mercredi 29 juin 2011

L'horodateur et la contravention

Pour éclaircir immédiatement ce titre dont on pourrait se demander ce qu'il a à avoir avec la philosophie, on peut noter que l'horodateur et la contravention sont tous les deux des moyens de prélever de l'argent aux automobilistes roulant et stationnant en ville. Celui qui désire se garer dans le centre d'une ville doit souvent payer quelques pièces pour avoir le droit de stationner quelques heures. Alors que celui qui s'est garé sans en avoir le droit, sans s'être acquitté du prix demandé, aura une contravention. Naturellement, la somme exigée par la contravention est bien plus grande que celle demandée par l'horodateur. La contravention ne vient pas seulement rectifier un manque à gagner, elle vient punir et dissuader.

Tout ceci est bien connu. Mais qu'est-ce que cela montre d'important? Cela permet de clarifier notre rapport au droit, à la loi, et plus particulièrement, cela vient clarifier toutes les discussions au sujet du principe du pollueur-payeur, principe très débattu dans les milieux écologistes, puisque certains y voient un moyen de dissuader les entreprises polluantes de déverser dans la nature leurs résidus, alors que d'autres n'y voient rien de moins qu'un droit à polluer, une autorisation contre espèces sonnantes et trébuchantes, de répandre des substances nocives dans les sols, les eaux ou dans l'air. Bref, pour les uns, ce principe est un droit à polluer, pour les autres, c'est au contraire une sanction contre les pollueurs. Mais qui croire?
En réalité, opposants et partisans ont tous les deux raison dans une certaine mesure. Et une meilleure compréhension du droit peut facilement nous le faire comprendre. Qu'est-ce en effet qu'une sanction pénale? C'est l'application d'une procédure qui nuit, physiquement (privation de liberté, travaux d'intérêts généraux, etc.), moralement (peines avec sursis, inéligibilité, dégradation de la nationalité, etc.), ou financièrement. La contravention tombe dans la dernière catégorie. Elle est une nuisance financière portée envers l'automobiliste pour avoir stationné sans autorisation. Donc la contravention est bien une sanction, une punition. Personne ne souhaite perdre son argent.
Pourtant, comment ne pas voir que la contravention est plus que cela. Car rien ne nous interdit de la voir comme une autorisation à se garer en dehors des zones autorisées, ou sans prendre la peine d'aller chercher une ticket à l'horodateur. La contravention est certes plus chère qu'un ticket. Mais elle offre le droit de rester garé bien plus longtemps, et permet de se garer n'importe où (la limite de ce droit étant bien sûr l'éventuel passage de la fourrière, qui viendrait tout gâcher...). Autrement dit, quelqu'un de riche, qui ne regarde pas à la dépense, pourrait très bien se donner le droit de se garer où il le désire, justement parce qu'il est prêt à assumer le prix de la contravention.
Je veux donc dire par là que toute punition, toute sanction, est toujours en même temps le droit de commettre une certaine action. Le débat des écologistes est en fait un problème beaucoup plus général de philosophie du droit. Après tout, celui qui ne redoute pas de passer quinze ans en prison a parfaitement le droit de tuer quelqu'un! Le droit n'interdit rien, il ne fait qu'annoncer que tel acte sera suivi de telle procédure policière ou judiciaire. 

Ainsi, on peut maintenant départager nos opposants sur le principe du pollueur-payeur, simplement en repensant au cas de l'automobiliste. Pour lui, il y a des différences de quantité qui deviennent des différences de qualité : payer un euro pour stationner une heure est acceptable, payer vingt euros ne l'est plus. C'est pour cela que la première sanction n'est pas vue comme une sanction mais comme un droit de se garer. Et c'est pour cela que la deuxième sanction, elle, est vue comme une sanction. Quand le droit d'accomplir une action est si cher que personne ne se permet de prendre ce droit, alors nous ne parlons plus de droit de faire quelque chose, mais de sanction. Car, alors, la somme exigée devient dissuasive.
Entre une sanction contre les pollueurs et un droit à polluer, il n'y a donc qu'une différence quantitative, mais aucunement une différence qualitative. Le principe du pollueur-payeur n'est pas un principe, ce n'est rien du tout. C'est seulement l'instauration d'un nouveau prélèvement financier sur certaines actions. Si ce prélèvement est faible, on le verra donc comme un droit de polluer; s'il est très élevé, on le verra comme une sanction. Inutile donc de débattre de ce principe, le seul débat à avoir est celui du niveau du prélèvement. Il s'agit seulement de trouver le niveau qui ait l'effet souhaité. Voulons-nous arrêter absolument toute pollution, comme nous voulons arrêter tout meurtre? Alors le fait de polluer doit coûter de la prison ferme. Voulons-nous seulement que les pollutions soient rares, réservées aux plus riches? Alors le fait de polluer doit coûter de grosses sommes. Voulons-nous au contraire seulement récupérer un peu d'argent, pour combler les déficits de l’État? Alors le tarif doit rester raisonnable, de façon à ne pas dissuader les entreprises de polluer. Bref, nul question de principe ici, juste question d'ajustement des niveaux de tarification.

Obtenir un droit et être sanctionné sont donc des opérations de même nature. On obtient un droit lorsque les coûts sont inférieurs aux bénéfices escomptés. On subit une sanction lorsque les coûts sont supérieurs aux bénéfices escomptés. Il ne faut donc pas prendre des différences dans l'expérience subjective pour des différences réelles. Certes, avoir un droit nous satisfait, subir une sanction est douloureux. Pourtant, il s'agit d'une opération de même nature. Le droit n'est rien d'autre que cette distribution habile des coûts et des bénéfices, distribution destinée à modifier les comportements humains.

dimanche 26 juin 2011

Le bonheur, valeur aristocratique

Dire que le bonheur est une notion aristocratique, c'est dire que le bonheur est par définition conçu comme le souverain bien, l'état le plus digne d'être vécu, ce que tout homme doit ultimement rechercher. Autrement dit, le bonheur est une fin en soi, alors que toutes les autres activités, tous les autres états, ne sont que des moyens en vue du bonheur. Et pourquoi le fait que le bonheur serait la fin suprême, la seule fin en soi, alors que toutes les autres choses ne seraient que des moyens plus ou moins utiles ferait-il du bonheur une valeur aristocratique? Parce que penser en termes de fins et de moyens est inévitablement penser en termes de hiérarchie verticale, de pyramide, dont le sommet est occupé par le bonheur, alors que la base est constituée de toutes les choses susceptibles de nous y mener. Cette manière de penser est très nette chez Aristote. Elle se retrouve aussi bien lorsqu'il pense le bonheur dans l'Ethique à Nicomaque, que lorsqu'il pense le premier moteur (qui est d'ailleurs identifié au bien) dans la Métaphysique. Dans les deux cas, le premier principe trône au sommet d'une hiérarchie, il est la cause ultime (dans le cas du premier moteur) ou bien la conséquence ultime (dans le cas du bonheur) de toutes choses. Tous les effets physiques nous ramènent au premier moteur; toutes les actions humaines tendent vers le bonheur. Qu'Aristote puisse d'ailleurs défendre un certain pluralisme concernant le bonheur ne change rien au problème. Il y a plusieurs pyramides, mais il s'agit toujours de pyramides. 

Pourquoi ce modèle vertical et hiérarchique est-il insatisfaisant? Parce que les intermédiaires se touchent à tel point qu'il est le plus souvent arbitraire de distinguer lequel est le moyen, et lequel est la fin. Certains composent de la musique pour faire danser les foules. Faut-il en conclure que la musique est un moyen, et la danse une fin? Peut-être, mais on pourrait aussi bien dire que le public ne danse que pour pouvoir écouter cette musique, qui ne peut pas être écouté assis. Ici, la musique et la danse sont à la fois fin et moyen l'un de l'autre. Voici un exemple d'une telle musique, pour laquelle la danse paraît être un moyen en vue de l'écoute, plutôt qu'une fin. Il s'agit d'un titre de Vitalic, Poney part 1. 



