samedi 11 décembre 2010

La prophétie auto-réalisatrice, et la technocratie

Tout d'abord, il convient de mettre les choses au clair, tant l'abus du terme de performatif vient parfois obscurcir la discussion. Le performatif est un discours qui réalise un certain état de choses, simplement par le fait de déclarer qu'il existe, lorsqu'une autorité a justement l'autorité de le faire advenir. Le maire a une certaine autorité, celle de déclarer les personnes mariées, et il suffit donc que le maire le dise pour que les personnes le soient. Le maire créé quelque chose par ses mots, parce qu'il est dépositaire d'une certaine fonction, d'une autorité.
Je ne souhaite pas ici parler du performatif, mais plutôt de la prophétie auto-réalisatrice, ce qui n'a rien à voir. La prophétie est un discours à l'indicatif, elle décrit un état de choses futur. Elle n'est pas un performatif, qui lui, ne décrit pas, mais crée un état de chose présent. La prophétie parle seulement de ce qui va arriver, elle ne crée rien du tout.
Le fait que la prophétie puisse être auto-réalisatrice signifie seulement que les informations qu'elle transmet ont un effet sur ceux qui ont entendu cette information. Cela n'a rien d'extraordinaire. Quand on dit à un automobiliste qu'une rue est en sens interdit, alors il prendra évidemment une autre rue, s'il doit se rendre au bout de cette rue en sens interdit. Autrement dit, il est normal que des énoncés à l'indicatif, descriptifs, aient un effet sur les pratiques des individus. On ne dira pas pour autant que tout énoncé descriptif ayant un effet sur les pratiques est un performatif! Donc la prophétie auto-réalisatrice ne se distingue pas fondamentalement d'un énoncé descriptif au futur, qui oblige les hommes à changer leurs pratiques. La seule différence de la prophétie auto-réalisatrice est qu'elle donne une information telle que le fait de tenir compte de cette information a pour conséquence d'aider cette prophétie à se réaliser. L'information donnée se trouve confirmée par les pratiques qu'elle implique, chez ceux qui l'écoutent. On annonce la future faillite d'une banque, les hommes changent leurs pratiques pour tenir compte de cette information, donc ils vont retirer leur argent de la banque, et cela a pour conséquence de faire s'effondrer cette banque, réalisant la prophétie. 

On peut maintenant entrer dans le vif du sujet. On sait que, dans les sciences humaines, le fait de prédire quelque chose a toujours un effet sur les pratiques, et bien souvent dans le sens de la prophétie auto-réalisatrice. On annonce une récession, et la récession arrive parce que tous les investisseurs vont retirer leur argent. On constate une inégalité entre diverses catégories de personnes, ou entre divers territoires, et les inégalités vont encore se creuser, les individus ayant désormais une information supplémentaire pour faire des choix, c'est-à-dire accentuer les inégalités. Dîtes que tel lycée est huppé, et vous verrez tous les riches y mettre leur enfant, rendant de fait le lycée huppé, qu'il l'ait été à l'origine ou pas. 
Bien sûr, il ne suffit pas toujours de la prononcer pour que la prophétie se réalise, il faut encore que les acteurs y croient. Et on peut dire, sans prendre énormément de risque, qu'une excellente politique à laquelle personne ne croirait échouerait complètement. Si on ajustait les taux d'impots, de prélèvement, etc. de sorte que le chômage baisse, mais que personne ne croie que cela va marcher, alors personne n'embaucherait, et la politique en question serait un échec. Autrement dit, il ne suffit pas de faire de bonnes politiques, il faut aussi que les individus y adhèrent. Car les hommes ne sont pas exactement comme les précipités chimiques : il ne suffit pas de réunir les conditions pour que les conséquences aient lieu. Il faut encore que les hommes fassent les choses pour lesquelles on a préparé les conditions.

