au sens des conditions requises pour le maintient de la vie. C'est pourquoi les besoins sont naturels : si on ne les satisfait pas, notre être en tant que chose naturelle (chose vivante) ne peut pas continuer à vivre, et meurt. Par contre, personne ne classerait dans les besoins toutes les choses nécessaires non pour vivre, mais pour bien vivre. Même si la fin du post de Manon apporte une nuance, il est clair qu'aller à l'opéra ou avoir des relations amoureuses ne sont pas de vrais besoins. Ainsi, les besoins ne sont pas nécessaires pour faire advenir le bien, mais seulement pour maintenir la vie. Ce sont plutôt les désirs qui doivent être satisfaits pour faire advenir le bien (par bien, j'entends une vie réussie, ou plus modestement du bien-être). 
Cette position a une conséquence, c'est que la distinction entre désirs et besoins peut être fixée de manière atomistique. Cela signifie que pour chaque désir, pris individuellement, on peut se demander s'il s'agit seulement d'un désir, ou bien si c'est un besoin. Le test, en effet, paraît très simple : on prive un individu de la satisfaction de ce désir, mais on lui donne tout le reste. Si l'individu se maintient en vie, c'est donc que ce désir n'était pas nécessaire, donc qu'il n'était qu'un désir ; si au contraire l'individu meurt, c'est donc que ce désir était nécessaire, et qu'il était un besoin. Cette procédure de test permet effectivement de tester chaque désir individuellement, et de le ranger dans la bonne catégorie.
Voici donc, pour l'essentiel, les points de la conception que je souhaite critiquer. Je voudrais montrer qu'elle fait erreur sur la bonne conception du nécessaire, et que son critère de test n'est absolument pas opérant, et qu'il mène à des résultats massivement faux. Il n'est pas du tout possible de classer les désirs et besoins de manière atomistique. La seule approche possible est holiste, c'est-à-dire qu'elle prend les besoins en bloc, et considère qu'un besoin est quelque chose de nécessaire pour satisfaire d'autres besoins. 

Je me propose d'abord de montrer que le nécessaire à la vie et le nécessaire au bien sont des notions qu'il faut examiner avec soin (Aristote allant assez vite sur leurs différences). En effet, les vivants ont trois ennemis : 
1) la mort 
2) la maladie
3) le handicap. 
Or, quand nous réfléchissons en philosophie sur ce qui est nécessaire à la vie, comme le fait Manon (mais c'est dans la droite ligne des textes épicuriens et stoïciens), nous nous limitons le plus souvent au nécessaire pour éviter la mort. Et le nécessaire pour éviter la maladie et le handicap, sans être vraiment rangé dans le nécessaire pour le bien (donc dans les désirs) est écarté du nécessaire pour la vie. Je veux dire que nos exemples sont beaucoup trop caricaturaux pour prendre 2 et 3 au sérieux. On prend généralement le besoin de s'alimenter, et celui de se maintenir au chaud et à l'abri des intempéries. Evidemment, en restant au froid ou sans manger, on meurt assez vite. Mais on ne prend jamais d'exemples plus délicats. Par exemple, mettre une écharpe pour éviter un rhume est-il un besoin ou un désir? Quand il ne fait pas très froid, personne ne risque la mort en sortant peu couvert. On ne risque qu'un petit rhume, ou au pire, une grippe, donc une maladie. Mettre une écharpe n'est donc pas un besoin vital puisque notre vie n'est pas en jeu, mais ce n'est certainement pas non plus un désir, car il n'est pas "superflu" ni "illimité". Mettre son écharpe est contingent, puisqu'on peut ne pas la mettre et s'en tirer plutôt bien, disons avec un léger rhume. Pourtant, il manque à se désir de se couvrir les autres aspects attendus des désirs. Pour cette raison, il est nécessaire d'avoir une conception plus fine des besoins, que celle qui distingue le nécessaire et le contingent. Car le désir de mettre son écharpe doit être mis avec les besoins. 
Passons à un autre exemple, assez à la mode. N'étant pas médecin, je vais me contenter d'hypothèses. Il se pourrait que le fait d'être végétarien, ou même végétalien, pose des problèmes de santé. Si un enfant ne mange pas de viande, il risque de rester très petit, ce qui constitue un handicap en société, et un adulte pourrait peut-être avoir des carences qui causent des fragilités et des problèmes de santé à âge avancé. Manger de la viande est-il un besoin ou un désir? Là encore, on ne meurt pas de ne pas en manger. Mais en s'en privant, on cause divers problèmes de santé, maladies et handicaps. C'est pourquoi manger de la viande doit aussi être considéré comme un besoin, puisque c'est nécessaire pour être dans un parfait état de santé à l'âge adulte. Ici aussi, il faut renoncer à la notion de nécessité vitale, et en trouver une autre, plus fine. 
Allons encore un peu plus loin, en parlant d'un pur handicap, non mélangé à des problèmes de santé. Par exemple, une personne a perdu un membre dans un accident. Il existe heureusement des prothèses qu'on peut lui greffer, pour lui permettre de vivre normalement. Il serait là aussi réducteur de considérer que vouloir une prothèse serait seulement un désir. Il s'agit d'un besoin, parce qu'il est nécessaire à toute personne d'avoir tous ses membres pour vivre normalement. Il n'est pas normal d'avoir une vie limitée, amputée par la perte d'un membre. Il est au contraire normal de tout faire pour que la personne puisse retrouver une forme de vie aussi normale que possible. Vouloir vivre normalement n'est pas un désir, au sens de quelque chose de librement consenti, qui relève de la subjectivité de chacun. Vivre normalement est un besoin fixé par notre morphologie, notre physiologie, et notre situation dans un environnement naturel et humain. 