Je n'ai évidemment pas pris cet exemple au hasard. Il y a bien des actions vraiment déplaisantes, que nous faisons seulement parce qu'elles sont utiles pour autre chose. Cependant, dès lors qu'une action n'est pas déplaisante, on voit bien que le rapport entre les fins et les moyens n'est plus unilatéral, mais plutôt rétroactif. La fin devient moyen du moyen. C'est justement le cas de la musique dansante. Danser et écouter cette musique sont deux activités plaisantes, et l'une n'est pas un pur moyen pour une fin tout aussi pure. On danse pour écouter, et on écoute pour danser. Les deux activités se fondent donc dans une unique activité "écouter de la musique en dansant", activité bonne par elle-même, mais d'ailleurs probablement bonne aussi pour autre chose (tisser des liens avec d'autres personnes, évacuer la tension d'une dure semaine de travail, etc.). Ainsi, le modèle hiérarchique échoue à rendre compte d'une telle activité, car il voudrait absolument que nous découpions en deux une activité unifiée, afin d'établir une hiérarchie entre les deux aspects qui ont été abstraits. Mais c'est justement ce qui n'est pas possible. Les deux aspects sont exactement au même niveau, ils sont aussi importants l'un que l'autre. 

Quel modèle faut-il donc substituer au modèle pyramidal? Il faut lui substituer un modèle horizontal, tel un réseau (je m'excuse d'avance de prendre une métaphore tellement à la mode; si vous avez des suggestions, je vous écoute). Mais est-ce que dans un réseau, tout se vaut? Non, bien au contraire. Alors que dans un modèle pyramidal, ce qui a le plus de valeur, c'est de ne servir à rien, mais d'être ce en vue de quoi toutes les autres choses sont faites, dans le modèle du réseau, une chose est d'autant meilleure qu'elle est utile à beaucoup d'autres choses, qu'elle tisse un lien avec de multiples aspects. Ainsi, tous les aspects sont mis à égalité, aucun n'est un pur moyen, aucun n'est une pure fin. Mais il y a une différence entre une activité qui n'est utile que sous un aspect, et une activité qui est utile sous plusieurs aspects. C'est à la quantité des aspects que l'on mesure la qualité d'une activité. Plus elle est moyen (et fin) d'autres activités, plus cette activité mérite que l'on s'y consacre. Une assez mauvaise chose est une chose que l'on ne peut voir que sous un très petit nombre d'aspects, une chose dont l'utilité est très limitée. Une chose très bonne est une chose qui présente un grand nombre d'aspects, qui est utile pour de multiples autres choses.

Pour rendre cela plus clair, revenons à l'exemple de la musique dansante. Admettons que je sois pris d'un désir d'écouter une telle musique. Deux manières de faire se présentent à moi : je peux écouter ce disque sur ma propre chaîne, en dansant seul chez moi, dans mon salon; ou bien je peux écouter ce disque en discothèque. Si vraiment mon but était seulement d'écouter ce morceau, alors les deux manières seraient aussi bonnes l'une que l'autre. Mais si la valeur d'une activité, d'un état, se mesure à la quantité des aspects qu'il présente, alors il est indéniable que la discothèque est préférable. L'expérience y est plus totale, d'autres personnes dansent avec moi, le son y est plus fort, les basses remuent le ventre, le stroboscope accentue encore le dynamisme, il y a de jolis éclairages et une boule à facettes. Par de multiples aspects que l'on pourrait désirer abstraire de la stricte écoute de la musique (la boule à facette ne change pas le morceau lui-même), cette écoute devient plus riche, meilleure que la première. Et on peut aussi bien dire qu'elle est plus utile, parce qu'aller en discothèque est aussi utile pour voir de jolis effets de lumière ou pour rencontrer d'autres personnes.  
Autrement dit, on peut privilégier une expérience étriquée de la musique, celle de l'art pour l'art, qui consiste à épurer l’œuvre de tous les aspects que l'on ne juge pas strictement indispensables, ou bien on essaie de faire communiquer l’œuvre avec le plus d'aspects possibles, la rendre la plus utile possible. Bref, au lieu de placer l’œuvre sur un piédestal, au sommet de la pyramide, on cherche plutôt à la mettre au centre d'un réseau, à la lier au plus grand nombre possible de dimensions. Une musique qui fait danser, qui rend heureux, qui crée des liens est meilleure qu'une musique qui immobilise, qui coupe du monde et des autres. Cela dit, que l'on ne m'accuse pas de condamner la musique savante, bien au contraire : pouvoir passer du temps sur une œuvre, pouvoir la réécouter sans se lasser, avoir besoin de connaissances et de longues discussions avec d'autres personnes pour comprendre une œuvre, cela participe aussi largement de la qualité de l'expérience. 

Ainsi, au bonheur, valeur aristocratique car pyramidale, il faut substituer l'utile, valeur démocratique car relationnelle. Une chose est bonne si elle mène à beaucoup d'autres choses, pas si elle ne mène à rien d'autre qu'elle même. Les choses les meilleures sont les plus utiles. Utiles pour quoi? Pour faire d'autres choses utiles, à l'infini. 
Nous ne croyons plus au premier moteur, pourquoi croire encore au bonheur? 

samedi 25 juin 2011

L'homme est-il la mesure de toutes choses?

La formule de Protagoras a de multiples interprétations, et je me propose d'y voir plus clair parmi deux interprétations possibles, que l'on aurait tendance à identifier, à tort. 
La première interprétation voit dans cette formule une thèse subjectiviste, selon laquelle c'est l'homme, en tant que sujet pensant, qui fait de chaque chose ce qu'elle est. Dans cette interprétation subjectiviste, on nie que les choses aient une nature par elle-même, seul l'homme les fait être, à partir de sa manière de penser, de ses concepts, de ses paradigmes. Une telle lecture peut se retrouver, me semble-t-il, chez Kant.
La seconde interprétation est plutôt relativiste. Dans celle-ci, les choses ne sont rien non plus par elles-mêmes, mais ce n'est pas un homme préexistant qui les fait être, elles se constituent en même temps que les hommes, dans la relation que ceux-ci entretiennent avec elles. Autrement dit, le subjectif n'existe pas plus indépendamment que l'objectif, les deux n'existent que s'ils sont ensemble, comme les deux termes d'une relation. Il ne s'agit donc pas de la constitution d'objets par un sujet, mais de la constitution de relations, dont les deux termes sont conjointement les produits. Le sujet n'attend pas tout constitué d'avoir affaire à des objets, il se constitue dans le fait même d'avoir affaire à des objets. Kant n'aurait pas accepté ceci (c'est, en gros, ce qu'il reproche à Hume, et qui motive chez lui toute sa théorie du transcendantal). 
Si l'on suit le Théétète de Platon, il faut privilégier la doctrine relativiste, contre la doctrine subjectiviste. Socrate répète à plusieurs reprises que l'agent qui mesure n'existe pas plus que le patient qui est mesuré, mais que les deux n'existent que dans leur relation. Rien n'est fixe et en soi, tout est le produit d'interactions. Il n'y a pas de sujet, juste des relations aux choses.

Pourquoi cette petite escapade exégétique? D'une part, cela clarifie une formule aussi célèbre qu'elle est obscure. Ainsi, on doit bien prendre garde au fait que, bien que l'homme soit la mesure de toutes choses, l'homme fait partie de toutes ces choses, il est aussi un produit de la mesure, et pas quelque chose qui existerait en amont de cette mesure. L'homme est mesure mesurante autant que mesure mesurée. 
Et d'autre part, cela permet de rappeler un problème fondamental de toute position subjectiviste, qui vaudrait donc aussi pour cette formule si elle était mal comprise. Car en effet, supposons que l'homme préexistant soit mesure mesurante de toutes choses. Alors, il serait mesure du passage du temps, du devenir. Mais il ne pourrait jamais être mesure de deux évènements absolument fondamentaux : sa naissance, et sa mort. Si le sujet était mesure du devenir, il ne pourrait ni naître, puisqu'il faudrait qu'il existe déjà pour faire démarrer le temps, ni mourir, parce qu'il faudrait qu'il soit encore là pour faire cesser le temps. Donc, si le temps était subjectif, le sujet devrait être éternel, puisqu'il faut que ce qui constitue le temps soit lui-même hors du temps. De cette façon, le sujet éternel pourrait subsister avant la naissance et après la mort du sujet charnel, empirique. Autrement dit, soit l'homme n'est pas mesure de la naissance et de la mort, et donc le temps n'est pas subjectif, soit l'homme est éternel. Je ne prouverai pas ici que la seconde branche de l'alternative soit indéfendable, mais il est évident que la défense de cette voie est pour le moins périlleuse, et pour tout dire, artificielle, ad hoc. 
Alors que si l'homme est produit par la mesure en même temps que l'objet mesuré, alors certes, l'unité de l'homme est en question. Platon l'a bien vu : ce qui fait notre identité dans le temps pose problème. Mais ce problème se pose de même pour le subjectivisme. Par contre, la naissance et la mort ne posent plus de problème particulier. Naître et mourir se comprennent de manière objective, comme n'importe quel évènement du monde. Il n'y a pas de sujet, pas de temps subjectif, et donc aucun problème particulier autour de ces évènements absolus que sont la naissance et la mort. Il n'y a qu'une apparition permanente de relations, dont nous estimons, pour de bonnes raisons, que certaines peuvent être réunies, comme étant les relations de untel avec le monde, distinctes des relations de tel autre, avec le monde.

Ainsi, même si l'homme était vraiment la mesure de toutes choses, il faudrait, assez paradoxalement, que quelque chose ait existé avant lui, et existe après lui. Les hommes naîtront et mourront. Il y a de multiples relations qui ont eu lieu, et qui auront lieu sans les hommes. L'homme est le produit de certaines relations, et pas la constante universelle de toutes les relations. La constante universelle de toute relation est un agent qui mesure et un patient qui est mesuré, l'agent qui mesure n'a pas à être un homme. Notez d'ailleurs que mesurer consiste à recevoir, donc être passif, alors que la chose mesurée, elle, agit sur nous ou sur nos instruments de mesure. Bref, mesurer demande d'agir, mais le moment de la mesure est un moment de passivité.
Il y a donc une distinction courante qu'il ne faudrait pas faire, celle entre le devenir, le mouvement, et la mesure de ce mouvement. La mesure est toujours à la fois mesurante et mesurée. Concernant le temps, cela signifie que le mouvement lui-même sert de mesure à ce mouvement. On ne mesure une durée qu'au moyen d'une autre durée. Donc, le mouvement existe depuis toujours, et sa mesure existe aussi depuis toujours. Le temps et sa mesure sont apparus en même temps, et sont apparus avant l'homme. L'homme mesure le temps en comptant dans sa tête ou en surveillant sa montre. Avant cela, la croissance des arbres, les cycles célestes ou la désintégration des isotopes radioactifs servait de mesure du temps.

Nous sommes donc parvenus à clarifier la formule de Protagoras. Fondamentalement, elle affirme que tout est relation, que rien n'est en soi, mais que toute chose est toujours l'effet d'une interaction avec autre chose. Et elle affirme ensuite que les relations doivent être comprises comme des mesures. Toute relation est transmission d'information, mesure de ce qu'est la chose mesurée, par la chose mesurante.
Pourquoi alors mettre l'homme en avant, et ne pas se contenter de dire que tout est relation, ou bien que tout est relatif? Justement parce que les relations sont des mesures, et que la mesure est une notion anthropologique. Qui dit mesure dit information, dit signification, dit esprit. Dire que l'homme est mesure de toute chose, c'est dire que du sens est transmis dans chaque relation, que l'agent qui mesure est toujours capable de retenir une information, et d'ajuster son comportement en fonction de celle-ci.
Protagoras aurait donc aussi bien pu dire que tout est esprit. Ce que l'on nomme humain en l'homme, la pensée, se retrouve en toutes choses.

lundi 20 juin 2011

Le but de la vie est-il de se faire plaisir?

En termes savants, on parle d'hédonisme pour caractériser la doctrine selon laquelle le plaisir serait le plus grand bien, celui que toute vie chercherait ultimement à posséder. Pour l'hédonisme, tous nos désirs porteraient donc ou bien sur les objets qui sont des moyens pour atteindre le plaisir, ou bien directement sur le plaisir, qui est une fin en soi. Certes, les hédonistes sont capables de faire des différences entre les plaisirs, et peu oseraient dire que le plaisir pris en avalant de petites pilules remplies de substances plus ou moins licites vaut bien le plaisir pris à la contemplation du beau, ou au partage de bons moments avec nos amis. Pourtant, ces activités n'ont pas de valeur par elles-mêmes, elles n'en ont qu'en tant qu'elles procurent du plaisir. L'hédoniste subtil dira donc que tous les plaisirs ne se valent pas, et que leur valeur dépend de leur origine, mais cet hédoniste continue de faire du plaisir seul l'objet de nos désirs.
Moore, dans les Principia Ethica, a proposé une solution à ce problème, mais cette solution a plutôt l'air d'un bricolage ad hoc que d'une vraie analyse philosophique. Brièvement, Moore introduit l'idée de totalités organiques. Ainsi, pour lui, la composition du plaisir et de la contemplation du beau forme une totalité ayant plus de valeur qu'une totalité composée du même plaisir, mais de l'absorption de petites pilules (ce dernier exemple est le mien). L'intention générale de Moore (tenir compte de la cause du plaisir, et pas seulement du plaisir) est sans doute juste, mais la manière de la formuler est catastrophique : cela n'a absolument aucun sens de former des assemblages de pensées, de sentiments, d'actions et de situations. Ces idées de composition, de totalités, etc. ne correspondent à rien : les pensées ne se composent pas avec les situations. Ces notions ne sont qu'un moyen artificiel pour proposer un système de comptabilité du plaisir. Moore est utilitariste, et tient à proposer une théorie quantitative du plaisir. Mais cet objectif ne peut pas être accompli par n'importe quel moyen. Composer des totalités faites de bric et de broc ne fait pas partie des moyens acceptables.

Par contre, Moore a un éclair de génie au §42, lorsqu'il se propose d'attaquer, sur un plan psychologique, la thèse hédoniste selon laquelle le plaisir serait l'objet, la fin, de tous nos désirs. Pour Moore, le plaisir n'est pas l'objet, mais la cause de nos désirs. Par là, il entend dire que celui qui désire boire un verre de porto n'a pas à l'esprit une pensée lui évoquant le plaisir qu'il aurait à en boire, il a une pensée qui est plaisante, et c'est cette pensée plaisante qui cause le désir et la recherche effective de ce verre de porto. Ainsi, au lieu d'avoir une pensée du plaisir, dans laquelle ce plaisir est la fin, alors que le porto est seulement un moyen pour cette fin, on aurait une pensée plaisante, et cette pensée est motrice, cause de notre recherche du verre de porto, qui est la fin, et non un moyen. 
Moore, sans doute interloqué par le caractère novateur de sa thèse, n'ose pas vraiment la soutenir, et affirme seulement qu'elle est envisageable, pas qu'elle est vraie. Et j'avoue que j'ai eu pendant longtemps la même impression. Car on ne voit pas très bien pourquoi se mettre en marche, si nous avons déjà une pensée plaisante, simplement en pensant au vin. Si la pensée est déjà plaisante, autant rester avec sa pensée, et ne pas chercher à obtenir ce verre de porto. Qu'apporterait de plus le porto, si nous avons déjà du plaisir en y pensant? Il apporterait certes plus de plaisir, mais en disant cela, on valide la thèse hédoniste, au lieu de la réfuter. Comment donc donner un sens à cette idée très subtile de Moore selon laquelle le plaisir est cause plutôt que fin?

