On distingue traditionnellement le langage privé et le langage public selon que le sens des mots a été donné et est maintenu par une communauté linguistique, ou bien par un seul individu, pour lui-même. Cette distinction a commencé à être thématisée avec Russell, lorsqu'il affirmait que certains noms propres ont une signification qui peut varier selon les locuteurs. Selon son exemple, nous, personnes actuelles, avons une compréhension du sens de "Bismarck" différente de la compréhension que Bismarck lui-même pouvait avoir de son propre nom. Autant lui pouvait se référer à lui-même de manière directe, autant nous ne le pouvons que par une description définie donnant une caractérisation historique qui lui corresponde. L'usage de ce nom est donc privé : chaque locuteur lui attribue un sens différent, même si les différents sens aboutissent tous à la même personne, ce qui permet l'accord dans la communication. Néanmoins, l'idée du langage privé était présente bien avant, c'est particulièrement évident chez Hobbes, Locke, Hume, qui passaient leur temps à rappeler que beaucoup de nos querelles viennent du fait que nous n'avons pas associé les mêmes idées aux mêmes mots. Autrement dit, chacun a pu attacher un sens qui lui est propre à chacun des mots, et utiliser ce mot avec le sens que lui seul a donné.
Mais un célèbre argument de Wittgenstein prétend montrer que la possibilité de se servir d'un terme de manière parfaitement privée, sans aucun contrôle par la communauté linguistique, est impossible. Cet argument est celui du journal des sensations, des Recherches philosophiques : Si je suis le seul à savoir quelle sensation désigne le terme S, alors ce terme S n'a aucune règle d'usage, car n'importe quelle utilisation du mot pourrait toujours être tenue pour en accord avec la règle d'usage. S'il suffisait de croire que l'on suit une règle pour la suivre, alors la règle serait sans force contraingnante, sans contenu. Pour qu'il y ait une règle, il faut qu'une instance contraignante puisse nous rappeler que nous avons mal appliqué cette règle, il faut que cette instance puisse nous dire que nous n'avons pas nommé cette sensation S, mais autre chose qui ne l'est pas.
Wittgenstein prend, dans cet exemple, une sensation, car c'est l'exemple le plus délicat, celui justement dans lequel nous pensons désigner quelque chose de purement privé. Pourtant, même dans ce cas, il faut un contrôle extérieur pour que l'usage soit correct. Même pour tous les termes psychologiques, nous avons besoin des membres de notre communauté linguistique, qui nous apprend à les utiliser. Personne n'invente et n'utilise de mot tout seul.
Je tiendrai cet argument pour valide, et son objectif accompli : il n'y a aucun terme que l'on puisse utiliser seul, sans instance extérieure contraingnante, qui puisse contrôler l'usage que nous faisons d'un terme. Autement dit, il n'y a aucune règle que l'on puisse suivre en privé. Toute règle ne peut être appliquée que si quelque chose d'extérieur contrôle son bon usage. Cela signifie que le sens des mots est justement la règle de leur usage. C'est pourquoi les concepts, qui sont justement le sens des termes généraux (et peut-être aussi des autres termes, je ne soulève pas le problème), sont des règles pour l'usage de ces mots. On ne peut utiliser un concept que collectivement, sans quoi il serait toujours vrai, donc sans contenu. Il faut que les autres puissent nous rappeler que nous nous trompons, que nous disons faux, pour que notre concept ait un sens.
Définir les concepts comme le sens des termes généraux est juste mais incomplet, trop partiel. Les définir comme des règles d'usage est déjà mieux. Et il serait encore mieux de parler de règles d'action. Le concept est lié au langage, mais il ne se limite pas au langage. Le concept est, dans le langage, une fonction de vérité : il associe chaque individu de l'univers du discours à une valeur de vérité, le vrai ou le faux. Cela signifie que pour chaque individu, le concept fixe s'il a ou n'a pas une certaine propriété, et le concept donne le vrai s'il a cette propriété, le faux s'il ne l'a pas. Donc les concepts semblent liés au vrai et au faux, et comme le rappelle Davidson, répétant ainsi l'argument de Wittgenstein, il faut être plusieurs pour que l'idée du faux puisse apparaître. Etant seul, personne ne pourrait s'apercevoir qu'il se trompe. Ce n'est qu'en observant autrui, en comprenant que autrui croit quelque chose, mais que la réalité est différente, que l'on peut aboutir à l'idée du faux.
C'est pourquoi, selon Davidson, avoir des concepts suppose appartenir à une communauté linguistique. Il faut qu'autrui puisse refuser nos emplois des termes pour apprendre à les utiliser. Il n'y a donc de capacité conceptuelle que pour ceux qui parlent, puisque parler est nécessaire pour avoir un usage public des termes. En parlant, l'autre assentit ou rejette ce qu'on lui dit, et dans cette activité d'assentiment et de dissentiment, chaque locuteur contrôle l'usage que font les autres des termes, et corrige son propre usage, s'il le faut. Davidson raisonne donc ainsi : les concepts sont des fonctions de vérité, donc des règles pour déterminer si une phrase est vraie ou fausse; les règles ne peuvent être utilisées que collectivement; donc seul les êtres qui parlent peuvent avoir des concepts, une créature seule ne peut pas avoir de concept.
Si j'accepte l'argument du langage privé, je rejette l'idée selon laquelle le concept serait seulement une fonction des individus dans les valeurs de vérité. Un concept est une règle, et existe dès qu'il y a une pratique, une action réglée, et pas seulement dans l'activité langagière. Pour le dire de manière brutale : le jeu du vrai et du faux dans le langage n'est qu'une activité parmi d'autres, un cas particuler du jeu de la réussite et de l'échec. Le concept n'est pas une fonction de vérité, mais une fonction de réussite. Le concept détermine, pour chaque action, si cette action a réussi ou a échoué. La vérité n'est qu'un cas particulier de la réussite.
Quand un patineur sur glace accomplit un triple saut, il utilise un concept autant que le commentateur sportif qui parle de ce triple saut. Le concept existe dès lors qu'une activité peut réussir ou échouer. Si le patineur fait quelque chose et réussit, alors c'est que son action était conforme au concept. S'il échoue, son action n'était pas conforme. Partout où il peut y avoir de la réussite et de l'échec, c'est qu'une règle existait, donc un concept de ce qu'il fallait faire. Car une action pure, sans règle, sans concept, serait un pur fait, ni réussi, ni manqué, mais simplement présent, existant. Pour qu'une action puisse être réussie ou manquée, il faut encore que préexiste un modèle, ou une règle, de ce qu'il fallait faire, que l'on puisse comparer à ce qui a été fait. Le patineur sait ce qu'est un triple saut (il peut d'ailleurs le savoir sans pouvoir le décrire avec des mots), il peut donc comprendre si son action a réussi (c'est un triple saut), ou a échoué (c'est autre chose qu'un triple saut).
Ainsi, nous avons deux couples de notions proches : vérité et fausseté, et réussite et échec. Mais la différence entre les deux concerne non pas le domaine, mais le niveau de généralité. Le langage est aussi une activité, la vérité est aussi une sorte de réussite. Et les concepts ne commencent pas avec l'activité langagière, ils commencent avec l'activité tout court. Partout où il y a activité, il doit y avoir réussite et échec, donc norme de l'action, donc concept.
On peut ainsi reprendre l'argument du langage privé, et l'adapter à la nouvelle définition des concepts. Il n'y a concept que s'il y a instance extérieure de contrôle. Mais nul besoin que cette instance extérieure soit une personne humaine. La réalité est largement suffisante, car la réalité résiste à notre activité. Il ne suffit pas de croire faire un triple saut pour le faire, il faut encore que notre force physique, que les patins, que l'état de la glace, etc. le permettent. La réalité peut donc nous contraindre, nous pousser à échouer. Cet échec est justement ce qui est nécessaire pour qu'un concept puisse apparaître. Le patineur voulait faire un geste, il l'essaie, mais le manque et retombe à plat ventre sur la glace : voilà l'écart entre le modèle et l'acte réel, écart nécessaire pour avoir un concept, une règle d'action. Dans sa souffrance, dans la dureté de l'échec, le patineur fait la différence entre ce qui est (le geste maladroit) et ce qui doit être (un beau triple saut), la différence entre ce qu'il a fait, et ce qu'il aurait dû faire.
Ainsi, autant dans le langage, les autres nous rappellent à l'ordre, en nous disant que ce que nous disons n'est pas ce que nous aurions du dire, autant pour toutes les activités, la réalité suffit à rappeler que ce que nous avons fait n'est pas ce que nous aurions dû faire.
Y a-t-il donc des activités privées? Oui si on considère qu'une activité peut se faire indépendamment de tous les autres hommes; mais non si on considère qu'une activité peut se faire indépendamment d'une réalité capable de nous faire sentir nos échecs, nos erreurs. Une activité est toujours réglée, mais la règle peut être rappelée par la nature, plutôt que par d'autres personnes humaines.
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