On semble bien progresser dans notre conception de la nature lorsque l'on abandonne l'anthropormorphisme débridé, qui considère que la pluie existe pour faire pousser les arbres, ou que les pommiers poussent pour nourrir les hommes. L'anthropomorphisme est l'erreur fondamentale dont il semble qu'il faille se libérer pour commencer à faire véritablement de la science. Lorsque l'on décrit les processus qui mènent à la pluie : évaporation de l'eau, condensation dans les nuages, etc. on ne fait intervenir aucune pensée humaine ou divine, pensée qui introduirait des considérations liées à la finalité. La pluie ne tombe pas pour faire pousser les arbres. La pluie tombe parce que tel phénomène produit une évaporation, et tel autre produit les précipitations. Aucune intention ne préside à ces phénomènes, mais un simple processus physique, mécanique, sans intention, donc sans anthropomorphisme.
Tout le programme de la science moderne, programme qui se poursuit jusque dans son étude de l'humain, est encore celui de chasser les raisonnements anthropomorphiques. Quand on étudie le cerveau d'un consommateur en train de faire des choix entre produits, on ne doit pas expliquer son choix en donnant telle ou telle de ses préférences, on doit l'expliquer en montrant comment telle activité cérébrale a enclenché le processus d'achat. Donc, l'ambition scientifique moderne est de pousser le refus de l'anthropomorphisme jusque dans l'étude de l'homme lui-même. L'homme est aussi une mécanique qui devrait pouvoir être étudiée selon une perspective strictement physique, et sans jamais faire intervenir de considérations de finalité. La sensation de plaisir à la vue d'un bon produit n'est pas causée par le fait que le sujet reconnaît que ce produit est bon ou peu cher, il est produit par le fait qu'une certaine substance chimique produit le sentiment de plaisir.
J'ai déjà souligné qu'il y aurait une confusion assez grave à dire que telle hormone produirait telle pensée. Il y aurait une erreur catégoriale, et une erreur dangereuse, qui vise à cacher son ignorance... Par contre, la science neurologique atteindrait sa perfection si elle parvenait à décrire la totalité des évènements cérébraux sans jamais faire intervenir le moindre élément de finalité, donc d'anthropomorphisme. Si le discours sur les fins, et tout ce qui appartient aux pensées, pouvait être traité comme un simple épiphénomène, alors la neurologie aurait accompli sa mission. Autrement dit, s'il était possible de naturaliser entièrement l'homme, jusque dans ce qui paraît le plus culturel, alors la neurologie aurait atteint son but.
Mais ce que la science ne montre pas, et ne cherche pas à montrer, c'est jusqu'où s'étend cet épiphénomène. Autrement dit, nous avons un projet passionant de naturalisation de toute la réalité (la science moderne), mais nous sommes dépourvus d'un projet inverse de "culturalisation" de toute la réalité. Pourquoi limiter la culture à l'homme, et pas l'étendre aux animaux, aux plantes, et aux nuages? Et même si on rejette l'idée d'un projet visant à étendre l'anthropomorphisme le plus loin possible, on a encore le devoir, pour qui cherche à comprendre la réalité, de trouver un critère nous permettant de définir ce qui agit selon des intentions, une pensée, de la finalité, et ce qui n'agit que "mécaniquement". La science s'est donnée une hypothèse méthodologique : tout est naturalisable. Mais personne n'a formulé clairement l'hypothèse méthodologique inverse : tout est "culturalisable".
Et nos réponses au sujet des limites du cuturalisable sont bien arbitraires : seul ce qui a un cerveau peut penser, seul ce qui parle peut penser, etc.
Qu'ont en commun ces réponses? Elles affirment que l'anthropomorphisme s'arrête avec la pensée. Seul ce qui pense agit selon des intentions, une finalité. Or, il faut peut-être oser renverser l'hypothèse, et considérer non pas que ce qui pense agit selon une finalité, mais au contraire que tout ce qui agit selon une finalité pense. Penser, c'est avoir un comportement doué de sens, un comportement qui sait s'orienter selon ses intérêts. Là où une action a un sens, alors il y a de la pensée.
A partir de là, l'hypothèse méthodologique fondamentale de cette position "culturaliste" est la suivante : "tout fait sens". C'est, je le concède, le mot d'ordre de la pensée magique. Mais je ne tenais qu'à dire que cette pensée magique n'a jamais été réfutée, elle est seulement une hypothèse inverse de la science moderne (et inverse ne signifie pas du tout incompatible, car ces deux hypothèses sont compatibles). On dira donc que la pluie tombe pour une raison, et on cherchera cette raison dans la colère des dieux ou la méchanceté des hommes. On dira que l'arbre pense qu'il serait bon pour lui d'avoir des racines profondes, afin de profiter de la pluie. La pensée magique, au lieu de n'attribuer la pensée qu'à l'homme afin de dire que seul l'homme a un comportement doué de sens (voire de n'attribuer de pensée à personne, mais juste des activités neuronales), attribue un comportement doué de sens à toutes choses, et attribue donc aussi la pensée à toutes choses. Mais là encore, qu'est-ce qui nous permet de rejeter cette position?
Je crois que la réponse est à trouver dans des considérations plus ou moins pratiques. Un arbre ne pense pas, parce que l'on aurait peine à dire qu'il peut commettre des erreurs. Si ces racines poussent mal, on dira plutôt qu'il est malade, ou trop faible, mais pas qu'il est trop stupide pour comprendre ce qu'il doit faire. Par contre, on dira que les hommes pensent, parce que chez eux, les anomalies et comportements imprévisibles sont plus courants, et gagnent à être traités comme des ignorances, des défauts d'information. La pensée s'attribue donc d'abord selon la fréquence des anomalies, des erreurs, et le moyen de les rectifier. Celui qui se trompe, et qui peut corriger ses erreurs grâce à des sons produits par la bouche ou des signes sur du papier (l'information) est quelqu'un qui pense. Pourtant, on pourrait aussi bien dire que l'homme est une machine avec des défauts de fabrication, qui se corrige par une procédure aussi mécanique que la montre ou l'arbre à qui on donne de l'engrais.
En conclusion, je dirais donc que l'hypothèse qui distingue nature et culture, c'est-à-dire zone de non-sens et zone de sens, est peut-être l'hypothèse la plus difficile à défendre, parce qu'elle crée un nouveau royaume à cause d'une pratique qu'elle considère comme différente spécifiquement : l'apprentissage. Alors qu'elle pourrait très bien penser l'apprentissage sur le modèle de la réparation mécanique, ou penser la réparation mécanique sur le modèle de l'apprentissage.
Le grand projet de naturalisation de la réalité, mais aussi le projet inverse de la culturalisation de la réalité sont bien plus cohérents.
Il est aberrant de dire que "penser c'est avoir un comportement doué de sens" : c'est un peu comme dire : détester, c'est faire la grimace. Voilà une vraie erreur "catégoriale", comme tu dis. On ne peut pas se débarrasser du mythe de l'intériorité à si bon compte ! N'importe quel enfant a cet avantage sur toi qu'il sait que c'est parce qu'on déteste telle chose qu'on fait la grimace, parce qu'on pense qu'on a un "comportement doué de sens". La question devient alors : comment l'enfant peut acquérir un tel "jeu de langage", comment peut-il identifier la pensée en la différenciant de ses manifestations ? Pas en transportant des dalles suivant l'ordre d'un laconique maçon, façon Wittgenstein, mais en y pensant, et ainsi la circularité est inévitable (il faut savoir ce que c'est que la pensée pour identifier la pensée).
RépondreSupprimerDe même, identifier ou attribuer une erreur suppose qu'on maîtrise déjà le concept de pensée. On ne se trompe que par rapport à une norme préalable, une pensée. Si on ne ressaisit pas cette pensée, on ne peut pas parler d'erreur, 2+2=5. L'erreur n'est pas moins "mentale" que la pensée.
