dimanche 26 juin 2011

Le bonheur, valeur aristocratique

Dire que le bonheur est une notion aristocratique, c'est dire que le bonheur est par définition conçu comme le souverain bien, l'état le plus digne d'être vécu, ce que tout homme doit ultimement rechercher. Autrement dit, le bonheur est une fin en soi, alors que toutes les autres activités, tous les autres états, ne sont que des moyens en vue du bonheur. Et pourquoi le fait que le bonheur serait la fin suprême, la seule fin en soi, alors que toutes les autres choses ne seraient que des moyens plus ou moins utiles ferait-il du bonheur une valeur aristocratique? Parce que penser en termes de fins et de moyens est inévitablement penser en termes de hiérarchie verticale, de pyramide, dont le sommet est occupé par le bonheur, alors que la base est constituée de toutes les choses susceptibles de nous y mener. Cette manière de penser est très nette chez Aristote. Elle se retrouve aussi bien lorsqu'il pense le bonheur dans l'Ethique à Nicomaque, que lorsqu'il pense le premier moteur (qui est d'ailleurs identifié au bien) dans la Métaphysique. Dans les deux cas, le premier principe trône au sommet d'une hiérarchie, il est la cause ultime (dans le cas du premier moteur) ou bien la conséquence ultime (dans le cas du bonheur) de toutes choses. Tous les effets physiques nous ramènent au premier moteur; toutes les actions humaines tendent vers le bonheur. Qu'Aristote puisse d'ailleurs défendre un certain pluralisme concernant le bonheur ne change rien au problème. Il y a plusieurs pyramides, mais il s'agit toujours de pyramides. 

Pourquoi ce modèle vertical et hiérarchique est-il insatisfaisant? Parce que les intermédiaires se touchent à tel point qu'il est le plus souvent arbitraire de distinguer lequel est le moyen, et lequel est la fin. Certains composent de la musique pour faire danser les foules. Faut-il en conclure que la musique est un moyen, et la danse une fin? Peut-être, mais on pourrait aussi bien dire que le public ne danse que pour pouvoir écouter cette musique, qui ne peut pas être écouté assis. Ici, la musique et la danse sont à la fois fin et moyen l'un de l'autre. Voici un exemple d'une telle musique, pour laquelle la danse paraît être un moyen en vue de l'écoute, plutôt qu'une fin. Il s'agit d'un titre de Vitalic, Poney part 1. 



Je n'ai évidemment pas pris cet exemple au hasard. Il y a bien des actions vraiment déplaisantes, que nous faisons seulement parce qu'elles sont utiles pour autre chose. Cependant, dès lors qu'une action n'est pas déplaisante, on voit bien que le rapport entre les fins et les moyens n'est plus unilatéral, mais plutôt rétroactif. La fin devient moyen du moyen. C'est justement le cas de la musique dansante. Danser et écouter cette musique sont deux activités plaisantes, et l'une n'est pas un pur moyen pour une fin tout aussi pure. On danse pour écouter, et on écoute pour danser. Les deux activités se fondent donc dans une unique activité "écouter de la musique en dansant", activité bonne par elle-même, mais d'ailleurs probablement bonne aussi pour autre chose (tisser des liens avec d'autres personnes, évacuer la tension d'une dure semaine de travail, etc.). Ainsi, le modèle hiérarchique échoue à rendre compte d'une telle activité, car il voudrait absolument que nous découpions en deux une activité unifiée, afin d'établir une hiérarchie entre les deux aspects qui ont été abstraits. Mais c'est justement ce qui n'est pas possible. Les deux aspects sont exactement au même niveau, ils sont aussi importants l'un que l'autre. 

Quel modèle faut-il donc substituer au modèle pyramidal? Il faut lui substituer un modèle horizontal, tel un réseau (je m'excuse d'avance de prendre une métaphore tellement à la mode; si vous avez des suggestions, je vous écoute). Mais est-ce que dans un réseau, tout se vaut? Non, bien au contraire. Alors que dans un modèle pyramidal, ce qui a le plus de valeur, c'est de ne servir à rien, mais d'être ce en vue de quoi toutes les autres choses sont faites, dans le modèle du réseau, une chose est d'autant meilleure qu'elle est utile à beaucoup d'autres choses, qu'elle tisse un lien avec de multiples aspects. Ainsi, tous les aspects sont mis à égalité, aucun n'est un pur moyen, aucun n'est une pure fin. Mais il y a une différence entre une activité qui n'est utile que sous un aspect, et une activité qui est utile sous plusieurs aspects. C'est à la quantité des aspects que l'on mesure la qualité d'une activité. Plus elle est moyen (et fin) d'autres activités, plus cette activité mérite que l'on s'y consacre. Une assez mauvaise chose est une chose que l'on ne peut voir que sous un très petit nombre d'aspects, une chose dont l'utilité est très limitée. Une chose très bonne est une chose qui présente un grand nombre d'aspects, qui est utile pour de multiples autres choses.

Pour rendre cela plus clair, revenons à l'exemple de la musique dansante. Admettons que je sois pris d'un désir d'écouter une telle musique. Deux manières de faire se présentent à moi : je peux écouter ce disque sur ma propre chaîne, en dansant seul chez moi, dans mon salon; ou bien je peux écouter ce disque en discothèque. Si vraiment mon but était seulement d'écouter ce morceau, alors les deux manières seraient aussi bonnes l'une que l'autre. Mais si la valeur d'une activité, d'un état, se mesure à la quantité des aspects qu'il présente, alors il est indéniable que la discothèque est préférable. L'expérience y est plus totale, d'autres personnes dansent avec moi, le son y est plus fort, les basses remuent le ventre, le stroboscope accentue encore le dynamisme, il y a de jolis éclairages et une boule à facettes. Par de multiples aspects que l'on pourrait désirer abstraire de la stricte écoute de la musique (la boule à facette ne change pas le morceau lui-même), cette écoute devient plus riche, meilleure que la première. Et on peut aussi bien dire qu'elle est plus utile, parce qu'aller en discothèque est aussi utile pour voir de jolis effets de lumière ou pour rencontrer d'autres personnes.  
Autrement dit, on peut privilégier une expérience étriquée de la musique, celle de l'art pour l'art, qui consiste à épurer l’œuvre de tous les aspects que l'on ne juge pas strictement indispensables, ou bien on essaie de faire communiquer l’œuvre avec le plus d'aspects possibles, la rendre la plus utile possible. Bref, au lieu de placer l’œuvre sur un piédestal, au sommet de la pyramide, on cherche plutôt à la mettre au centre d'un réseau, à la lier au plus grand nombre possible de dimensions. Une musique qui fait danser, qui rend heureux, qui crée des liens est meilleure qu'une musique qui immobilise, qui coupe du monde et des autres. Cela dit, que l'on ne m'accuse pas de condamner la musique savante, bien au contraire : pouvoir passer du temps sur une œuvre, pouvoir la réécouter sans se lasser, avoir besoin de connaissances et de longues discussions avec d'autres personnes pour comprendre une œuvre, cela participe aussi largement de la qualité de l'expérience. 

Ainsi, au bonheur, valeur aristocratique car pyramidale, il faut substituer l'utile, valeur démocratique car relationnelle. Une chose est bonne si elle mène à beaucoup d'autres choses, pas si elle ne mène à rien d'autre qu'elle même. Les choses les meilleures sont les plus utiles. Utiles pour quoi? Pour faire d'autres choses utiles, à l'infini. 
Nous ne croyons plus au premier moteur, pourquoi croire encore au bonheur? 

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