lundi 13 décembre 2010

Le public et le privé

On serait tenté d'opposer le public et le privé comme étant le lieu du politique, de la vie en commun, et celui de l'absence du politique, du lieu dans lequel chaque individu mène la vie qu'il  souhaite, protégé de l'intrusion du politique. On serait alors dans la droite ligne d'un Benjamin Constant, distinguant liberté des Anciens et liberté des Modernes. Autant la liberté des Anciens consistait à pouvoir intervenir et avoir du poids sur la vie publique, autant la liberté des Modernes serait le droit à un repli sur une existence individuelle, qui ne soit pas menacée par l'intrusion, toujours vécue comme tyrannique, du pouvoir politique.
Bref, le public serait le lieu du pouvoir, et le privé serait le lieu où le pouvoir cesse de s'aventurer, le lieu qu'il laisse aux individus. Cela n'empêche pas que ce soit le politique lui-même qui fixe les limites entre privé et public. L'important serait que, une fois les limites fixées par le politique lui-même, ces limites ne soient pas franchies.

Or, de ce point de vue, ce qui arrive depuis bien longtemps, à savoir l'introduction permanente du pouvoir dans le plus intime de nos choix les plus privés, devrait apparaître comme un scandale, comme une violation de l'espace privé. Que l'on pense à la règlementation sur la sexualité (relations autorisées ou interdites, droit à l'avortement, etc.), sur le port de la ceinture, sur les clôtures entourant les piscines de jardin, un nombre incroyable de lois s'immiscent dans les maisons, les conduites privées, afin de les réglementer. On peut assez souvent prétendre justifier ces interventions par le fait que les conduites individuelles ont des conséquences sociales : ne pas porter sa ceinture n'a de conséquences que sur son porteur, mais on peut toujours dire que cela crée des frais supplémentaires pour les secouristes, hopitaux, etc. Mais d'une part, on ne peut pas toujours justifier ainsi ces interventions. Et d'autre part, on pourrait toujours trouver un moyen de faire compenser par les individus eux-mêmes, le coût de leur conduite. 
Par conséquent, si l'Etat intervient dans la vie privée des individus, ce n'est pas seulement parce que cela a des conséquences publiques, mais c'est aussi parce que la vie privée des individus le concerne. L'Etat n'a jamais abandonné son pouvoir d'imposer des normes jusque dans les maisons. L'hygiène ou les droits de la femme, tout est bon pour imposer la vaccination ou interdire la polygamie. Pourtant, il n'y a rien là de public : le non-vacciné s'expose lui seul à des risques de maladies, et la polygamie est compatible avec le consentement de toutes les parties (au moins en principe, dans les faits, il est possible que ce soit plus délicat). 

Mais alors, faut-il dire que ces notions de privé et de public sont caduques, si l'Etat s'est toujours permis d'intervenir dans les vies privées? Ou bien faut-il dire que la vie privée est une notion normative, qui montre ce que l'Etat devrait laisser aux individus, sans intervenir?
Ni l'un, ni l'autre. Plutôt que de partir du privé, et de le penser comme l'espace privé de politique, où il n'y a pas de politique, mieux vaut partir du public. En art, le public est l'ensemble des individus qui assiste à une représentation. En politique, le public doit être compris ainsi, il est l'espace dans lequel tout est visible, dans lequel on ne peut rien cacher. Le privé peut se cacher, le privé est ce pour quoi on ne dipose pas de droit de regard. Le public, au contraire, est ce que l'on a le devoir de montrer, ou réciproquement, ce qu'autrui a le droit de nous demander de montrer.
Autrement dit, le privé n'est pas du tout une protection contre l'intervention de l'Etat, c'est un espace de protection contre le regard de la société. Ce que je fais chez moi, personne n'a le droit de le regarder. Ce que je fais dans l'espace public, tout le monde est autorisé de le regarder, le surveiller. L'Etat intervient dans le public comme dans le privé. Mais nos concitoyens, eux, n'assistent qu'à ce qui a lieu dans le public, et ne peuvent pas prétendre assister à notre vie privée. Bien sûr, chacun est libre de donner au public une partie de ce qui était encore sa vie privée. Mais justement en la montrant à tous, elle cesse d'être privée pour devenir publique.

Ainsi, la distinction du public et du privé n'est pas la distinction entre l'intervention ou la non-intervention du pouvoir d'Etat, mais la distinction entre le visible de tous, et le caché de tous. Le privé n'est pas la limite d'un pouvoir, mais du regard. Et cette limite ne concerne pas l'Etat, qui la franchit allègrement, mais la société. L'espace privé protège du regard de la société, mais pas de l'intervention de l'Etat. 

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