Dans l'art dit savant, et dans une grande partie de l'art populaire, il nous semble très important de connaître le nom de l'auteur d'une œuvre. Il n'y a guère que dans les arts anciens, ou dans les arts folkloriques, que la question de l'auteur n'est plus pertinente. On pourrait, au fond, dire que les œuvres ne sont pas alors produites par un individu déterminé, mais par une époque entière. Celui qui observe un beau tombeau égyptien, ou un chant celte, n'en connaît pas l'auteur, mais ne ressent pas pour autant un manque. Il lui suffit de savoir que le tombeau qu'il observe est égyptien, daté approximativement, ou que le chant est bien celte, et pas d'une autre culture. Mais pourquoi, en dehors de ces quelques cas, l'auteur paraît-il si important? Pourquoi nous semble-t-il nécessaire de savoir qui a réalisé l'œuvre? Et ce besoin se ressent dans tous les arts : en peinture, en musique, en architecture, etc. on ressent le besoin d'identifier l'auteur de ce que nous observons ou écoutons. C'est particulièrement notable en peinture : bon nombre d'artistes ne donnent aucun nom à leur tableau. Par contre, ils continuent à les signer, et tant mieux pour les spectateurs, qui seraient véritablement troublés s'ils n'avaient plus aucun indice de l'auteur de l'œuvre qu'ils observent. On constate aussi que la plupart des ouvrages et expositions d'art prennent l'auteur comme principe d'unité des oeuvres. Un livre d'art est bien souvent une monographie d'auteur. Pourquoi?
Ce besoin de savoir qui a réalisé l'œuvre, quitte à se contenter d'une réponse vague (tombeau égyptien, musique celte), et pas d'un individu particulier, s'explique par le fait, me semble-t-il, qu'il y a un véritable obstacle à l'appréciation d'une œuvre d'art, et cet obstacle est justement le fait qu'il n'y a parfois qu'une œuvre d'art. Lorsqu'une œuvre est seule, isolée, unique, et non rattachable à d'autres œuvres par le fait qu'elles aient un auteur commun, l'oeuvre devient un véritable mystère.
Ce mystère est dû, pour reprendre les termes de Goodman dans Langages de l'art, à la densité syntaxique et sémantique d'une œuvre. Par densité syntaxique, il faut entendre qu'il y a continuité, et non séparation tranchée, entre un symbole et un autre, c'est-à-dire qu'une marque quelconque sur une toile, un son quelconque dans une musique, ne correspond pas à un signe distinct de tous les autres, mais ressemble plus ou moins à de multiples signes. Chaque élément de l'œuvre pourrait être la marque de tel signe, mais aussi de tel autre signe. Et par densité sémantique, il faut encore entendre la continuité non plus entre marques et signes, mais entre les signes et ce qu'ils signifient. Un signe, sur une œuvre, est potentiellement le signes de multiples choses différentes, là encore parce qu'il n'y a pas discontinuité entre les choses signifiées, mais continuité.
En termes moins techniques, on pourrait dire que, dans l'œuvre, tout fait sens. Le moindre élément, la plus petite nuance, a son importance dans l'œuvre entière. Rien n'est indifférent. C'est le sens de la densité sémantique et syntaxique. Elle signifie que n'importe quelle marque constitue un signe, et que les signes peuvent signifier une infinité de choses différentes. Ceci différencie l'art de l'écriture alphabétique, par exemple. Lorsque nous écrivons un message dans nos langues vernaculaires, toutes les petites erreurs d'écriture, la manière d'écrire personnelle, ne constituent pas des signes, ils sont indifférents (indifférents relativement au contenu du message, bien qu'ils soient peut-être des signes de la personnalité de leur auteur).
Autrement dit, face à une œuvre d'art, si tout fait sens, alors nous ne savons pas où et comment regarder. D'où la question : peut-on apprécier une oeuvre d'art? La réponse me paraît clairement non. Celui qui ne sait pas comment s'y prendre, qui ne connaît pas le genre d'art, l'auteur de l'oeuvre, le contexte de sa création, ne peut littéralement rien voir, car tout pourrait être vu, tout pourrait être signe. On ne peut commencer à apprécier des oeuvres que lorsque l'on peut comparer des oeuvres, c'est-à-dire identifier des éléments de rapprochement et des éléments de différence. Ce faisant, tous les éléments de l'oeuvre ne sont plus mis sur le même plan. Certains vont devenir des éléments structurels, appartenant au genre artistique lui-même, et qui ne demandent pas d'attention particulière (le peinture se réalise toujours avec de la couleur posée sur une toile. Evidemment, on peut faire sauter ces éléments structurels), alors que d'autres demandent une attention plus soutenue, parce qu'ils singularisent une oeuvre.
Or, ce jeu entre éléments connus, et reliés à d'autres œuvres, et entre éléments inconnus, uniques à une œuvre, constituent justement le moment du plaisir esthétique. Et ce jeu est d'autant plus agréable que nous disposons d'éléments de comparaison. L'auteur est, à ce titre, un des moyens les plus puissants. En sachant que telle œuvre doit être attribuée à tel auteur, on peut établir des ressemblances entre les différentes œuvres de l'auteur, et ainsi identifier un style, une continuité artistique. Et en même temps, on peut ressentir avec plus de singularité la spécificité de l'œuvre. En ne connaissant pas l'auteur, on ne voit pas la spécificité de l'œuvre, on ne sait pas quoi regarder. En connaissant l'auteur, on sait identifier le style et en même temps ce qui fait l'unicité de l'œuvre.
En termes philosophiques, on peut donc dire que l'auteur est le principe d'unité d'une multiplicité. Alors qu'une oeuvre est, prise en elle-même, une diversité pure, l'oeuvre rapportée à son auteur devient une unité, dans laquelle vit encore une diversité. L'unité autant que la diversité ont leur importance, et produisent le plaisir esthétique. L'unité demande à être recherchée : dès que l'on connaît deux oeuvres d'un même artiste, on cherche immédiatement quels sont les éléments communs, comment on peut rattacher l'une à l'autre. Quant à la diversité, elle est là pour compliquer la recherche de l'unité, et donc pour produire le plaisir et le désir de rester devant l'objet plus longtemps.
Si un artiste faisait deux fois la même oeuvre, l'unité serait immédiatement perçue, et l'intérêt immédiatement étient. Si un artiste faisait deux oeuvres absolument différentes, la recherche de l'unité serait impossible, et l'oeuvre paraîtrait purement arbitraire (l'arbitraire, ou l'imprévisiblité, sont l'exact opposé de la répétition à l'identique, et ces deux extrêmes correspondent aux deux échecs de l'oeuvre à susciter le plaisir. Toute oeuvre réussie navigue entre ces deux pôles). Il faut que des choses, dans une nouvelle oeuvre, soient reconnues, parce que ces éléments reconnus permettent sa lecture, sa compréhension. Mais il faut aussi qu'il y ait une part de différence avec les oeuvres précédentes pour ne pas provoquer l'ennui et l'indifférence.
Ainsi, prendre plaisir à une oeuvre, c'est chercher à retrouver l'unité dans une multiplicité, c'est-à-dire chercher à comprendre pourquoi cette oeuvre appartient à tel auteur et pas à tel autre. Je dis bien pourquoi une oeuvre appartient à tel auteur. La recherche ne s'arrête pas quand l'on sait à qui elle appartient. Elle s'arrête quand on sait pourquoi. Ceci implique d'une part que cette recherche n'est jamais finie, à cause de la densité syntaxique et sémantique de l'oeuvre. Et ceci implique d'autre part que cette recherche n'est pas possible si l'on n'a qu'une oeuvre de cet artiste. Car alors, il n'y a pas de moyen de retrouver l'unité d'une pluralité.