C'est en prenant un point de vue plus fonctionnel, et moins descriptif, que l'on peut mieux comprendre ce qu'est le plaisir. D'un point de vue descriptif, la plaisir est une bonne chose, un état agréable, et nous cherchons autant que possible à nous maintenir dans cet état. Pourtant, et ceci, tous l'admettent, même les hédonistes, le plaisir est par nature un sentiment précaire. Il n'existe jamais bien longtemps, il s'épuise très vite au fur et à mesure que nous avons l'activité plaisante. Celui qui aime le porto se régale lors de la première gorgée, prend un grand plaisir à son premier verre, apprécie encore un peu le deuxième, trouve le troisième sans grand intérêt, et commence à trouver déplaisant le quatrième. Bref, le plaisir finit toujours par se renverser en son contraire, la douleur. Il faut laisser du temps, et la venue progressive de la douleur, pour qu'il puisse à nouveau y avoir plaisir. C'est la longue privation du verre de porto qui nous le rend agréable.
Ainsi, quelle est la fonction du plaisir? Il n'est pas un but. Il ne fait aucun doute que le but de l'action soit, ici, de boire du porto. Le plaisir ici fonctionne à la fois comme signe, comme raison, et comme cause :
1) comme signe : le plaisir ressenti nous informe que quelque chose se passe bien, qu'un état nous est profitable, qu'une action est en cours de réussite. Il est signe du bien.
2) comme raison : le plaisir est un motif psychologique d'agir, puisque nous avons justement un signe que cette action réussit, nous est profitable. 
3) comme cause : le plaisir est le moteur physique de notre mise en activité, la force qui nous pousse à nous maintenir en activité, ou bien à commencer une nouvelle activité, dans le cas de cette fameuse pensée plaisante dont parle Moore.
Ainsi, prendre en compte la dimension fonctionnelle du plaisir, c'est mettre l'accent sur le fait que le plaisir, aussi bien dans sa dimension objective que subjective, agit comme un aimant, une force, qui nous pousse à l'action, et qui sert en permanence de mesure pour orienter notre action. Grâce au mouvement de balancier du plaisir et de la douleur, nous disposons d'une sorte d'indicateur pour adopter le comportement adéquat. Tant que le plaisir se maintient, nous sommes incités à continuer, à persévérer dans ce qui nous assure le succès. Et lorsque la douleur commence à apparaître, ou du moins lorsque le plaisir s'affadit, nous sommes incités à nous arrêter, et à nous tourner vers d'autres activités. L'aiguillon du plaisir n'agit plus, nous commençons à être distrait, inattentif, voire rebuté par ce que nous faisons, nous sommes donc tout disposé à nous atteler à une nouvelle activité. Le plaisir est donc bien, à la fois signe et cause, il indique que notre action réussit, et il est cause de la poursuite ce cette action.

Mais ne pourrait-on pas dire que le plaisir est fin, en plus d'être signe, et d'être cause de l'action? Non, car personne ne veut le signe du bien, chacun veut le bien lui-même. Le bien, c'est l'action réussie, c'est l'activité profitable, et non pas le signe qui nous dit que l'action est profitable. Et le signe nous fournit en même temps un motif pour continuer, pour persévérer dans une activité, mais cet encouragement à persévérer n'a pas en soi de valeur. Seule l'activité elle-même a une valeur.
Ceci devient évident lorsque l'on prend des activités moins triviales que boire du porto. Je pense notamment à l'expérience esthétique. Écoute-t-on de la musique pour avoir du plaisir, regarde-t-on un tableau pour avoir du plaisir? Ce ne serait pas avoir une haute idée de l'art que de les réduire à un dispositif de production de plaisir (parler de plaisir désintéressé, de plaisir esthétique, de plaisir raffiné ne change rien à l'affaire : un pourceau raffiné reste un pourceau!). Le plaisir pris face aux oeuvres est un signe que nous devons poursuivre notre contemplation, notre écoute, aller plus en profondeur, nous attacher aux détails, etc. Le plaisir nous pousse à mieux explorer les oeuvres, à mieux les comprendre, mais il n'est certainement pas le but de la contemplation esthétique. Le plaisir est moteur, pas fin.

vendredi 17 juin 2011

Star Wars, le bien et le mal

De quoi parle Star Wars? Il met en scène la lutte de deux camps pour la domination politique de l'univers. Et ces deux camps ne sont ni plus ni moins que le bien et le mal, les jedi et les sith. L'univers contient ce qui est simplement appelé la Force, et les jedi comme les sith, qui sont des guerriers, peuvent choisir d'employer le côté clair de la Force, ou bien le côté obscur. Selon leur orientation, ils disposeront de pouvoirs magiques différents, sachant que cette orientation dans leurs compétences magiques est aussi une orientation morale. Les jedi, qui utilisent le côté clair de la force, sont bons, cherchent à assurer la paix, l'entente entre les peuples, la démocratie. Les sith au contraire utilisent le côté obscur de la force, et bien qu'ils cherchent aussi à assurer la paix, ils veulent l'obtenir par la force, la domination, la tyrannie. Les jedi agissent en public, sont une force reconnue par la république, en cela, les jedi sont comparables à une force de police, alors que les sith complotent dans l'ombre, et cherchent à renverser de manière souterraine et violente la république.

Ce film est souvent moqué pour son manichéisme. Il y aurait d'un côté les personnages absolument bons, et de l'autre des personnages absolument mauvais, sans laisser de possibilité à toutes les nuances intermédiaires, ni à des positions qui ne soient ni celle des jedi, ni celle des sith. Au fond, Star Wars serait un peu l’interprétation manichéenne de la guerre froide entre les États-Unis et l'URSS, abstraction faite du Tiers-Monde. Et d'ailleurs, on remarquera que les jedi ont le bleu pour couleur dominante (le bleu étant la couleur de leur sabre laser), couleur associée aux libéraux. Alors que les sith ont le rouge pour couleur dominante (ce rouge étant aussi la couleur de leur sabre laser), et le rouge est la couleur traditionnelle du communisme. Bref, Star Wars rejoue au cinéma un conflit très binaire entre les bons et les mauvais, à savoir, le conflit des Etats-Unis et l'URSS.
Or, je voudrais montrer que ce reproche de manichéisme ne tombe pas très juste, et s'il y a quelque chose qui distingue Star Wars de la réalité, ce n'est pas l'opposition binaire des bons et des méchants. En fait, je ne vois rien, dans la réalité, qui s'opposerait à une telle lecture. Même sans être un très grand partisan des droits de l'homme, on jugera de manière plus favorable un pays qui organise des discussions publiques, permet les manifestations et grèves, procède à des élections, qu'un pays qui tire à balles réelles sur la foule, ou organise des politiques d'élimination des opposants politiques, ou des groupes culturels. Bref, une grande partie des problèmes politiques contemporains peuvent être lus en termes de bien et de mal. Là encore, je ne prétends pas que cette lecture est la mienne, je prétends seulement que cette lecture est défendable. Une conception "Star Wars" de la politique n'a rien d'invraisemblable.

