jeudi 9 juin 2011

Ce qui ne dépend pas de nous

A cette question, s'opposent les dogmatiques et les sceptiques. Les premiers répondent que c'est le réel, la réalité, qui désigne l'ensemble des choses qui ne dépendent pas de nous. Et par réalité, on peut entendre aussi bien la réalité sensible empirique, que la réalité spirituelle (puisqu'il ne fait aucun doute que ce que pensent les autres ne dépend pas de nous). On peut avoir un empire complet sur son esprit (je laisse de côté deux questions : de quelle nature est cet empire? Contrôle ou seulement conscience? Et y a-t-il une partie de notre esprit qui n'est pas sous notre emprise?). Mais on n'a pas d'empire complet sur la réalité, ni sur l'esprit des autres. Il ne me suffit pas de croire que j'ai un million d'euros sur mon compte bancaire pour que cela soit le cas, il ne suffit pas de croire que tout le monde m'aime pour que cela soit le cas.
Les seconds répondent que l'homme est la mesure de toutes choses, donc que tout, sans exception, dépend de nous, que l'ensemble de la réalité peut être pliée selon nos modes de pensées, nos projets, nos illusions. Ceci est très clairement dit dans le Théétète de Platon, dans la présentation de la doctrine de Protagoras. Chez Protagoras, le vrai et le faux sont des concepts qui perdent presque toute importance. En effet, tout est vrai, dans la mesure où cela apparaît à un sujet. Donc l'erreur n'est jamais possible. Il peut certes y avoir des désaccords, puisque ce qui apparaît à l'un peut être très différent de ce qui apparaît à l'autre, mais un désaccord n'implique pas que l'un des deux interlocuteurs ait tort. Cela implique seulement qu'il y aura une discussion qui, à terme, peut déboucher sur un accord. Autrement dit, quelque chose est vrai s'il fait l'objet d'un accord entre interlocuteurs, quelque chose est faux s'il y a un désaccord. Et on décide de nommer fausse la position de celui qui s'est rendu et a abandonné sa position. Bref, chez les sceptiques, l'éclipse des notions de vrai et de faux implique la disparition d'un aspect essentiel de la réalité. La réalité, ici, est seulement ce qui nous apparaît, donc quelque chose qui dépend de nous. Ce n'est pas quelque chose d'extérieur à nous.

Pourtant, cette éclipse du vrai et du faux ne signifie pas la disparition pure et simple de la réalité, entendue en un sens précis. La réalité n'est pas ce qui peut être connu objectivement, elle est plutôt la résistance que les choses peuvent nous opposer. Par réalité, il faut en effet entendre résistance, souffrance, lutte. Or, il s'en faut de beaucoup pour que toute souffrance ait disparu dès lors que l'on proclame que l'homme est mesure de toutes choses. Et c'est même très clair chez Protagoras, dont la doctrine minimise les notions de vrai et de faux, au profit d'une inflation de celles de bien et de mal (aussi bien dans un sens moral que physique). Certes, tout est vrai dès lors que cela apparaît. Mais tout n'est pas bien pour autant. Il y a des quantités considérables de représentations qui sont douloureuses. Ces représentations douloureuses, ce sont justement celles que nous impriment la réalité. Nul ne veut volontairement subir le mal. Donc, lorsque la douleur arrive, alors nous savons que nous avons affaire à la réalité, à quelque chose qui ne dépend pas de nous. Là encore, il ne s'agit pas de dire que cette douleur est plus vraie que le plaisir. Les deux sont également vrais. Mais, alors que le plaisir signifie que la réalité est vaincue, que nous ne sommes qu'avec nous-mêmes, la douleur signifie que quelque chose nous résiste encore.
A partir de là, on peut comprendre l'expertise que revendique Protagoras. Il ne peut pas nous enseigner le vrai, car chacun est aussi compétent que lui. Son expertise consiste plutôt à faire cesser le mal, à faire cesser la douleur, donc à triompher de ce qui ne dépend pas de nous. Protagoras n'est pas un théoricien de la connaissance relativiste, mais un moraliste. Sa technique est celle de la victoire sur le mal, pas la découverte du vrai. Et cette technique passe par une méthode, la rhétorique, parce que lui s'attaque seulement à un pan des deux aspects du mal, celui qui vient des autres. Car le mal a deux sources : la réalité du monde, et la réalité des autres. Le monde nous inflige bien des douleurs, nous affame, nous rend malade, etc. Et les autres nous contredisent, nous fachent, nous trahissent. Avec la rhétorique, on peut justement s'attaquer à cette dernière cause du mal, et chercher à se concilier autrui, en le persuadant ou en le séduisant. Aussitôt que l'autre finit par être d'accord avec nous, à nous aimer, la résistance est vaincue, le plaisir peut advenir. Certes, les hommes sont la mesure de toutes choses, mais les hommes sont multiples, et s'opposent sur la bonne mesure des choses. Chacun souhaite imposer sa mesure, contre celle des autres. Donc il y a résistance, il y a souffrance. La vraie science consiste alors à imposer sa propre mesure, ou bien à aimer celles que les autres nous imposent. Il n'y a pas de différence entre science et rhétorique, entre démonstration et séduction.

Ainsi, il y a deux choses qui ne dépendent pas de nous, le monde, et les hommes. En ceci, sceptiques et dogmatiques sont plutôt d'accord. Mais cette indépendance du monde et des autres ne signifie pas qu'ils pourraient être connus objectivement (comme s'il y avait objectivement quelque chose dans le monde, ou dans l'esprit des autres). Cela signifie seulement que le monde et les hommes nous résistent, qu'ils nous contredisent et nous font mal. La science consiste à faire cesser la résistance, donc à rendre les hommes et le monde dépendants de nous.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire