samedi 4 décembre 2010

"Ce qui est bon, c'est ce que les hommes croient bon."

Face à une affirmation comme celle-ci, n'importe quel philosophe, et plus généralement n'importe quelle personne cultivée ne peut que tiquer. Cette phrase paraît évidemment fausse. Il se peut que les hommes croient quelque chose, mais se trompent, donc il se peut que les hommes croient que quelque chose est bon, alors que cette chose ne l'est pas en réalité. 
De manière plus abstraite, on peut donc dire que les personnes qui savent un peu raisonner acquièrent assez vite l'habitude de penser la différence entre le fait et le droit, ce qui, de fait, est le cas, et ce qui, de droit, devrait être le cas. Ainsi, on dira que de fait, tous les hommes croient que quelque chose est bon, alors que, de droit, ils devraient croire que cette chose ne l'est pas, parce que cette chose, en réalité, ne l'est pas. Cette distinction est commune, aussi bien dans nos discours courants que dans le discours philosophique. Quand la délinquance se généralise, aucun homme politique n'affirme qu'elle doit se généraliser. Quand on dit que le bleu est la couleur préférée des Français, on ne dit pas que le bleu doit être la couleur préférée de tous les Français. Par contre, on dit bien que chacun doit respecter la loi, et on le dit surtout quand on ne la respecte pas...

Or, malgré le caractère apparemment évident de cette distinction, on constate assez vite que les élèves de terminale ne parviennent pas à l'appliquer en philosophie, et à voir que le discours philosophique appartient bien plutôt au droit qu'au fait. Le philosophe qui décrit la science dit ce que devrait être la science, et pas ce qu'est la science effectivement, sans quoi il deviendrait un historien, ou un sociologue. De même, en politique, il essaie de penser ce que devrait être la politique, et pas ce qu'elle est effectivement. De même en morale, il essaie de penser ce que serait une action bonne, et pas de décrire ce que les hommes tiennent pour une action bonne. Bref, la philosophie se tient à un tout autre niveau que celui de la simple description factuelle. Je ne veux pas dire que la philosophie ferait des utopies. Elle ne fait que définir des concepts. Mais ces concepts sont toujours normatifs : en définissant ce qu'est la science, on détermine ce qu'il faut être, pour être de la science. Après, que nos pratiques réelles soient effectivement de la science, ou bien autre chose, est une autre question, une question factuelle.
Bref, tout l'enjeu de l'enseignement de la philosophie, peut-être le point le plus décisif, celui à partir duquel les élèves comprennent vraiment ce qui est demandé dans cette discipline, consiste à leur faire saisir ce point de vue du droit, ce point de vue conceptuel, normatif, sur la réalité. Il ne faut pas décrire, mais dire ce que devrait être tel ou tel phénomène. je reconnais que ceci est schématique, mais pas faux pour autant. Même un partisan des méthodes descriptives (phénoménologie, empirisme) cherche à donner de la généralité à ses descriptions. On ne décrit pas n'importe quoi, n'importe comment. Une description ne vaut que si elle permet de fixer des concepts, de donner des normes pour penser la réalité.

De cette manière, on peut expliquer ce lien étrange entre les conceptions des jeunes penseurs qui ne comprennent pas encore très bien la différence entre le fait et le droit, et ces plus vieux penseurs qui, eux, prétendent supprimer cette distinction. Quand un philosophe comme Stuart Mill se propose de prouver que le plaisir est le plus grand bien en arguant que tous les hommes recherchent le plaisir, ce qui ferait s'arracher les cheveux à tous les philosophes expérimentés (pensons à G.E. Moore et son sophisme naturaliste) devient chez les élèves une évidence toute plate. Lorsque l'on affirme avec Thrasymaque de la République que le pouvoir politique n'est rien d'autre que le moyen du gouvernant pour tirer profit des gouvernés à leur dépends, ce qui devrait là aussi scandaliser passe pour une vérité bien banale. On affirme en tremblant que l'essence du politique est la domination, et l'on se voit répondre un terrible : "c'est tout?".
Que des thèses si audacieuses puissent passer pour évidentes vient justement de cette confusion du fait et du droit. Bien sûr que de fait, nous n'avons pas d'autre moyen de déterminer ce qui bien qu'en y réfléchissant nous-mêmes. Bien sûr que de fait, les politiques cherchent à s'en mettre plein les poches (cela dit, ne tombons pas dans le poujadisme, tous sont loin de s'équivaloir de ce point de vue). Pourtant, on ne voudrait pas décrire ce qui se fait, mais plutôt affirmer qu'il ne peut en être autrement, qu'il doit en être ainsi. Ce que des philosophes comme Thrasymaque, comme Pascal aussi, soutiennent, c'est justement que le point de vue du droit est impossible, que le droit n'est que la force qui s'est consolidée, que le droit n'est que la force qui a pris l'apparence du droit, et que le droit ne peut jamais être rien de plus.
Ainsi, la secrète alliance entre les élèves de terminale et Thrasymaque ou Pascal vient d'une confusion du fait et du droit d'une part, et du refus du point de vue du droit d'autre part. Les élèves sont pascaliens, par leur refus, ou leur incapacité, de prendre ce point de vue du droit, ce point de vue consistant à vouloir établir des normes du politique, du pouvoir, de la morale, etc. La seule bonne morale est celle qui est pratiquée, parce qu'il n'y a rien qui puisse fonder cette morale.

