En termes savants, on parle d'hédonisme pour caractériser la doctrine selon laquelle le plaisir serait le plus grand bien, celui que toute vie chercherait ultimement à posséder. Pour l'hédonisme, tous nos désirs porteraient donc ou bien sur les objets qui sont des moyens pour atteindre le plaisir, ou bien directement sur le plaisir, qui est une fin en soi. Certes, les hédonistes sont capables de faire des différences entre les plaisirs, et peu oseraient dire que le plaisir pris en avalant de petites pilules remplies de substances plus ou moins licites vaut bien le plaisir pris à la contemplation du beau, ou au partage de bons moments avec nos amis. Pourtant, ces activités n'ont pas de valeur par elles-mêmes, elles n'en ont qu'en tant qu'elles procurent du plaisir. L'hédoniste subtil dira donc que tous les plaisirs ne se valent pas, et que leur valeur dépend de leur origine, mais cet hédoniste continue de faire du plaisir seul l'objet de nos désirs.
Moore, dans les Principia Ethica, a proposé une solution à ce problème, mais cette solution a plutôt l'air d'un bricolage ad hoc que d'une vraie analyse philosophique. Brièvement, Moore introduit l'idée de totalités organiques. Ainsi, pour lui, la composition du plaisir et de la contemplation du beau forme une totalité ayant plus de valeur qu'une totalité composée du même plaisir, mais de l'absorption de petites pilules (ce dernier exemple est le mien). L'intention générale de Moore (tenir compte de la cause du plaisir, et pas seulement du plaisir) est sans doute juste, mais la manière de la formuler est catastrophique : cela n'a absolument aucun sens de former des assemblages de pensées, de sentiments, d'actions et de situations. Ces idées de composition, de totalités, etc. ne correspondent à rien : les pensées ne se composent pas avec les situations. Ces notions ne sont qu'un moyen artificiel pour proposer un système de comptabilité du plaisir. Moore est utilitariste, et tient à proposer une théorie quantitative du plaisir. Mais cet objectif ne peut pas être accompli par n'importe quel moyen. Composer des totalités faites de bric et de broc ne fait pas partie des moyens acceptables.
Par contre, Moore a un éclair de génie au §42, lorsqu'il se propose d'attaquer, sur un plan psychologique, la thèse hédoniste selon laquelle le plaisir serait l'objet, la fin, de tous nos désirs. Pour Moore, le plaisir n'est pas l'objet, mais la cause de nos désirs. Par là, il entend dire que celui qui désire boire un verre de porto n'a pas à l'esprit une pensée lui évoquant le plaisir qu'il aurait à en boire, il a une pensée qui est plaisante, et c'est cette pensée plaisante qui cause le désir et la recherche effective de ce verre de porto. Ainsi, au lieu d'avoir une pensée du plaisir, dans laquelle ce plaisir est la fin, alors que le porto est seulement un moyen pour cette fin, on aurait une pensée plaisante, et cette pensée est motrice, cause de notre recherche du verre de porto, qui est la fin, et non un moyen.
Moore, sans doute interloqué par le caractère novateur de sa thèse, n'ose pas vraiment la soutenir, et affirme seulement qu'elle est envisageable, pas qu'elle est vraie. Et j'avoue que j'ai eu pendant longtemps la même impression. Car on ne voit pas très bien pourquoi se mettre en marche, si nous avons déjà une pensée plaisante, simplement en pensant au vin. Si la pensée est déjà plaisante, autant rester avec sa pensée, et ne pas chercher à obtenir ce verre de porto. Qu'apporterait de plus le porto, si nous avons déjà du plaisir en y pensant? Il apporterait certes plus de plaisir, mais en disant cela, on valide la thèse hédoniste, au lieu de la réfuter. Comment donc donner un sens à cette idée très subtile de Moore selon laquelle le plaisir est cause plutôt que fin?