Sur quel aspect Star Wars est-il, par contre, moins réaliste (ce qui n'enlève rien à sa réussite cinématographique, au contraire)? C'est sur le fait que les positions de chacun sont aussi évidentes, aussi conscientes, aussi bien délimitées que les couleurs des sabres laser. Dans un Star Wars, le camp des personnages est toujours parfaitement défini, et cela se voit, justement,  à la couleur de leur arme. Les gentils ont un sabre bleu ou vert, les méchants un sabre rouge. Il est donc très facile de savoir dans quel camp on se situe. Quant à Anakin Skywalker, qui change de camp progressivement, il garde certes son sabre vert de jedi, mais il dispose rapidement des pouvoirs des sith, change son nom, etc. Bref, il sait lui-même immédiatement de quel côté il se situe. De même, les sith passent beaucoup de temps cachés sous des allures respectables, mais il s'agit seulement de déguisements, de masques. Eux savent très bien ce qu'ils sont.
Voilà ce qui est profondément irréaliste dans Star Wars : le fait de pouvoir savoir, dans le moment présent, dans quel camp nous nous situons; et deuxièmement, le fait de pouvoir choisir ce que nous nous représentons comme le camp du mal. D'une part personne ne choisira jamais consciemment le camp du mal. Et d'autre part, personne n'a de claire conscience d'où finit le camp du bien, et d'où commence le camp du mal. Autrement dit, ne pas être manichéen, ce n'est pas dire que les camps ne s'opposent pas de manière binaire, c'est plutôt dire que nous ne voyons jamais exactement où passe cette limite. Dans l'action présente, nous ne savons jamais si ce que nous faisons est bien ou mal. Nous pensons toujours que c'est bien (c'est la condition de toute action), mais nous n'avons pas forcément raison. Il se pourrait que nous ayons tort, et que nous ayons en fait servi le mal, sans nous en rendre compte.

Ainsi, si le mal est obscur, invisible, et se cache, ce n'est pas seulement parce que les bandits aiment l'opacité pour commettre leurs méfaits, c'est plutôt parce que ce qui est mal n'est jamais vraiment discernable, que nous ne voyons jamais clairement ce qui est mal, et c'est pourquoi nous le faisons souvent, avec les meilleures intentions. Beaucoup de mal est souvent fait, mais il se fait toujours avec de bonnes intentions. Nous voyons toujours le bien dans nos actions, le mal nous apparaît seulement dans les actions des autres. Et pourtant, souvent, les autres ont raison, et nous avons mal agi, alors que eux, bien agi.
Cela signifie que le mal n'apparaît vraiment qu'au passé, comme ce qui s'est révélé mauvais. Dans le présent, la distinction entre le bien et le mal est floue, invisible, et faire son choix, parmi la palette d'actions et d'engagements possibles, est toujours difficile. Une fois que l'histoire a été écrite, nous comprenons qu'il fallait être pour l'abolition de l'esclavage, pour l'égalité des hommes et des femmes, contre le nazisme, contre la guerre en Irak, contre les expulsions de sans-papier, contre le nucléaire civil, etc. Mais sur le moment, les choix sont toujours plus difficiles. On le ressent très bien : plus les exemples sont contemporains, plus on a l'impression qu'ils sont discutables, parce que la frontière entre le bien et le mal n'est pas encore apparue clairement. Dans cent ans, lorsque les débats auront été menés à leur terme, les décisions qu'il fallait prendre nous paraîtront évidentes. On se demandera même comment une frange non négligeable de la population pouvait penser le contraire. C'est ainsi que nous n'arrivons même plus à comprendre comment on pouvait être esclavagiste, pour l'enfermement des femmes à la maison, pour les nazis, etc.

Je vais donc conclure ce post sur une note assez pessimiste : le bien et le mal, notions rétrospectives, ne nous apparaissent que lorsque nous n'en avons plus besoin, lorsque les problèmes ont déjà été résolus. Ces notions viennent toujours trop tard. L'esclavage devient un crime au moment où plus personne ne le pratique, le nazisme devient un crime au moment où les Alliés ont triomphé, la femme devient égale à l'homme au moment où elle a déjà conquis l'essentiel de ses droits. Lorsque nous aurions besoin d'un guide pour notre action, nous ne savons pas ce qui et bien ou mal. Et lorsque nous n'avons plus besoin de rien, alors nous le voyons enfin. C'est donc toute la différence avec Star Wars, dans lequel des personnages ont conscience d'avoir choisi le camp du mal. Dans notre monde, personne ne pense avoir choisi ce camp, et seul l'histoire, au passé, nous montre que certains l'ont pourtant pris.

mardi 14 juin 2011

(Bon) sens et sensibilité

"La différence est très grande entre le jugement et le sentiment. Tout sentiment est juste; parce que le sentiment n'a pas de référence en dehors de lui-même; il est toujours réel, chaque fois qu'un homme est conscient de l'avoir. Mais toutes les déterminations de l'entendement ne sont pas justes, parce qu'elles ont référence à quelque chose d'extérieur à elles, c'est-à-dire un fait réel, et ne sont pas toujours conformes à cette norme."
Hume, Essai sur la norme du goût.

Hume propose ici une distinction, qui, comme souvent avec les distinctions, semble être évidente, et s'imposer d'elle-même une fois qu'elle est posée. Comment en effet ne pas distinguer le ressenti puissant de celui qui est plein de joie ou de tristesse, et l'énoncé descriptif et objectif de ce qui a causé cette joie ou cette tristesse? Comme le dit Hume, seul l'énoncé semble avoir une valeur de vérité, avoir des conditions de validité, alors que le sentiment, lui, est là, présent, mais ni vrai ni faux. L'énoncé parle du monde, et peut donc être vrai ou faux. Alors que le sentiment ne parle de rien, mais est un produit, un effet, d'une circonstance sur une personne. Dire qu'il fait froid quand la température d'été est inférieure à 0 degré Celsius est une vérité, ressentir le froid n'est ni vrai ni faux, c'est juste le cas.
Tout ceci est incorrect. Ceci pourrait être juste en un sens trivial : si l'on convenait que seuls des énoncés verbaux peuvent être vrais ou faux, alors, évidemment, les sentiments ne seraient ni vrais ni faux. Mais si l'on considère que des croyances aussi peuvent être vraies ou fausses, alors le problème est déjà plus délicat, car il faudrait montrer que les sentiments ne sont pas des croyances. 
Distinguer les croyances et les sentiments signifierait que seuls les premières ont une valeur cognitive, alors que les second n'en ont pas, et ne transmettent pas d'information au sujet de la réalité. Or, cette thèse me paraît indéfendable. Que tout sentiment soit réel, qu'il soit réellement ressenti par celui qui le ressent est évident, mais cela n'a guère d'intérêt, et ne fait pas de différence avec les énoncés et les croyances. Les énoncés et les croyances aussi sont réels, dès lors que ces énoncés sont affirmés, ou ces croyances pensées. Par contre, dire que tout sentiment est juste, et soutenir cette thèse très discutable au moyen de l'argument selon lequel le sentiment n'a pas de référent extérieur est à la fois circulaire, et faux. 
Car il ne faut pas confondre ressemblance et référent extérieur : il ne fait aucun doute que le phénomène météorologique du froid est physiquement très différent du sentiment subjectif de froid. Le phénomène et le sentiment ne se ressemblent pas. Le phénomène de froid est une certaine pression sur les particules de l'air, le sentiment de froid est un certain ressenti, accompagné de tremblements, etc. Pourtant, le sentiment du froid a un référent extérieur, qui est justement le phénomène objectif du froid. Le sentiment de froid est bien le signe que la température de l'air ambiant est basse.  Le sentiment est un signe, au même titre que l'énoncé "il fait très froid, pour un été" est aussi un signe d'une circonstance réelle, extérieure à l'énoncé. Autrement dit, les sentiments et les énoncés (ou les croyances) sont des signes, et en tant que signes, partagent les mêmes propriétés : ils n'ont pas besoin de ressembler à ce dont ils sont les signes, mais ils doivent faire référence à quelque chose d'extérieur à eux, c'est-à-dire être les signes de quelque chose.
Ainsi, puisque les sentiments sont des signes, et qu'ils ont un référent en dehors d'eux-mêmes, il devient évident que les sentiments peuvent être justes, ou incorrects. Celui qui a chaud alors qu'il ne porte pas de manteau et que la température est inférieure à 0 degré Celsius a certes réellement chaud, mais son sentiment est faux, injuste, car il ne lui fait pas sentir ce qu'il en est réellement du temps. On dirait que cette personne est insensible, elle ne fait pas la différence entre le chaud et le froid, et a toujours chaud, quelle que soit la température extérieure. Alors que celui qui ressent le froid a un sentiment juste. De plus, nous pouvons même être plus ou moins sensible, ressentir avec finesse la moindre différence de température, ou bien au contraire avoir des sens grossiers, et ne rien ressentir tant que la température n'a pas changé de plusieurs degrés. Bref, on peut ressentir avec vérité les choses, ou bien ne rien ressentir, donc être ignorant, ou bien ressentir les choses de manière erronée, en ayant des sentiments contraires à la situation. De même que "il fait froid" est vrai si et seulement s'il fait froid, "je ressens du froid" est vrai si et seulement c'est bien le froid que je ressens. Et si l'on veut à tout prix garder la notion de vérité pour les phrases, on peut prendre la catégorie plus générale d'adéquation entre le sentiment, et ce dont il est le sentiment.  