On pourrait me répondre que la notion de maladie est encore relativement claire, car assez directement connectée à la mort. Certes, beaucoup de maladies ne tuent pas directement, mais elles affaiblissent l'organisme, le fragilisent sur le long terme, et, si elles sont mal soignées, elles peuvent s'aggraver et tuer. Ainsi, le nécessaire pour éviter la maladie fait bien partie des besoins, parce qu'il est une condition pour rester en vie, et pas seulement pour rester en bonne santé. J'accorde cela, et cela montre déjà une des dimensions du holisme des besoins. Un besoin n'est pas seulement ce qui est directement nécessaire pour rester en vie. Un besoin est aussi tout ce qu'il est indirectement nécessaire de faire pour rester en vie, à savoir rester en bonne santé. Il y a donc le nécessaire pour la vie, et le nécessaire pour ce qui est nécessaire à la vie. Les désirs sont connectés les uns aux autres. Et tout désir nécessaire pour satisfaire un besoin devient lui-même un besoin. C'est pourquoi manger de la viande ou porter une écharpe, bien que non vitaux par eux-mêmes, sont quand même des besoins. Ils participent de manière extrêmement indirecte à nous maintenir en vie, en empêchant par prévention les maladies et les problèmes de santé d'apparaître. A l'inverse, les désirs qui ne sont pas connectés à des besoins sont seulement des désirs. Par exemple, la couleur de l'écharpe n'a pas d'effet même indirect sur notre santé. Avoir une belle écharpe rouge est un désir, par un besoin. Seul porter l'écharpe est un besoin. 
Dans un jargon plus traditionnel, on pourrait dire que la différence entre guérison et prévention correspond à cette différence entre besoins directement vitaux, et besoins indirectement vitaux. Négliger la prévention ne revient pas à se tuer, mais cela revient à s'affaiblir, et augmenter le risque de mort.
On pourrait cependant critiquer l'idée que les besoins soient relatifs aux handicaps, car les handicaps sont une notion sociale, et non biologique. Là encore, j'accepte globalement cette critique, même si le handicap n'est pas une notion sociale, mais environnementale, la société n'étant qu'une partie de l'environnement, et pas l'environnement tout entier. Un handicap est, pour parler à la manière de Canguilhem dans le Normal et le pathologique, l'incapacité à "instituer de nouvelles normes", la contrainte d'avoir à vivre dans une "condition unique et invariable" (cf. p. 87, sur l'infirmité). La personne handicapée ou infirme n'est donc pas en danger de mort, mais sa capacité d'adaptation est considérablement diminuée, de sorte qu'elle se trouve exposée à des dangers bien plus grands que la personne valide donc adaptable. Il existe une norme humaine qui indique ce qu'une personne est normalement capable de faire ou d'endurer. Il est normal d'être à la hauteur de cette norme, c'est-à-dire d'être à peu près aussi adaptable que cette norme l'indique. Il est anormal, c'est un handicap, que d'être largement en dessous de cette norme. Or, tout ce que nous faisons pour rester à la hauteur de cette norme n'est pas la satisfaction de désirs, mais de besoins humains. Là aussi, ces besoins sont connectés indirectement aux besoins vitaux, et c'est de cette connexion qu'ils tirent leur nature. Rester adaptable n'est pas un luxe contingent, mais une nécessité, non pas tout à fait vitale, mais indirectement vitale. Il faut donc mettre tout ce qui relève de la lutte contre le handicap dans les besoins. Voilà pourquoi manger de la viande est un besoin (à supposer que cela soit vraiment nécessaire, ce que j'ignore).
Et pour la même raison, tout ce qui est indirectement nécessaire pour manger de la viande est aussi un besoin, c'est pourquoi il n'y a pas de problème à tenir pour des besoins des choses purement sociales. Si nous avons besoin de travailler pour manger, et que nous avons besoin d'une voiture, d'un ordinateur et d'un téléphone portable pour travailler, alors nous avons besoin de ces objets. Car ces objets sont pour nous devenus aussi nécessaire à la vie en bonne santé et sans handicap que peuvent l'être pour l'homme préhistorique sa lance, son arc, ou que sais-je encore pour chasser le gibier. Là encore, il faut tenir compte de l'aspect holiste des besoins : tout ce qui est nécessaire pour satisfaire un besoin est aussi un besoin. J'espère avoir été clair sur la manière dont on échappe à la régression à l'infini : les besoins ultimes sont ceux qui sont nécessaires à la vie. Les autres besoins, eux, ne sont pas directement nécessaires à la vie, mais sont nécessaires à d'autres besoins. Être en bonne santé et sans handicap n'est pas directement vital, mais ça l'est indirectement. Car en négligeant sa santé, on se met progressivement en danger. 

