samedi 25 juin 2011

L'homme est-il la mesure de toutes choses?

La formule de Protagoras a de multiples interprétations, et je me propose d'y voir plus clair parmi deux interprétations possibles, que l'on aurait tendance à identifier, à tort. 
La première interprétation voit dans cette formule une thèse subjectiviste, selon laquelle c'est l'homme, en tant que sujet pensant, qui fait de chaque chose ce qu'elle est. Dans cette interprétation subjectiviste, on nie que les choses aient une nature par elle-même, seul l'homme les fait être, à partir de sa manière de penser, de ses concepts, de ses paradigmes. Une telle lecture peut se retrouver, me semble-t-il, chez Kant.
La seconde interprétation est plutôt relativiste. Dans celle-ci, les choses ne sont rien non plus par elles-mêmes, mais ce n'est pas un homme préexistant qui les fait être, elles se constituent en même temps que les hommes, dans la relation que ceux-ci entretiennent avec elles. Autrement dit, le subjectif n'existe pas plus indépendamment que l'objectif, les deux n'existent que s'ils sont ensemble, comme les deux termes d'une relation. Il ne s'agit donc pas de la constitution d'objets par un sujet, mais de la constitution de relations, dont les deux termes sont conjointement les produits. Le sujet n'attend pas tout constitué d'avoir affaire à des objets, il se constitue dans le fait même d'avoir affaire à des objets. Kant n'aurait pas accepté ceci (c'est, en gros, ce qu'il reproche à Hume, et qui motive chez lui toute sa théorie du transcendantal). 
Si l'on suit le Théétète de Platon, il faut privilégier la doctrine relativiste, contre la doctrine subjectiviste. Socrate répète à plusieurs reprises que l'agent qui mesure n'existe pas plus que le patient qui est mesuré, mais que les deux n'existent que dans leur relation. Rien n'est fixe et en soi, tout est le produit d'interactions. Il n'y a pas de sujet, juste des relations aux choses.

Pourquoi cette petite escapade exégétique? D'une part, cela clarifie une formule aussi célèbre qu'elle est obscure. Ainsi, on doit bien prendre garde au fait que, bien que l'homme soit la mesure de toutes choses, l'homme fait partie de toutes ces choses, il est aussi un produit de la mesure, et pas quelque chose qui existerait en amont de cette mesure. L'homme est mesure mesurante autant que mesure mesurée. 
Et d'autre part, cela permet de rappeler un problème fondamental de toute position subjectiviste, qui vaudrait donc aussi pour cette formule si elle était mal comprise. Car en effet, supposons que l'homme préexistant soit mesure mesurante de toutes choses. Alors, il serait mesure du passage du temps, du devenir. Mais il ne pourrait jamais être mesure de deux évènements absolument fondamentaux : sa naissance, et sa mort. Si le sujet était mesure du devenir, il ne pourrait ni naître, puisqu'il faudrait qu'il existe déjà pour faire démarrer le temps, ni mourir, parce qu'il faudrait qu'il soit encore là pour faire cesser le temps. Donc, si le temps était subjectif, le sujet devrait être éternel, puisqu'il faut que ce qui constitue le temps soit lui-même hors du temps. De cette façon, le sujet éternel pourrait subsister avant la naissance et après la mort du sujet charnel, empirique. Autrement dit, soit l'homme n'est pas mesure de la naissance et de la mort, et donc le temps n'est pas subjectif, soit l'homme est éternel. Je ne prouverai pas ici que la seconde branche de l'alternative soit indéfendable, mais il est évident que la défense de cette voie est pour le moins périlleuse, et pour tout dire, artificielle, ad hoc. 
Alors que si l'homme est produit par la mesure en même temps que l'objet mesuré, alors certes, l'unité de l'homme est en question. Platon l'a bien vu : ce qui fait notre identité dans le temps pose problème. Mais ce problème se pose de même pour le subjectivisme. Par contre, la naissance et la mort ne posent plus de problème particulier. Naître et mourir se comprennent de manière objective, comme n'importe quel évènement du monde. Il n'y a pas de sujet, pas de temps subjectif, et donc aucun problème particulier autour de ces évènements absolus que sont la naissance et la mort. Il n'y a qu'une apparition permanente de relations, dont nous estimons, pour de bonnes raisons, que certaines peuvent être réunies, comme étant les relations de untel avec le monde, distinctes des relations de tel autre, avec le monde.

Ainsi, même si l'homme était vraiment la mesure de toutes choses, il faudrait, assez paradoxalement, que quelque chose ait existé avant lui, et existe après lui. Les hommes naîtront et mourront. Il y a de multiples relations qui ont eu lieu, et qui auront lieu sans les hommes. L'homme est le produit de certaines relations, et pas la constante universelle de toutes les relations. La constante universelle de toute relation est un agent qui mesure et un patient qui est mesuré, l'agent qui mesure n'a pas à être un homme. Notez d'ailleurs que mesurer consiste à recevoir, donc être passif, alors que la chose mesurée, elle, agit sur nous ou sur nos instruments de mesure. Bref, mesurer demande d'agir, mais le moment de la mesure est un moment de passivité.
Il y a donc une distinction courante qu'il ne faudrait pas faire, celle entre le devenir, le mouvement, et la mesure de ce mouvement. La mesure est toujours à la fois mesurante et mesurée. Concernant le temps, cela signifie que le mouvement lui-même sert de mesure à ce mouvement. On ne mesure une durée qu'au moyen d'une autre durée. Donc, le mouvement existe depuis toujours, et sa mesure existe aussi depuis toujours. Le temps et sa mesure sont apparus en même temps, et sont apparus avant l'homme. L'homme mesure le temps en comptant dans sa tête ou en surveillant sa montre. Avant cela, la croissance des arbres, les cycles célestes ou la désintégration des isotopes radioactifs servait de mesure du temps.

Nous sommes donc parvenus à clarifier la formule de Protagoras. Fondamentalement, elle affirme que tout est relation, que rien n'est en soi, mais que toute chose est toujours l'effet d'une interaction avec autre chose. Et elle affirme ensuite que les relations doivent être comprises comme des mesures. Toute relation est transmission d'information, mesure de ce qu'est la chose mesurée, par la chose mesurante.
Pourquoi alors mettre l'homme en avant, et ne pas se contenter de dire que tout est relation, ou bien que tout est relatif? Justement parce que les relations sont des mesures, et que la mesure est une notion anthropologique. Qui dit mesure dit information, dit signification, dit esprit. Dire que l'homme est mesure de toute chose, c'est dire que du sens est transmis dans chaque relation, que l'agent qui mesure est toujours capable de retenir une information, et d'ajuster son comportement en fonction de celle-ci.
Protagoras aurait donc aussi bien pu dire que tout est esprit. Ce que l'on nomme humain en l'homme, la pensée, se retrouve en toutes choses.

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