Des sentiments peuvent donc être adéquats ou inadéquats, de la même façon que des énoncés ou des croyances. Les sentiments ont donc aussi un rôle cognitif. Comprendre une situation, c'est aussi avoir les sentiments adaptés à la situation. Sans ces sentiments, la situation n'est pas comprise, même si elle est formulée dans des phrases correctes. Celui qui lit un résumé du livre de Jane Austen possède une série de phrases vraies au sujet des évènements relatés par le livre. Mais ces évènements sont rendus abstraits, incomplets, par leur reformulation sous forme de résumé. Il leur manque l'ensemble des sentiments que le récit complet susciterait, sentiments qui ne sont pas accessoires, mais qui participent à la compréhension de ce qui est lu. Lorsque l'on me dit que Marianne est terriblement attristée par le départ de Willoughby, c'est vrai mais totalement insuffisant. Autant exprimer la loi de la chute des corps en disant que les corps accélèrent en chutant. La loi physique ne devient intéressante que lorsqu'elle est formulée de manière précise, mathématique. De même, la tristesse de Marianne ne devient compréhensible que si le récit est suffisamment développé et bien écrit pour nous la faire ressentir dans toutes ses nuances (le récit devant par exemple, nous faire ressentir la différence entre la tristesse de Marianne, et celle d'Elinor, à qui il arrive pourtant des évènements semblables). 
Les sentiments ne sont donc pas une sorte de phénomène superfétatoire, surgissant sur une connaissance objective des choses, mais bien plutôt notre seul monde d'appréhension objective de certaines choses. Il ne s'agit évidemment pas de dire qu'il faut mettre des sentiments partout. Ce serait stupide. Mesurer la vitesse de chute des corps au moyen de notre sensation de vitesse serait ridicule. Les chronomètres sont des outils bien plus performants pour cela. Par contre, lorsqu'il s'agit de saisir les intentions et les pensées des autres, lorsqu'il s'agit de déterminer la meilleure manière d'agir dans tel ou tel contexte, les sentiments ont une valeur informative, cognitive, absolument indispensable. Il faut être capable de ressentir la pointe d'ironie dans un propos, le courage d'une décision, la dangerosité d'une situation, etc. 

On m'objectera que, même si on pouvait les éduquer, les sentiments resteraient irrationnels, alors que l'on peut toujours justifier les énoncés, les croyances. Je renverrai alors à tout ce que j'ai déjà dit sur le bon sens. Ressentir de la peur devant un chien méchant est irrationnel, mais voir que l'on a affaire à un chien l'est tout autant. Il y a certaines choses qui se comprennent sans règles, sans critère formalisable. Ces choses peuvent être dites irrationnelles. Or, avoir peur face à un chien, et voir un chien, ces deux choses se font sans règle, de manière immédiate. C'est pourquoi c'est le même bon sens qui nous permet de comprendre que nous avons affaire à un chien, et de comprendre que ce chien est effrayant.

jeudi 9 juin 2011

Ce qui ne dépend pas de nous

A cette question, s'opposent les dogmatiques et les sceptiques. Les premiers répondent que c'est le réel, la réalité, qui désigne l'ensemble des choses qui ne dépendent pas de nous. Et par réalité, on peut entendre aussi bien la réalité sensible empirique, que la réalité spirituelle (puisqu'il ne fait aucun doute que ce que pensent les autres ne dépend pas de nous). On peut avoir un empire complet sur son esprit (je laisse de côté deux questions : de quelle nature est cet empire? Contrôle ou seulement conscience? Et y a-t-il une partie de notre esprit qui n'est pas sous notre emprise?). Mais on n'a pas d'empire complet sur la réalité, ni sur l'esprit des autres. Il ne me suffit pas de croire que j'ai un million d'euros sur mon compte bancaire pour que cela soit le cas, il ne suffit pas de croire que tout le monde m'aime pour que cela soit le cas.
Les seconds répondent que l'homme est la mesure de toutes choses, donc que tout, sans exception, dépend de nous, que l'ensemble de la réalité peut être pliée selon nos modes de pensées, nos projets, nos illusions. Ceci est très clairement dit dans le Théétète de Platon, dans la présentation de la doctrine de Protagoras. Chez Protagoras, le vrai et le faux sont des concepts qui perdent presque toute importance. En effet, tout est vrai, dans la mesure où cela apparaît à un sujet. Donc l'erreur n'est jamais possible. Il peut certes y avoir des désaccords, puisque ce qui apparaît à l'un peut être très différent de ce qui apparaît à l'autre, mais un désaccord n'implique pas que l'un des deux interlocuteurs ait tort. Cela implique seulement qu'il y aura une discussion qui, à terme, peut déboucher sur un accord. Autrement dit, quelque chose est vrai s'il fait l'objet d'un accord entre interlocuteurs, quelque chose est faux s'il y a un désaccord. Et on décide de nommer fausse la position de celui qui s'est rendu et a abandonné sa position. Bref, chez les sceptiques, l'éclipse des notions de vrai et de faux implique la disparition d'un aspect essentiel de la réalité. La réalité, ici, est seulement ce qui nous apparaît, donc quelque chose qui dépend de nous. Ce n'est pas quelque chose d'extérieur à nous.

Pourtant, cette éclipse du vrai et du faux ne signifie pas la disparition pure et simple de la réalité, entendue en un sens précis. La réalité n'est pas ce qui peut être connu objectivement, elle est plutôt la résistance que les choses peuvent nous opposer. Par réalité, il faut en effet entendre résistance, souffrance, lutte. Or, il s'en faut de beaucoup pour que toute souffrance ait disparu dès lors que l'on proclame que l'homme est mesure de toutes choses. Et c'est même très clair chez Protagoras, dont la doctrine minimise les notions de vrai et de faux, au profit d'une inflation de celles de bien et de mal (aussi bien dans un sens moral que physique). Certes, tout est vrai dès lors que cela apparaît. Mais tout n'est pas bien pour autant. Il y a des quantités considérables de représentations qui sont douloureuses. Ces représentations douloureuses, ce sont justement celles que nous impriment la réalité. Nul ne veut volontairement subir le mal. Donc, lorsque la douleur arrive, alors nous savons que nous avons affaire à la réalité, à quelque chose qui ne dépend pas de nous. Là encore, il ne s'agit pas de dire que cette douleur est plus vraie que le plaisir. Les deux sont également vrais. Mais, alors que le plaisir signifie que la réalité est vaincue, que nous ne sommes qu'avec nous-mêmes, la douleur signifie que quelque chose nous résiste encore.
A partir de là, on peut comprendre l'expertise que revendique Protagoras. Il ne peut pas nous enseigner le vrai, car chacun est aussi compétent que lui. Son expertise consiste plutôt à faire cesser le mal, à faire cesser la douleur, donc à triompher de ce qui ne dépend pas de nous. Protagoras n'est pas un théoricien de la connaissance relativiste, mais un moraliste. Sa technique est celle de la victoire sur le mal, pas la découverte du vrai. Et cette technique passe par une méthode, la rhétorique, parce que lui s'attaque seulement à un pan des deux aspects du mal, celui qui vient des autres. Car le mal a deux sources : la réalité du monde, et la réalité des autres. Le monde nous inflige bien des douleurs, nous affame, nous rend malade, etc. Et les autres nous contredisent, nous fachent, nous trahissent. Avec la rhétorique, on peut justement s'attaquer à cette dernière cause du mal, et chercher à se concilier autrui, en le persuadant ou en le séduisant. Aussitôt que l'autre finit par être d'accord avec nous, à nous aimer, la résistance est vaincue, le plaisir peut advenir. Certes, les hommes sont la mesure de toutes choses, mais les hommes sont multiples, et s'opposent sur la bonne mesure des choses. Chacun souhaite imposer sa mesure, contre celle des autres. Donc il y a résistance, il y a souffrance. La vraie science consiste alors à imposer sa propre mesure, ou bien à aimer celles que les autres nous imposent. Il n'y a pas de différence entre science et rhétorique, entre démonstration et séduction.

