jeudi 2 décembre 2010

Le conflit et la distance

Face à une situation déplaisante, on peut réagir de plusieurs manières, et ces manières constituent de grands profils comportementaux :
- l'attitude de la conciliation : face à la situation déplaisante, on cherche à établir un compromis avec autrui, ou bien à s'adapter à la situation. Un courtisan est typiquement quelqu'un qui adopte cette attitude : face au tyran qui le menace, il préfère s'en rendre ami, et faire que ses propres intérêts soient en accord avec ceux du tyran. De cette façon, le danger est supprimé, puisque le tyran ne cherchera pas à nuire à son ami, et tout ce que fait le tyran est aussi bon pour le courtisan.
- l'attitude de la confrontation : face à la situation déplaisante, il n'est pas question de se couler dans le flot, d'aller dans le sens du vent, mais il faut au contraire s'y opposer en déployant toute son énergie. Le résistant, le guerrier, sont des personnes qui adoptent cette attitude. Ils chercheront le conflit, le combat violent s'il le faut, afin de triompher du danger. Et c'est par l'élimination du danger que la sécurité est assuré, et non plus par l'adaptation à ce danger. 
-l'attitude de l'évitement : face à la situation déplaisante, il n'y a pas à s'opposer, ni même à se concilier avec le danger, mais plutôt à s'enfuir, à se mettre à l'abri de ce danger. Par la fuite, on peut se préserver, sans avoir à agir face à la situation déplaisante. On dira peut-être que cette attitude ne résout rien. Pourtant ce n'est pas si simple : il y a bien des dangers qui s'atténuent avec la simple disparition de la chose qui a provoqué ces dangers. Quand on est fâché contre quelqu'un, et prêt à en découdre, il suffit parfois que l'on s'éloigne de cette personne, pour que la colère retombe et que la paix soit rétablie.

Ces grands profils sont des attitudes très générales de l'action, et ne sont pas liées à un domaine plutôt qu'un autre. On peut les retrouver aussi bien dans les questions techniques et scientifiques (faut-il plutôt construire un vaisseau spatial pour nous enfuir de la Terre qui deviendra invivable avec le réchauffement, ou bien faut-il trouver des techniques pour contrer le réchauffement, ou bien encore faut-il apprendre à vivre avec quelques degrés supplémentaires?) que dans les questions politiques (faut-il collaborer avec les pays dominants afin de ne pas être écrasé, ou bien faut-il s'y opposer de front, justement pour faire cesser cette domination? Faut-il accompagner et réguler le capitalisme, ou bien faut-il le supprimer et le remplacer par un autre système?).

Ces grands profils d'action, pour justes qu'ils soient, masquent néanmoins le fait qu'ils ne sont pas tant des options différentes et exclusives, que des opérations qui se mélangent, et interviennent toutes en même temps, dans des proportions diverses. 
Ce que nous voudrions montrer ici, c'est qu'entre le conflit et la distance, il n'y a pas véritablement opposition, parce que la distance n'est pas réductible à la fuite. Pour être plus précis, la lutte par le conflit peut certes viser la destruction d'autrui, mais même cette destruction doit être comprise comme une mise à distance. Il y a donc une différence très importance entre mettre à distance, et prendre ses distances. Fuir, c'est prendre ses distances. L'ermite qui va vivre seul dans le désert prend ses distances. Alors que celui qui est mis en prison est mis à distance. Le prisonnier ne fuit pas, il est combattu, et repoussé. Entre mettre et prendre ses distances, il y a donc la différence entre vaincre et fuir; entre être mis et prendre ses distances, il y a la différence entre perdre et fuir.
Autrement dit, l'attitude de confrontation est, malgré ce que laissent penser les trois grands profils d'action, incroyablement proche de l'attitude d'évitement, de fuite. Celui qui lutte cherche, non pas à s'éloigner du danger, mais à éloigner le danger. Au lieu de fuir lui-même, le combattant pousse l'autre à fuir. Et la destruction de l'autre n'est, de ce point que vue, que l'ultime moyen de mettre à distance cet autre dangereux. Ainsi, lutter consiste à rechercher la distance, et plus la distance est grande, plus la nécessité de la lutte est faible : l'intensité de la lutte est inversement proportionnelle à la distance entre les parties en conflit. Entre distance et conflit, il n'y a donc pas deux attitudes exclusives, mais une contrariété, une opposition sur une même échelle, avec des intermédiaires.

Ceci étant dit, on peut mieux comprendre ce qu'il en est aujourd'hui de la question de la lutte des classes. Si la lutte des classes a, selon beaucoup, disparu, ce n'est peut-être pas à cause de la disparition des classes, mais peut-être à cause de la distance entre ces classes. Plus la distance est forte, plus le conflit est faible. Or, qu'appelle-t-on distance aujourd'hui? Chômage, isolement, ruralité. Lorsqu'une certaine catégorie de la population est mise à distance d'une autre catégorie contre laquelle elle aurait tendance à s'opposer, le conflit est annulé, la situation pacifiée. En termes marxistes, lorsque les prolétaires ne côtoient plus les capitalistes, les possibilités de conflit disparaissent. Il peut encore circuler quelques fables sur les patrons voyous ou les traders fous, mais il ne s'agit que de mythes désamorcés, qui ne sont jamais porteurs d'une véritable conflictualité. 
Bref, on ne s'oppose qu'aux proches. Personne ne s'oppose à ceux qu'il ne connaît pas. Et c'est pourquoi les personnes privilégiées préfèrent évidemment se tenir à l'écart, vivre dans des résidences séparées et sécurisées. La séparation est encore le meilleur moyen de gagner une lutte. Je ne saurais donc dire si la lutte des classes existe encore (il faudrait faire de la sociologie pour y répondre), mais la mesure de la distance (géographique, économique, culturelle, etc.) en serait un bon révélateur. Plus la distance est grande, plus les classes existent, mais plus le conflit s'atténue. Plus les distances se restreignent, plus les classes se diluent, et plus le conflit est fort.

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