Cela doit venir nuancer fortement la place que peuvent tenir les experts dans un régime politique. L'expert est celui qui connaît les liens de causalité entre phénomènes (ici, on n'évoquera que les experts en politique et en économie, pas les experts en sciences physiques). L'expert est celui qui peut dire : pour faire baisser le chômage, il faut agir sur ceci et ceci, pour réduire les inégalités, il faut agir sur ceci et ceci, etc. Il ne s'agit pas de dire que les experts ne possèdent aucun savoir. Il s'agit plutôt de dire que ces experts sont confrontés à la propre force des agents qu'ils décrivent. On peut faire une très bonne analyse, et la voir réfutée tout simplement parce que les agents en ont décidé autrement, et n'ont pas suivi un mode de pensée rationnel (ou du moins, simplement prévisible, plutôt que rationnel).   
Autrement dit, la technocratie, le régime politique dans lequel les experts prennent les décisions, est rendue quasiment impossible par l'imprévisibilité de l'objet de la politique, à savoir le peuple. Puisqu'il est toujours possible que celui-ci réagisse de manière imprévisible, alors l'expert n'a pas, en droit, toujours raison. L'expert parfait, s'il en existait, celui qui disposerait de toutes les théories économiques et politiques vraies, serait encore un conseiller imparfait, parce que toutes ses prévisions seraient encore susceptibles d'être démenties par les comportements imprévisibles du peuple.

Ceci nous donne-t-il des arguments pour soutenir le contraire de la technocratie, à savoir la démocratie? Il semble bien que oui. Car si on considère la démocratie comme le régime dans lequel le plus de personnes possible prend part au pouvoir, alors le risque d'un échec d'une politique lors de sa mise en oeuvre est considérablement atténué. Si tout le monde a accepté une mesure, alors cette mesure a très peu de chance de ne pas aboutir, justement parce que tout le monde fera des efforts pour la réaliser. Le risque d'un comportement imprévisible est annulé par le fait que tout le monde a clairement donné ses intentions, lors de la procédure de vote de la loi. Chacun sait ce qu'il doit faire, et le fait justement parce qu'il a donné son accord. Par conséquent, même si la mesure était, d'un point de vue de la science économique ou politique, assez mauvaise, le fait de chacun fasse l'effort d'atteindre le but qu'elle s'est donnée aurait pour résultat que ce but serait atteint. Si chacun croit que les hausses d'impôts vont augmenter la compétitivité des entreprises, et se met donc à travailler avec plaisir, alors cette compétitivité va augmenter, alors même que cette mesure s'y oppose manifestement. Là encore, je ne prétend pas que tout soit possible (mon exemple, ici, est peut-être un peu extrême). Mais ceci montre bien que le fait que les personnes adhèrent à un mauvais programme peut très bien le rendre bon, justement parce que les personnes y adhèrent.

Il faut donc, en même temps, rendre hommage à une capacité de la technocratie, capacité qu'elle ne peut avoir, paradoxalement, que si les agents ne la connaissent pas : elle est capable de produire de la conviction, chez tous ceux qui croient qu'ils sont vraiment gouvernés par des experts. C'est pourquoi la technocratie a aussi un grand pouvoir pour émettre des prophéties auto-réalisatrices. Si chacun est persuadé que les réformes sont bonnes, parce qu'elles ont été prises par des experts, alors il y a plus de chance que ces réformes soient un succès. 
Evidemment, la technocratie ne pourrait pas avoir un tel pouvoir, si les agents savaient que son seul pouvoir est un pouvoir de conviction. La technocratie n'existe que si les hommes croient vivre en technocratie. S'ils ne croient pas qu'ils soient gouvernés par des experts, alors le pouvoir des experts s'envole, et toutes les prédictions scientifiques peuvent toujours être balayées par les comportements passionnels et imprévisibles de leur objet d'étude, le peuple.
Bref, la technocratie n'est pas la science mise au service de la politique, c'est une structure idéologique, et qui marche, certes, si personne ne sait qu'elle n'est que cela.

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