Ainsi, il y a deux choses qui ne dépendent pas de nous, le monde, et les hommes. En ceci, sceptiques et dogmatiques sont plutôt d'accord. Mais cette indépendance du monde et des autres ne signifie pas qu'ils pourraient être connus objectivement (comme s'il y avait objectivement quelque chose dans le monde, ou dans l'esprit des autres). Cela signifie seulement que le monde et les hommes nous résistent, qu'ils nous contredisent et nous font mal. La science consiste à faire cesser la résistance, donc à rendre les hommes et le monde dépendants de nous.


vendredi 3 juin 2011

L'union et la division

Faisons, si vous le voulez bien, un peu de philosophie expérimentale, c'est-à-dire de la philosophie mise à l'épreuve des faits. L'expérimentation consiste toujours, en premier lieu, à poser des fondements théoriques, puis à déduire de ces fondements une loi générale, puis à déduire de cette loi générale une anticipation d'un certain nombre de faits particuliers. Si les faits attendus sont observés, alors, la théorie n'est pas prouvée pour autant, puisqu'il pourrait y avoir de meilleures raisons pour expliquer ces mêmes faits (ceci est la célèbre sous-détermination des théories par les faits). Mais elle est néanmoins corroborée.

Voici donc en premier lieu les fondements théoriques. Le bien, en matière morale, est ce qui favorise l'union des êtres vivants entre eux. Par union, il faut entendre cet idéal selon lequel chaque être agirait et penserait exactement comme tous les autres, ou du moins agirait et penserait comme s'il faisait partie d'un organisme où chacune des cellules trouve sa place pour la perfection de l'ensemble. L'union, ce peut être ou bien la fusion pure et simple ou bien la spécialisation parfaitement intégrée, dans laquelle chacun est différent de tous les autres, mais où cette différence ne produit pas un conflit, un heurt, une résistance, mais au contraire une complémentarité produisant davantage d'ordre et d'harmonie.
La fusion de tous est décrite de manière canonique par Platon dans le livre V des Lois, où il considère qu'une cité parfaite est celle qui a aboli tout ce qui est privé et personnel, et où "tous ensemble sont au plus haut point possible comme un seul homme". Platon parle dans cette phrase de l'accord dans l'éloge et le blâme : bien qu'il fasse sans doute référence à l'accord sur le plan moral, on peut étendre cet accord sur l'évaluation des choses à toutes les activités humaines : les connaissances, les arts, la politique, la culture en général. Des hommes qui pensent tous la même chose de toutes choses sont des hommes qui vivent presque comme un seul homme.
Quant à la métaphore organiciste, elle est très souvent employée en politique, et en économie. On la trouve aussi chez Platon, mais plutôt dans la République, qui divise sa société en trois classes, gardiens, auxiliaires, et producteurs. Il y a la tête pensante, le coeur plein d'ardeur militaire, et le reste du corps plein de désirs (le ventre, les mains, etc.), et chacune des parties doit conserver son rôle, et faire ce pour quoi il est bon, sans se mêler des choses qu'il ne comprend pas. Il y a ici différence sans division, sans confrontation, car personne n'occupe un terrain commun, susceptible de donner lieu à un conflit. La tête donne des ordres aux mains, mais c'est la main qui sait comment saisir un objet, et c'est pourquoi la tête ne peut pas critiquer le travail des mains. Elle ne fait que diriger les opérations, mais la manière dont la main réalise la tâche à effectuer ne la regarde plus. Tout ceci est très banal, et vaut pour Platon comme pour nous : ce n'est pas le président de la direction de l'équipement qui explique à l'ouvrier comment tenir un marteau piqueur, ni comment épandre du goudron. Le président ne fait que dire à l'ouvrier à quelle endroit il voudrait créer une nouvelle route. Chacun a sa compétence, et tant que chacun n'exécute que ce pour quoi il est compétent, alors tout va bien.
Ces deux conceptions sont différentes, mais se retrouvent sur un point : le conflit ne peut pas apparaître, puisque chacun vit en parfaite harmonie avec tous les autres. Et par harmonie, on peut entendre deux choses : ou bien l'unisson (la même note jouée par tous les instrumentistes), ou bien l'accord (des notes différentes jouées par chacun, mais qui produisent un accord consonnant). Bref, l'accord, la célébration, la communion, sont bonnes, et le désaccord, la critique, le conflit, sont mauvais.

Je voudrais miantenant formuler deux lois, empiriquement testables :
1) Les hommes, ont, pour une immense majorité, cette conception du bien et du mal
2) Les hommes, dans leurs discours de blâme et d'éloge, vont très majoritairement dans le sens du bien.

Quel sera le protocole expérimental? Le protocole consiste à visiter deux sites internet, choisis parmi ceux que je connais bien, mais d'autres sites pourraient également apporter des données supplémentaires. J'ai retenu Télérama, et Amazon. Ces deux sites permettent aux internautes de déposer des avis sur les films, livres, musiques, etc. Et surtout, c'est là le point capital, il permet encore aux internautes d'évaluer les avis déposés par les internautes. On leur demande d'évaluer s'ils jugent le commentaire déposé utile ou pas. Bref, on leur demande de faire l'éloge ou de blâmer une autre personne, selon que cette personne a posté un commentaire intéressant, ou au contraire un commentaire stérile, creux, trop bavard, etc.
Or, que constate-t-on avec une très grande régularité? On constate des notes très différentes attribués aux commentaire qui vantent le produit acheté, et ceux qui au contraire le critiquent. Ceux qui font l'éloge du produit recoivent en grande majorité des votes qui jugent utile le commentaire. Au contraire, ceux qui critiquent le produit sont très souvent condamnés par les internautes, qui évaluent défavorablement le commentaire. Bref, un commentaire favorable au produit est majoritairement tenu pour utile; un commentaire défavorable est majoritairement tenu pour inutile.
J'invite vraiment chacun à parcourir ces sites, et à lire en détail les commentaires et évaluations de ces commentaires. Je n'en reproduis pas ici pour de multiples raisons, mais il est bon de se faire une idée de ce qui peut s'écrire dans ce domaine.