Mais c'est général : il n'y a pas de sens à penser la pensée, on peut tout penser sauf la pensée. Il n'y a pas de pensée de la pensée. On est en-deça de la nature et de la culture, du projet absurde de "naturalisation de la réalité" (ce type de projet s'auto-réfute et lorsqu'il est total, et lorsqu'il est partiel, ce n'est même pas un projet, il n'a pas de sens : la réalité c'est la réalité). Tout ce qu'il y aurait à dire, c'est "es gibt".
Pourquoi attribuer la pensée aux hommes, et pas aux limaces ? Pas parce que les hommes font des erreurs, et pas les limaces, mais parce qu'ils parlent ! Je suis désolé d'être aussi peu original. Les hommes parlent avant que les arbres ne poussent et que les limaces ne cheminent, avant tout évènement naturel. Je crois qu'on peut défendre l'idée que le petit enfant fait irruption dans le langage commun avant de venir au monde.
Pour ce qui est de la distinction entre finalité et mécanisme, on peut dire qu'en réalité "tout fait sens" pour le neurobiologiste comme pour le chaman, le cerveau aussi a un "comportement doué de sens". En effet, on ne peut pas considérer un mécanisme indépendamment de l'effet qu'on en attend : sinon ce n'est pas un mécanisme, c'est un pur flux sans signification. Il n'y a pas de différence de nature entre la colère de Jupiter lançant la foudre et les processus physiques qui la produisent, ils sont tous deux finalisés, et au fond tous deux aussi mystérieux. Ou inversement, la colère est un mécanisme au même titre que les processus physiques, sur laquelle on peut agir par des opérations bien déterminées de sacrifice, etc. On serait bien en peine, en fait, de trouver une différence dans la structure de ces deux explications. Dans les deux cas, le résultat, le but, préexiste : la punition est dans la colère, la foudre est dans les processus physiques. On pourrait dire que Jupiter a avec nous des relations de personne à personne, les processus physiques ont avec nous des relations de chose à chose. Mais quelle différence entre ces deux types de relations ? Objectivement, aucune, c'est toujours un certain processus déterminable.
En fait, toute causalité est anthropomorphe. La "naturalisation" n'est pas l'inverse de la "culturalisation", c'est la même chose.
Dans "comportement doué de sens", il y a "doué de sens", alors que tu sembles n'avoir retenu que "comportement"... Une même grimace peut être une simple contraction musculaire ou un comportement qui signifie un dégout. Le visage est alors le même, mais dans le premier cas il n'a aucun sens, dans le second il en a un. Voilà ce que signifie penser : pouvoir produire des signes, par son comportement.
RépondreSupprimerConcernant l'erreur, je reconnais avoir moi-même fait erreur : l'erreur est un genre tout à fait différent de l'anomalie : l'erreur est la seule anomalie que l'on corrige avec des signes. Alors qu'une maladie, un défaut de fabrication etc. ne se corrigent pas avec des signes, mais avec des choses.
Mais quand tu dis que seuls les hommes parlent, tu sembles ne pas voir que tu commets une pétition de principe, justement parce que tu présupposes que seuls les hommes pensent. Les peuples sauvages croient eux que tous les animaux parlent, justement parce que pour eux, ils pensent. Penser et parler s'attribuent en même temps, il n'y en a aucun qui serait plus perceptible que l'autre. N'importe quel phénomène peut se voir comme un signe, n'importe quel signe peut se voir comme un phénomène. Il y a une décision, arbitraire, à prendre. Nous faisons passer la coupure entre les hommes et le reste. Nous aurions pu la faire passer ailleurs.
Le projet naturaliste ne vise pas à penser la pensée, il vise seulement à tout considérer comme phénomène, et rien comme signe. Le projet culturaliste consiste à tout voir comme signe, et rien comme phénomène.
La fin de ta remarque me stupéfie. Je tremblais déjà un peu lors de la rédaction de ce texte, mais là, tu vas encore plus loin, en disant que toute causalité consiste à voir des signes, à voir une finalité. Mais je pense que tu confonds la notion de terme d'une série (le dernier évènement) et celui de finalité d'une action (ou bien d'objet visé par un signe). Je ne serais pas prêt à faire cette identification que tu fais. je crois qu'il y a une différence radicale entre les deux. Le premier terme d'une série n'est pas "en vue du" dernier terme de cette série.