Néanmoins, l'auteur n'est pas le seul principe d'unité. Les courants artistiques, les époques, les cultures, peuvent aussi constituer un principe d'unité, et donc aussi un moyen de rechercher cette unité. Une fois que l'on a découvert de multiples sarcophages égyptiens, on peut se demander le point commun de tous ces sarcophages. De même, l'impressionisme, la musique sérielle ou l'art nouveau peuvent aussi constituer des principes d'unité. Connaissant l'impressionisme, je peux apprécier un Monet et un Pissaro sans avoir plusieurs oeuvres de ces peintres (par exemple, Pissaro produit souvent un effet de vibration par de petits coups de pinceau parallèles, effet qui n'est pas présent chez Monet). Mais celui qui ne connaît pas l'impressionisme, et qui n'a qu'un Monet sous les yeux ne peut pas voir quoi que ce soit.
En termes philosophiques, on peut donc dire que l'auteur est le principe d'unité d'une multiplicité. Alors qu'une oeuvre est, prise en elle-même, une diversité pure, l'oeuvre rapportée à son auteur devient une unité, dans laquelle vit encore une diversité. L'unité autant que la diversité ont leur importance, et produisent le plaisir esthétique. L'unité demande à être recherchée : dès que l'on connaît deux oeuvres d'un même artiste, on cherche immédiatement quels sont les éléments communs, comment on peut rattacher l'une à l'autre. Quant à la diversité, elle est là pour compliquer la recherche de l'unité, et donc pour produire le plaisir et le désir de rester devant l'objet plus longtemps.
Si un artiste faisait deux fois la même oeuvre, l'unité serait immédiatement perçue, et l'intérêt immédiatement étient. Si un artiste faisait deux oeuvres absolument différentes, la recherche de l'unité serait impossible, et l'oeuvre paraîtrait purement arbitraire (l'arbitraire, ou l'imprévisiblité, sont l'exact opposé de la répétition à l'identique, et ces deux extrêmes correspondent aux deux échecs de l'oeuvre à susciter le plaisir. Toute oeuvre réussie navigue entre ces deux pôles). Il faut que des choses, dans une nouvelle oeuvre, soient reconnues, parce que ces éléments reconnus permettent sa lecture, sa compréhension. Mais il faut aussi qu'il y ait une part de différence avec les oeuvres précédentes pour ne pas provoquer l'ennui et l'indifférence.
Ainsi, prendre plaisir à une oeuvre, c'est chercher à retrouver l'unité dans une multiplicité, c'est-à-dire chercher à comprendre pourquoi cette oeuvre appartient à tel auteur et pas à tel autre. Je dis bien pourquoi une oeuvre appartient à tel auteur. La recherche ne s'arrête pas quand l'on sait à qui elle appartient. Elle s'arrête quand on sait pourquoi. Ceci implique d'une part que cette recherche n'est jamais finie, à cause de la densité syntaxique et sémantique de l'oeuvre. Et ceci implique d'autre part que cette recherche n'est pas possible si l'on n'a qu'une oeuvre de cet artiste. Car alors, il n'y a pas de moyen de retrouver l'unité d'une pluralité.
Néanmoins, l'auteur n'est pas le seul principe d'unité. Les courants artistiques, les époques, les cultures, peuvent aussi constituer un principe d'unité, et donc aussi un moyen de rechercher cette unité. Une fois que l'on a découvert de multiples sarcophages égyptiens, on peut se demander le point commun de tous ces sarcophages. De même, l'impressionisme, la musique sérielle ou l'art nouveau peuvent aussi constituer des principes d'unité. Connaissant l'impressionisme, je peux apprécier un Monet et un Pissaro sans avoir plusieurs oeuvres de ces peintres (par exemple, Pissaro produit souvent un effet de vibration par de petits coups de pinceau parallèles, effet qui n'est pas présent chez Monet). Mais celui qui ne connaît pas l'impressionisme, et qui n'a qu'un Monet sous les yeux ne peut pas voir quoi que ce soit.
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