Je demande à un ami de quoi parle son prochain roman. Il ne me répond rien, et fait comme s'il n'avait pas entendu. Je devine qu'il ne veut pas répondre, parce qu'il veut garder la surprise. En le lui demandant le sujet de son roman, mon ami a-t-il le devoir de répondre? Non, car bien que j'exige quelque chose de lui, il n'a pas le devoir de céder à mes exigences. Mais comment le dire précisément?
1) mon ami n'a pas le devoir de me répondre.
2) mon ami a le droit de ne pas me répondre.
2 implique 1, car si il a le droit de faire quelque chose, alors, par définition, il n'a pas le devoir de ne pas faire cette chose. Cependant, 1 n'implique pas 2. Car l'absence de devoir n'implique pas le droit de faire quoi que ce soit. L'absence signifie que mon ami n'est soumis à aucune normativité, quelle qu'elle soit : morale, juridique, etc. Au contraire, un droit signifie que mon ami se trouve dans un certain espace normatif, qui lui accorde un droit, qu'il soit moral, juridique, etc. D'où la question : à partir de quand se trouve-t-on dans un espace normatif? Mon ami est-il régi par des normes d'un certain type, normes qui lui donnent le droit de ne pas répondre? Ou bien mon ami n'est-il soumis à aucune norme, de sorte qu'il peut faire ce qu'il veut sans se trouver ni en tort ni dans son droit?
Il y a des circonstances où les normes sont évidentes. Par exemple, un juge peut forcer un témoin à révéler ce qu'il sait. C'est pourquoi un témoin, dans une affaire judiciaire, peut être condamné s'il cache sciemment des informations ou donne de fausses informations. Ici, la demande du juge n'est pas qu'une demande, elle est une exigence. Et cette exigence, qui pour un juge est le droit d'obtenir la vérité, est, du côté du témoin, le devoir de dire la vérité. Le témoin se trouve donc dans un espace normatif, celui du juridique, dans lequel il n'a pas le droit de dire ce qu'il veut, n'a pas non plus le droit de refuser de parler, et a le devoir de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité.
Cependant, dans la discussion ordinaire, les normes juridiques n'ont pas cours, et il s'agit de normes différentes, si elles existent. Quand on demande quelque chose à quelqu'un, celui-ci ne semble pas avoir le devoir de répondre. Pourtant, comprendre ce qu'est une demande, participer à l'activité sociale des questions et des réponses, c'est comprendre que la demande de l'autre doit être satisfaite. La règle du jeu des questions et des réponses inclut l'idée qu'il puisse y avoir des exceptions, et des circonstances dans lesquelles on ne répond pas aux demandes. Par contre, la règle générale est que les demandes doivent être satisfaites. Si quelqu'un veut savoir quelque chose, alors nous devons lui répondre.
Seraient-ce donc les normes du "jeu" de la communication qui nous donnent le droit de demander des choses aux autres, et le devoir de répondre, en même temps qu'ils nous donnent aussi le droit de ne pas répondre, de sorte que le droit de demander n'équivaut pas au droit d'obtenir une réponse? Il me semble que nous arrivons à un paradoxe :
3) nous avons le droit de ne pas répondre, si une question ne nous plaît pas, nous embarrasse, nous rendrait vulnérable si nous répondions.
4) les règles de la communication supposent que celui à qui on pose une question doive répondre, sans quoi ces règles du jeu disparaîtraient.
3 et 4 sont contradictoires. Soit nous avons le devoir de répondre pour faire fonctionner le jeu de la communication, soit nous avons le droit de ne pas répondre pour protéger nos intérêts. Mais les deux thèses sont incompatibles. Pour résoudre cette contradiction, il faut éviter d'admettre que nous serions en permanence soumis aux règles du jeu de la communication. Sinon, nous serions soumis à des règles étranges, qui marchent universellement, mais qui autorisent quand même les exceptions. Nous aurions le devoir de répondre tout en ayant le droit de ne pas répondre.
Il faut trouver une solution plus élégante. La solution réside dans le fait de considérer que nous ne sommes pas "toujours déjà" dans le langage, impliqué dans un tissu de normes linguistiques et de communication. La condition courante des hommes est une condition hors communication, une condition dans laquelle aucune norme ne porte sur nous. Et si autrui cherche à nous interpeler, alors nous pouvons décider d'entrer dans un jeu de langage, mais cette décision est à la discrétion du sujet, et aucune norme préalable ne l'oblige à quoi que ce soit. Ne pas répondre n'est donc même pas un droit. Ne pas répondre est un fait. Elle revient à dire "je ne reconnais pas les normes que tu fais porter sur moi", ou "je ne participe pas à ton activité réglée". Ce n'est que si le sujet accepte de rentrer dans la communication qu'il a le devoir de répondre. Car entrer dans la communication signifie en l'occurrence accéder à la demande d'autrui. Si nous reconnaissons sa demande, alors nous devons répondre.