Tout comme les habiles sont justement ceux qui reviennent aux conceptions du peuple, alors que les demi-habiles sont justement attachés à cette distinction du fait et du droit, il conviendrait que les philosophes reviennent aux conceptions de leurs élèves, après avoir passé tant de temps à s'en arracher.

2 commentaires:

  1. Tu considères la pensée des élèves comme un bloc monolithique, amorphe, quasi-parménidien, puisqu'il se suffit presque pleinement à lui-même, que tu peux ensuite objectiver et réduire en catégories, comme un bon professeur. Et ce par quoi tu te distingues du professeur ordinaire, c'est que tu prétends reconnaître de la consistance à ce bloc, montrer que ce n'est pas un fantôme de pensée. Mais par là, tu reconduis le renversement pascalien du pour au contre, qui délivre les raisons de ceux qui ne connaissent pas la raison de ce qu'ils font ou de ce qu'ils pensent.

    Cette posture, qui est peut être encore plus condamnable que celle qui prétend remplacer l'erreur par la vérité (puisqu'elle fait un pas de plus), repose, à mon avis, sur une réduction insoutenable de ce que tu peux entendre dans ton cours à quelques schémas monotones, qu'on t'oppose peut-être par complaisance.

    Ce que tu supposes d'abord, c'est qu'il faut prendre les remarques des élèves pour l'expression de leur pensée, alors qu'ils se trouvent en cours dans une situation assez particulière, pas forcément la plus propice à l'expression de cette pensée...
    Ensuite, que tu peux subsumer ce qu'on te dit sous ces schémas préformés et en faire le contenu de la "pensée des élèves", comme si les élèves formaient un vrai sujet collectif, un peu comme la classe ouvrière pour les intellectuels communistes. L'expérience quotidienne apprend que c'est faux, même si les professeurs ne peuvent s'empêcher de percevoir une classe, et par extension, les-élèves-de-terminale comme un individu à part entière.

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  2. Je trouve trois idées différentes dans ton commentaire, chacune de valeur assez différente :
    1) j'unifierais exagérément la pensée des élèves-de-terminale.
    2) j'irais encore plus loin que ceux qui prétendent dire la vérité, en donnant les raisons du fait que l'on pense ainsi ou ainsi.
    3)Le cours de philosophie ne serait pas le lieu le plus propice à l'expression de la pensée des élèves.

    Sur 1) : j'attends alors qu'on me montre cette prétendue diversité. Dire "c'est beaucoup plus compliqué" n'est qu'un argument d'autorité pour faire taire, tant que l'on ne montre pas les complications. Moi, j'ai l'impression de constater une remarquable constance. Je peux seulement dire que les élèves qui proposent des définitions le font de manière totalement isolée, et ne s'en servent jamais pour ensuite faire le tri parmi les objets.Jamais ils ne remettent en cause l'extension de leur concept, ce que doit faire toute définition normative (je rappelle ici l'identité de concept et de norme).
    Sur 2): D'une part je ne suis simplement pas d'accord, mais ce n'est pas le plus important. D'autre part, je ne vois pas où est le problème. Notre but de philosophe n'est-il pas de comprendre, de donner des raisons? On peut reprocher à un philosophe de donner de donner de mauvaises raisons, pas d'essayer de donner des raisons.
    Sur 3) Là, tu ne peux pas soutenir 3 alors que tu me reproches justement 2. Tu tomberais dans ta propre critique. Cependant, rejetons 2, car cette idée 3 est vraiment intéressante. En un sens, j'y souscris, car la pensée normative existe évidemment chez tous les élèves. Simplement, il n'est pas évident de comprendre que l'étude de la politique, de la science, du langage, etc. ne vise pas à décrire ces activités, mais à chercher des notions qui rendraient possible la description, et donc que cette recherche n'est pas descriptive. Les élèves voudraient des vérités, la philosophie n'en donne aucune, elle donne plutôt des normes pour la vérité et la fausseté, normes, qui ne sont elles-mêmes ni vraies ni fausses.

    La question philosophique fondamentale est : "comment doit-on penser ceci ou cela?". Il en résulte une familiarité des élèves avec les philosophes qui affirment : on doit penser ceci tel que cela se fait.
    On provoquera une résistance terrible à l'idée rousseauiste selon laquelle la politique suppose la liberté, alors que tous les hommes naissent dans les fers. On n'en rencontrera aucune si l'on dit que la politique est la domination de l'homme par l'homme.
    Je ne dis pas exactement qu'il faut revenir à cette incompréhension vis-à-vis des concepts. je dis plutôt qu'il faut devenir méfiant. Une norme (la vraie politique est liberté, etc.) n'est jamais neutre.

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