Quelles sont les conclusions théoriques à tirer de cette expérience? D'une part, on ne peut pas considérer que les internautes évaluent l'utilité des commentaires. Ou du moins, ils n'évaluent pas que l'utilité. Car une critique positive est aussi utile qu'une critique négative pour se faire une idée de la valeur d'un produit. S'ils évaluaient seulement l'utilité des critiques, on devrait obtenir des évaluations semblables, quelle que soit l'orientation positive ou négative du commentaire. L'évaluation devrait seulement varier selon la précision, la clarté du commentaire, pa selon son avis global.
Il me semble donc qu'il y a derrière cette évaluation de l'utilité, une évaluation proprement morale du commentateur. Ce que l'on reproche au commentateur négatif n'est pas d'être inutile, car après tout, on est bien content d'être averti qu'un produit est mauvais avant de l'acheter. En réalité, on lui reproche de casser l'unanimité, de casser la grande symbiose, la grande liesse autour d'un produit. Lorsque nous avons un a priori favorable envers quelque chose (ce qui explique que nous nous rendions sur sa page internet pour le consulter), alors nous n'apprécions pas que certains introduisent de la division, du conflit, au lieu de la belle unanimité qui devrait régner.
Les hommes n'aiment pas la conflictualité, qui s'identifie au mal. Et cela se traduit aussi bien en politique (comment ne pas condamner la guerre?) que dans la culture. Kant parlait de prétention à l'universalité. Plus exactement, les hommes exigent l'unanimité de leur communauté. Ils ne tolèrent pas facilement que l'on vienne critiquer ce qui pour eux, devrait être unanimement loué. Et ceci s'observe tout simplement lorsque l'on consulte ces commentaires de livres ou de films, et que l'on ne comprend pas pourquoi les internautes s'acharnent à condamner des critiques négatives qui sont aussi bien écrites, et à mon sens, souvent plus informatives, que des critiques positives qui se contentent souvent d'exclamations de plaisir béates et idiotes.

mercredi 1 juin 2011

Les choses et les concepts

Pourquoi mes cours sont-ils aussi rasants?
Telle est la question que doivent se poser parfois certains professeurs, devant les baillements de leurs élèves. Du moins, j'espère ne pas être le seul à provoquer chez certains (pas chez tous, dieu merci) des crises d'ennui vraiment virulentes. Bon sang, pourquoi moi, professeur de philosophie, puis-je parler de choses qui me passionnent autant, tout en récoltant un silence poli de la part des élèves studieux, et du bavardage de la part des élèves qui le sont moins? 
Bref, pourquoi ne suffit-il pas de parler de philosophie pour intéresser n'importe qui?

Pour répondre, je voudrais proposer une théorie, et en même temps un exemple d'un propos bien rasant!
il faudrait évidemment commencer par s'entendre sur ce qu'est la philosophie, et ce blog a souvent soulevé cette question. Il a été répondu que cette activité consiste à faire un travail sur les concepts, travail qui n'est pas exactement une création, mais plus exactement une description, accompagnée parfois d'une révision, une reprise de ce qui a déjà été pensé, et qui demande à être pensé sous un nouveau jour. Et plus précisément, penser une chose consiste à la rapporter à une chose paradigmatique, paradigme qui sert à établir des liens de ressemblance avec la chose pensée. Je n'évoque pas ici les critères de ressemblance qui peuvent être utilisés pour réunir des choses sous un même concept. Il suffit de dire qu'ils peuvent être très divers. la philosophie consiste donc à examiner ces ressemblances, à les décrire, ou bien à les réviser. La philosophie a donc une fonction essentiellement métaphorique : elle doit substituer à d'anciens concepts, qui sont considérés à tort comme propres à décrire une chose, de nouveaux concepts, qui sont d'abord vus comme métaphoriques, comme figurés. Penser un être vivant comme une machine, penser les mathématiques comme une branche de la logique, penser l'homme comme un être moral, c'est toujours produire une métaphore, qui se veut toujours plus qu'une métaphore, une description exacte. Et que l'on cherche à décrire ou à réviser, l'emploi de métaphores est toujours nécessaire. Même celui qui décrit doit faire voir les choses autrement. S'il se contente de parler des choses telles qu'on en parle habituellement, la philosophie ne sert à rien (et ne servir à rien, c'est n'être rien). 
Et qu'est-ce qu'un concept? C'est une règle, reposant sur un paradigme, et permettant le rassemblement de choses sous un terme commun. Et, dit de manière plus pragmatique, c'est une régularité de comportement vis-à-vis de certains objets, comportement acquis par éducation ou dressage. Avoir le concept d'une chose, c'est pouvoir adpter vis-à-vis de cette chose un comportement réglé, non soumis au hasard, mais déterminé par le fait même que cette chose est face à nous. Autrement dit, avoir un concept, cela commence avec le chien qui sait obéir à son maître, mais qui n'obéit pas aux inconnus. On peut donc dire que le chien maîtrise deux concepts : celui de maître, et celui d'inconnu. Il sait discrimer entre ces deux types d'individus et adopter la conduite qui convient envers eux. De même, celui qui sait distinguer le rouge, le bleu, le vert, en les pointant du doigt si on lui demande a aussi le concept de rouge, de bleu, de vert. Bref, avoir un concept est avoir une règle (pour un être pouvant penser ses propres activités), ou bien avoir un comportement réglé. 

A partir de là, pourquoi les élèves ne s'intéressent-ils pas à cette activité consistant à penser clairement? Pour la même raison que ce propos était barbant! Il l'était parce que les concepts sont étudiés avant les objets que ces concepts sont censés prendre en charge. Celui qui ne fait pas de philosophie, qui ne pratique pas cette activité, ne peut pas s'intéresser à la règle qui la définit (donc au concept de philosophie). Donc, celui qui parlerait du concept de philosphie a des non-philosophes serait forcément barbant, puisqu'il parlerait de quelque chose que son public ne connaît pas. Seul celui qui a pratiqué peut commencer à s'intéresser à sa propre pratique.
Autrement dit, un propos philosophique est rasant pour la simple et bonne raison qu'il serait aussi très ennuyeux d'étudier les règles d'un jeu auquel on ne joue pas, et auquel on ne compte pas jouer. Le concept donne les règles d'action à adopter vis-à-vis des choses. Donc, parler des règles à celui qui n'a jamais affaire à ces choses ne peut que l'ennuyer. Et il est même normal qu'il s'ennuie.

Deux réflexions pour finir : la première est d'ordre plus ou moins sociologique, la seconde plus pédagogique.
On pourrait regretter, sur un mode décliniste, le fait que nos élèves ne s'intéressent plus à rien, si ce n'est commenter bêtement les photos de leurs amis sur Facebook, ou bien regarder à la télévision des rencontres sportives. Nous voudrions bien qu'ils lisent la Bible et le Coran (pour être à même de s'intéresser à leur cours sur la religion), qu'ils manifestent pour défendre les droits des jeunes (pour s'intéresser à la philosophie politique), qu'ils lisent les brèves remarques historiques de leurs manuels de sciences (pour s'intéresser à l'épistémologie), qu'ils se rendent de temps en temps au musée (pour s'intéresser au cours sur l'art), etc. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Il faut évidemment tout faire pour que cela le soit, mais il n'est pas question de se lamenter. Les anciens ont le devoir de montrer aux jeunes que toutes les activités ne se valent pas, et que voir Le septième sceau de Bergman est bien plus profitable que voir un match de football (et je ne place pas la pratique des échecs au dessus de la pratique du football, je ne fais que comparer des programmes télévisés). 
Enusite, il me semble que le cours de philosophie est, chez les terminales, bien plutôt un cours de culture générale qu'un cours de philosophie stricto sensu. Je crois que l'on peut maintement en comprendre la raison : ce cours a pour but, non pas seulement de donner les règles pour penser les choses, mais aussi, et en priorité, les choses elles-mêmes. Il n'y a pas de philosophie de l'art sans présentation d'oeuvres d'art. Il n'y a pas de philosophie politique, sans discussion de sujets purement et simplement politiques, etc. Et c'est seulement, lorsque les élèves possèderont ces choses qu'il leur manque, qu'il deviendra intéressant de proposer une théorie de ces choses. Alors, et seulement à partir de cet instant, il sera possible de faire de la philosophie sans ennuyer. 

Bref, on ne pense gaiment que si on s'est déjà frotté aux choses. Penser ce que l'on ne connaît pas, ce que l'on ne pratique pas, ne provoque que de l'ennui tout à fait légitime. Les élèves ont parfois, par chance, eu l'occasion de se frotter eux-mêmes aux choses : ceux-là sont un public conquis d'avance. Mais pour beaucoup d'autres, le cours de philosophie est, avant d'être l'exercice de la pensée, l'occasion de se frotter aux choses.