Évidemment, ne pas accepter la normativité, et la refuser depuis une position extra-normative, n'est pas acceptable pour n'importe quelle norme. Si je m'apprête à violenter mon ami pour lui faire avouer le sujet de son roman, et qu'à sa demande de ne pas lui faire mal, je réponds que je m'en moque, ou que je ne lui réponds rien, alors je suis immoral. Je ne suis donc pas à l'extérieur des normes morales, mais "toujours déjà" dedans, et il n'est jamais possible de se trouver à l'extérieur. Il n'y a pas d'action amorale. Toute action est potentiellement morale ou immorale. Par contre, les normes du langage ne sont pas des normes morales. On peut les refuser depuis une posture externe. Elles sont des conventions, qui sont des normes ayant un intérêt pratique, mais qui peuvent être abandonnées dès qu'elles ne nous servent plus, ou même dès que nous estimons qu'elles ne nous servent plus.
Ainsi, il existe deux types de normes :
A) les normes morales, dont la caractéristique est de s'appliquer à toute personne qu'elle le veuille ou non, de sorte que toute personne a toujours des droits, devoirs, permissions et interdictions.
B) les normes conventionnelles dont la caractéristique est de ne s'appliquer qu'à ceux qui y adhèrent par choix. C'est pourquoi une personne n'a des droits, devoirs, permissions et interdictions que dans la mesure où elle continue à vouloir suivre ces règles conventionnelles.
Tout ceci serait très clair et très simple s'il n'y avait pas un embarras. Admettons que les normes morales soient inconditionnelles, alors que normes conventionnelles soient conditionnelles. Pour entrer dans une activité conventionnelle, il faut le manifester par un signe, un geste, une attitude, etc. Or, cette attitude doit pouvoir être comprise par les autres personnes. Il s'agit donc d'un signe qui demande une interprétation, donc qui suit des règles linguistiques. Cela signifie donc que la personne qui fait signe pour indiquer qu'elle veut entrer dans une convention appartient déjà à une convention, la même ou bien une autre, et c'est cette convention primitive qui lui permet d'entrer dans une autre convention (ou dans la même). D'où le paradoxe :
5) si on utilise une règle conventionnelle pour signaler son entrée dans la convention à laquelle appartient cette règle, c'est que nous entrons dans quelque chose où nous étions déjà entré, ce qui est contradictoire.
6) si on utilise une règle conventionnelle pour entrer dans une autre convention, c'est qu'il existe une convention primitive à laquelle nous appartenons "toujours déjà". Donc, il existe une convention qui est inconditionnelle, et la distinction entre A et B est invalide.
Une convention inconditionnelle est une chose totalement absurde. Et il est évident que les normes qui régissent les pratiques comme "donner son accord", sont des normes conventionnelles, conditionnelles, et qu'elles n'ont rien d'inconditionnel ni de moral. En même temps, il est aussi absurde de supposer qu'il faille déjà suivre des règles pour indiquer qu'on décide de suivre ces règles.
Le problème est ainsi de savoir comment nous passons du côté du normatif. Par quelle opération arrivons-nous à entrer dans un espace normatif?
7) Nous utilisons une opération qui doit être comprise, donc qui est un signe, qui suppose des règles d'usage.
8) Nous utilisons une opération qui n'a pas besoin d'interprétation, qui n'est pas un signe, et qui ne repose sur aucune règle d'usage.
Si nous choisissons 7, nous retombons sur les problèmes déjà signalés, à savoir de règles préalables à l'adoption de ces mêmes règles. Par contre, 8 est une voie plus intéressante. Il y a beaucoup de petits indices qui ne sont pas des signes mais qui révèlent des intentions. Par exemple, si nous regardons quelqu'un, cette personne peut deviner que nous sommes intéressé par ce qu'elle va dire. Pourtant, regarder n'est pas un signe. En regardant quelqu'un, nous ne disons pas "je m'intéresse à ce que tu dis". Mais notre regard trahit, révèle, notre intérêt pour ce que dit autrui. Ainsi, nous pourrions par des actions non normatives entrer dans un espace normatif, quand les autres parviennent à comprendre notre intention d'y entrer, même si cette intention n'est pas exprimée au moyen des signes ayant cours dans cet espace normatif.
Je pense ainsi avoir répondu à la question de départ. Mon ami peut très bien ne pas me répondre, car rien ne l'oblige à obéir aux normes conventionnelles de la communication qui exigent que celui qui écoute une question réponde. Par contre, si mon ami manifeste par son comportement son intention manifeste de me répondre, alors je puis attendre de lui qu'il me réponde. Les normes langagières ne sont jamais durement sanctionnées. Néanmoins, quelqu'un serait un peu réprimandé s'il acceptait le jeu de la communication tout en refusant de répondre. Par contre, un individu peut, pour éviter de décevoir les attentes, montrer par son attitude qu'il n'entre même pas dans le jeu de la communication (par exemple, en faisant semblant de ne pas avoir entendu la question, stratégie qui peut être ponctuellement utilisée).
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