Hume, Essai sur la norme du goût.
Hume propose ici une distinction, qui, comme souvent avec les distinctions, semble être évidente, et s'imposer d'elle-même une fois qu'elle est posée. Comment en effet ne pas distinguer le ressenti puissant de celui qui est plein de joie ou de tristesse, et l'énoncé descriptif et objectif de ce qui a causé cette joie ou cette tristesse? Comme le dit Hume, seul l'énoncé semble avoir une valeur de vérité, avoir des conditions de validité, alors que le sentiment, lui, est là, présent, mais ni vrai ni faux. L'énoncé parle du monde, et peut donc être vrai ou faux. Alors que le sentiment ne parle de rien, mais est un produit, un effet, d'une circonstance sur une personne. Dire qu'il fait froid quand la température d'été est inférieure à 0 degré Celsius est une vérité, ressentir le froid n'est ni vrai ni faux, c'est juste le cas.
Tout ceci est incorrect. Ceci pourrait être juste en un sens trivial : si l'on convenait que seuls des énoncés verbaux peuvent être vrais ou faux, alors, évidemment, les sentiments ne seraient ni vrais ni faux. Mais si l'on considère que des croyances aussi peuvent être vraies ou fausses, alors le problème est déjà plus délicat, car il faudrait montrer que les sentiments ne sont pas des croyances.
Distinguer les croyances et les sentiments signifierait que seuls les premières ont une valeur cognitive, alors que les second n'en ont pas, et ne transmettent pas d'information au sujet de la réalité. Or, cette thèse me paraît indéfendable. Que tout sentiment soit réel, qu'il soit réellement ressenti par celui qui le ressent est évident, mais cela n'a guère d'intérêt, et ne fait pas de différence avec les énoncés et les croyances. Les énoncés et les croyances aussi sont réels, dès lors que ces énoncés sont affirmés, ou ces croyances pensées. Par contre, dire que tout sentiment est juste, et soutenir cette thèse très discutable au moyen de l'argument selon lequel le sentiment n'a pas de référent extérieur est à la fois circulaire, et faux.
Car il ne faut pas confondre ressemblance et référent extérieur : il ne fait aucun doute que le phénomène météorologique du froid est physiquement très différent du sentiment subjectif de froid. Le phénomène et le sentiment ne se ressemblent pas. Le phénomène de froid est une certaine pression sur les particules de l'air, le sentiment de froid est un certain ressenti, accompagné de tremblements, etc. Pourtant, le sentiment du froid a un référent extérieur, qui est justement le phénomène objectif du froid. Le sentiment de froid est bien le signe que la température de l'air ambiant est basse. Le sentiment est un signe, au même titre que l'énoncé "il fait très froid, pour un été" est aussi un signe d'une circonstance réelle, extérieure à l'énoncé. Autrement dit, les sentiments et les énoncés (ou les croyances) sont des signes, et en tant que signes, partagent les mêmes propriétés : ils n'ont pas besoin de ressembler à ce dont ils sont les signes, mais ils doivent faire référence à quelque chose d'extérieur à eux, c'est-à-dire être les signes de quelque chose.
Ainsi, puisque les sentiments sont des signes, et qu'ils ont un référent en dehors d'eux-mêmes, il devient évident que les sentiments peuvent être justes, ou incorrects. Celui qui a chaud alors qu'il ne porte pas de manteau et que la température est inférieure à 0 degré Celsius a certes réellement chaud, mais son sentiment est faux, injuste, car il ne lui fait pas sentir ce qu'il en est réellement du temps. On dirait que cette personne est insensible, elle ne fait pas la différence entre le chaud et le froid, et a toujours chaud, quelle que soit la température extérieure. Alors que celui qui ressent le froid a un sentiment juste. De plus, nous pouvons même être plus ou moins sensible, ressentir avec finesse la moindre différence de température, ou bien au contraire avoir des sens grossiers, et ne rien ressentir tant que la température n'a pas changé de plusieurs degrés. Bref, on peut ressentir avec vérité les choses, ou bien ne rien ressentir, donc être ignorant, ou bien ressentir les choses de manière erronée, en ayant des sentiments contraires à la situation. De même que "il fait froid" est vrai si et seulement s'il fait froid, "je ressens du froid" est vrai si et seulement c'est bien le froid que je ressens. Et si l'on veut à tout prix garder la notion de vérité pour les phrases, on peut prendre la catégorie plus générale d'adéquation entre le sentiment, et ce dont il est le sentiment.
Des sentiments peuvent donc être adéquats ou inadéquats, de la même façon que des énoncés ou des croyances. Les sentiments ont donc aussi un rôle cognitif. Comprendre une situation, c'est aussi avoir les sentiments adaptés à la situation. Sans ces sentiments, la situation n'est pas comprise, même si elle est formulée dans des phrases correctes. Celui qui lit un résumé du livre de Jane Austen possède une série de phrases vraies au sujet des évènements relatés par le livre. Mais ces évènements sont rendus abstraits, incomplets, par leur reformulation sous forme de résumé. Il leur manque l'ensemble des sentiments que le récit complet susciterait, sentiments qui ne sont pas accessoires, mais qui participent à la compréhension de ce qui est lu. Lorsque l'on me dit que Marianne est terriblement attristée par le départ de Willoughby, c'est vrai mais totalement insuffisant. Autant exprimer la loi de la chute des corps en disant que les corps accélèrent en chutant. La loi physique ne devient intéressante que lorsqu'elle est formulée de manière précise, mathématique. De même, la tristesse de Marianne ne devient compréhensible que si le récit est suffisamment développé et bien écrit pour nous la faire ressentir dans toutes ses nuances (le récit devant par exemple, nous faire ressentir la différence entre la tristesse de Marianne, et celle d'Elinor, à qui il arrive pourtant des évènements semblables).
Les sentiments ne sont donc pas une sorte de phénomène superfétatoire, surgissant sur une connaissance objective des choses, mais bien plutôt notre seul monde d'appréhension objective de certaines choses. Il ne s'agit évidemment pas de dire qu'il faut mettre des sentiments partout. Ce serait stupide. Mesurer la vitesse de chute des corps au moyen de notre sensation de vitesse serait ridicule. Les chronomètres sont des outils bien plus performants pour cela. Par contre, lorsqu'il s'agit de saisir les intentions et les pensées des autres, lorsqu'il s'agit de déterminer la meilleure manière d'agir dans tel ou tel contexte, les sentiments ont une valeur informative, cognitive, absolument indispensable. Il faut être capable de ressentir la pointe d'ironie dans un propos, le courage d'une décision, la dangerosité d'une situation, etc.
On m'objectera que, même si on pouvait les éduquer, les sentiments resteraient irrationnels, alors que l'on peut toujours justifier les énoncés, les croyances. Je renverrai alors à tout ce que j'ai déjà dit sur le bon sens. Ressentir de la peur devant un chien méchant est irrationnel, mais voir que l'on a affaire à un chien l'est tout autant. Il y a certaines choses qui se comprennent sans règles, sans critère formalisable. Ces choses peuvent être dites irrationnelles. Or, avoir peur face à un chien, et voir un chien, ces deux choses se font sans règle, de manière immédiate. C'est pourquoi c'est le même bon sens qui nous permet de comprendre que nous avons affaire à un chien, et de comprendre que ce chien est effrayant.
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