C'est en prenant un point de vue plus fonctionnel, et moins descriptif, que l'on peut mieux comprendre ce qu'est le plaisir. D'un point de vue descriptif, la plaisir est une bonne chose, un état agréable, et nous cherchons autant que possible à nous maintenir dans cet état. Pourtant, et ceci, tous l'admettent, même les hédonistes, le plaisir est par nature un sentiment précaire. Il n'existe jamais bien longtemps, il s'épuise très vite au fur et à mesure que nous avons l'activité plaisante. Celui qui aime le porto se régale lors de la première gorgée, prend un grand plaisir à son premier verre, apprécie encore un peu le deuxième, trouve le troisième sans grand intérêt, et commence à trouver déplaisant le quatrième. Bref, le plaisir finit toujours par se renverser en son contraire, la douleur. Il faut laisser du temps, et la venue progressive de la douleur, pour qu'il puisse à nouveau y avoir plaisir. C'est la longue privation du verre de porto qui nous le rend agréable.
Ainsi, quelle est la fonction du plaisir? Il n'est pas un but. Il ne fait aucun doute que le but de l'action soit, ici, de boire du porto. Le plaisir ici fonctionne à la fois comme signe, comme raison, et comme cause :
1) comme signe : le plaisir ressenti nous informe que quelque chose se passe bien, qu'un état nous est profitable, qu'une action est en cours de réussite. Il est signe du bien.
2) comme raison : le plaisir est un motif psychologique d'agir, puisque nous avons justement un signe que cette action réussit, nous est profitable.
3) comme cause : le plaisir est le moteur physique de notre mise en activité, la force qui nous pousse à nous maintenir en activité, ou bien à commencer une nouvelle activité, dans le cas de cette fameuse pensée plaisante dont parle Moore.
Ainsi, prendre en compte la dimension fonctionnelle du plaisir, c'est mettre l'accent sur le fait que le plaisir, aussi bien dans sa dimension objective que subjective, agit comme un aimant, une force, qui nous pousse à l'action, et qui sert en permanence de mesure pour orienter notre action. Grâce au mouvement de balancier du plaisir et de la douleur, nous disposons d'une sorte d'indicateur pour adopter le comportement adéquat. Tant que le plaisir se maintient, nous sommes incités à continuer, à persévérer dans ce qui nous assure le succès. Et lorsque la douleur commence à apparaître, ou du moins lorsque le plaisir s'affadit, nous sommes incités à nous arrêter, et à nous tourner vers d'autres activités. L'aiguillon du plaisir n'agit plus, nous commençons à être distrait, inattentif, voire rebuté par ce que nous faisons, nous sommes donc tout disposé à nous atteler à une nouvelle activité. Le plaisir est donc bien, à la fois signe et cause, il indique que notre action réussit, et il est cause de la poursuite ce cette action.
Mais ne pourrait-on pas dire que le plaisir est fin, en plus d'être signe, et d'être cause de l'action? Non, car personne ne veut le signe du bien, chacun veut le bien lui-même. Le bien, c'est l'action réussie, c'est l'activité profitable, et non pas le signe qui nous dit que l'action est profitable. Et le signe nous fournit en même temps un motif pour continuer, pour persévérer dans une activité, mais cet encouragement à persévérer n'a pas en soi de valeur. Seule l'activité elle-même a une valeur.
Ceci devient évident lorsque l'on prend des activités moins triviales que boire du porto. Je pense notamment à l'expérience esthétique. Écoute-t-on de la musique pour avoir du plaisir, regarde-t-on un tableau pour avoir du plaisir? Ce ne serait pas avoir une haute idée de l'art que de les réduire à un dispositif de production de plaisir (parler de plaisir désintéressé, de plaisir esthétique, de plaisir raffiné ne change rien à l'affaire : un pourceau raffiné reste un pourceau!). Le plaisir pris face aux oeuvres est un signe que nous devons poursuivre notre contemplation, notre écoute, aller plus en profondeur, nous attacher aux détails, etc. Le plaisir nous pousse à mieux explorer les oeuvres, à mieux les comprendre, mais il n'est certainement pas le but de la contemplation esthétique. Le plaisir est moteur, pas fin.
Pas mal du tout, bravo !
RépondreSupprimerJuste une petite chose : c'est Tomas MORE et non Moore :)
Merci beaucoup.
SupprimerIl s'agit de G.E. Moore, qui a publié les Principa Ethica en 1903, et non pas du célèbre auteur d'Utopia.