Je précise maintenant que les besoins, bien qu'ils doivent être conçus en relation avec d'autres besoins, ne sont pas une notion subjective, individuellement ou socialement. Ce n'est pas la société qui détermine arbitrairement ce qui est nécessaire et ce qui ne l'est pas. La société le détermine, mais seulement en tant que milieu objectif de vie. La société n'a pas de pouvoir de décision là dessus. S'il faut à un individu une voiture pour travailler et vivre, alors la voiture est un besoin. Mais il n'y pas là motif de choix. De plus, même s'il peut arriver si nous ne sachions pas très bien ce qu'est la norme d'adaptabilité, de sorte que la délimitation entre handicapé et valide soit difficile à définir, cela ne signifie pas du tout que nous pourrions tracer arbitrairement cette délimitation. Cette délimitation est une affaire purement factuelle, et absolument normative et sociale. En effet, dans la mesure où la vie est un fait objectif, alors tout ce qui est une condition nécessaire à la vie, directement ou indirectement, est tout aussi objectif. 
Il est parfois tentant de faire passer pour des besoins des choses qui sont pourtant des désirs, quand ces désirs sont légitimes. Cette tentation doit être combattue. Il est tout à fait normal qu'une société souhaite distinguer désirs légitimes (par exemple, aller au théâtre) et désirs condamnables (par exemple, dépenser son argent au jeu). Mais cela n'a absolument aucun rapport avec les besoins. Du moins, tant que personne n'a pu montrer qu'il y a un rapport, alors ce ne sont que des désirs. Par contre, si certains comportements sont vus comme nuisibles pour la santé et handicapants, alors on peut considérer comme un besoin le fait de s'en tenir éloigné. Je pense notamment à l'addiction. Si on peut montrer que l'addiction au jeu empêche les individus de vivre normalement, alors les individus addicts ont vraiment besoin d'être aidés contre leur dépendance. Cependant, dans le post précédent, j'ai montré que ce genre d'addictions relève de jugements sociaux et moraux assez arbitraires, et qu'il est assez malhonnête de prétendre qu'ils relèvent de la médecine (donc de la biologie et de la psychologie). C'est la même erreur qui nous fait prendre pour de la médecine ce qui n'est que de la morale, et qui nous fait prendre pour des besoins ce qui n'est que de la morale. Je dois donc, comme dans le post précédent, rappeler que nous avons parfaitement le droit de moraliser, et de tenir certains désirs pour dégoûtants ou scandaleux, mais qu'il faut avoir l'honnêteté de reconnaître que la non satisfaction de ces désirs n'entraîne aucune conséquence vitale ou médicale. 

En résumé, les besoins sont tout ce qui, indirectement ou directement, est nécessaire à la vie. Cela inclut la plupart de nos obligations sociales. Les besoins sont toujours relatifs à d'autres besoins. Par contre, ils sont totalement indépendants des jugements moraux sur ce qui est bien ou mal, sur ce qui mérite d'être vécu ou non. Tout ce qui est moral et normatif relève des désirs. 

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