vendredi 3 juin 2011

L'union et la division

Faisons, si vous le voulez bien, un peu de philosophie expérimentale, c'est-à-dire de la philosophie mise à l'épreuve des faits. L'expérimentation consiste toujours, en premier lieu, à poser des fondements théoriques, puis à déduire de ces fondements une loi générale, puis à déduire de cette loi générale une anticipation d'un certain nombre de faits particuliers. Si les faits attendus sont observés, alors, la théorie n'est pas prouvée pour autant, puisqu'il pourrait y avoir de meilleures raisons pour expliquer ces mêmes faits (ceci est la célèbre sous-détermination des théories par les faits). Mais elle est néanmoins corroborée.

Voici donc en premier lieu les fondements théoriques. Le bien, en matière morale, est ce qui favorise l'union des êtres vivants entre eux. Par union, il faut entendre cet idéal selon lequel chaque être agirait et penserait exactement comme tous les autres, ou du moins agirait et penserait comme s'il faisait partie d'un organisme où chacune des cellules trouve sa place pour la perfection de l'ensemble. L'union, ce peut être ou bien la fusion pure et simple ou bien la spécialisation parfaitement intégrée, dans laquelle chacun est différent de tous les autres, mais où cette différence ne produit pas un conflit, un heurt, une résistance, mais au contraire une complémentarité produisant davantage d'ordre et d'harmonie.
La fusion de tous est décrite de manière canonique par Platon dans le livre V des Lois, où il considère qu'une cité parfaite est celle qui a aboli tout ce qui est privé et personnel, et où "tous ensemble sont au plus haut point possible comme un seul homme". Platon parle dans cette phrase de l'accord dans l'éloge et le blâme : bien qu'il fasse sans doute référence à l'accord sur le plan moral, on peut étendre cet accord sur l'évaluation des choses à toutes les activités humaines : les connaissances, les arts, la politique, la culture en général. Des hommes qui pensent tous la même chose de toutes choses sont des hommes qui vivent presque comme un seul homme.
Quant à la métaphore organiciste, elle est très souvent employée en politique, et en économie. On la trouve aussi chez Platon, mais plutôt dans la République, qui divise sa société en trois classes, gardiens, auxiliaires, et producteurs. Il y a la tête pensante, le coeur plein d'ardeur militaire, et le reste du corps plein de désirs (le ventre, les mains, etc.), et chacune des parties doit conserver son rôle, et faire ce pour quoi il est bon, sans se mêler des choses qu'il ne comprend pas. Il y a ici différence sans division, sans confrontation, car personne n'occupe un terrain commun, susceptible de donner lieu à un conflit. La tête donne des ordres aux mains, mais c'est la main qui sait comment saisir un objet, et c'est pourquoi la tête ne peut pas critiquer le travail des mains. Elle ne fait que diriger les opérations, mais la manière dont la main réalise la tâche à effectuer ne la regarde plus. Tout ceci est très banal, et vaut pour Platon comme pour nous : ce n'est pas le président de la direction de l'équipement qui explique à l'ouvrier comment tenir un marteau piqueur, ni comment épandre du goudron. Le président ne fait que dire à l'ouvrier à quelle endroit il voudrait créer une nouvelle route. Chacun a sa compétence, et tant que chacun n'exécute que ce pour quoi il est compétent, alors tout va bien.
Ces deux conceptions sont différentes, mais se retrouvent sur un point : le conflit ne peut pas apparaître, puisque chacun vit en parfaite harmonie avec tous les autres. Et par harmonie, on peut entendre deux choses : ou bien l'unisson (la même note jouée par tous les instrumentistes), ou bien l'accord (des notes différentes jouées par chacun, mais qui produisent un accord consonnant). Bref, l'accord, la célébration, la communion, sont bonnes, et le désaccord, la critique, le conflit, sont mauvais.

Je voudrais miantenant formuler deux lois, empiriquement testables :
1) Les hommes, ont, pour une immense majorité, cette conception du bien et du mal
2) Les hommes, dans leurs discours de blâme et d'éloge, vont très majoritairement dans le sens du bien.

Quel sera le protocole expérimental? Le protocole consiste à visiter deux sites internet, choisis parmi ceux que je connais bien, mais d'autres sites pourraient également apporter des données supplémentaires. J'ai retenu Télérama, et Amazon. Ces deux sites permettent aux internautes de déposer des avis sur les films, livres, musiques, etc. Et surtout, c'est là le point capital, il permet encore aux internautes d'évaluer les avis déposés par les internautes. On leur demande d'évaluer s'ils jugent le commentaire déposé utile ou pas. Bref, on leur demande de faire l'éloge ou de blâmer une autre personne, selon que cette personne a posté un commentaire intéressant, ou au contraire un commentaire stérile, creux, trop bavard, etc.
Or, que constate-t-on avec une très grande régularité? On constate des notes très différentes attribués aux commentaire qui vantent le produit acheté, et ceux qui au contraire le critiquent. Ceux qui font l'éloge du produit recoivent en grande majorité des votes qui jugent utile le commentaire. Au contraire, ceux qui critiquent le produit sont très souvent condamnés par les internautes, qui évaluent défavorablement le commentaire. Bref, un commentaire favorable au produit est majoritairement tenu pour utile; un commentaire défavorable est majoritairement tenu pour inutile.
J'invite vraiment chacun à parcourir ces sites, et à lire en détail les commentaires et évaluations de ces commentaires. Je n'en reproduis pas ici pour de multiples raisons, mais il est bon de se faire une idée de ce qui peut s'écrire dans ce domaine.

Quelles sont les conclusions théoriques à tirer de cette expérience? D'une part, on ne peut pas considérer que les internautes évaluent l'utilité des commentaires. Ou du moins, ils n'évaluent pas que l'utilité. Car une critique positive est aussi utile qu'une critique négative pour se faire une idée de la valeur d'un produit. S'ils évaluaient seulement l'utilité des critiques, on devrait obtenir des évaluations semblables, quelle que soit l'orientation positive ou négative du commentaire. L'évaluation devrait seulement varier selon la précision, la clarté du commentaire, pa selon son avis global.
Il me semble donc qu'il y a derrière cette évaluation de l'utilité, une évaluation proprement morale du commentateur. Ce que l'on reproche au commentateur négatif n'est pas d'être inutile, car après tout, on est bien content d'être averti qu'un produit est mauvais avant de l'acheter. En réalité, on lui reproche de casser l'unanimité, de casser la grande symbiose, la grande liesse autour d'un produit. Lorsque nous avons un a priori favorable envers quelque chose (ce qui explique que nous nous rendions sur sa page internet pour le consulter), alors nous n'apprécions pas que certains introduisent de la division, du conflit, au lieu de la belle unanimité qui devrait régner.
Les hommes n'aiment pas la conflictualité, qui s'identifie au mal. Et cela se traduit aussi bien en politique (comment ne pas condamner la guerre?) que dans la culture. Kant parlait de prétention à l'universalité. Plus exactement, les hommes exigent l'unanimité de leur communauté. Ils ne tolèrent pas facilement que l'on vienne critiquer ce qui pour eux, devrait être unanimement loué. Et ceci s'observe tout simplement lorsque l'on consulte ces commentaires de livres ou de films, et que l'on ne comprend pas pourquoi les internautes s'acharnent à condamner des critiques négatives qui sont aussi bien écrites, et à mon sens, souvent plus informatives, que des critiques positives qui se contentent souvent d'exclamations de plaisir béates et idiotes.

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