lundi 26 mai 2014

Le cynisme et la critique

Un discours est cynique s'il exprime sans détours, sans masque, sans condamnation morale, les mécanismes de la domination des puissants sur les faibles, ou des méchants sur les bons. Il y a pléthore de propos cyniques, et parmi les plus célèbres, on trouve Le Prince de Machiavel, dans lequel est expliqué comment le prince doit se comporter pour garder son pouvoir, se prémunir contre les complots des puissants, et ne pas se mettre le peuple à dos. Et pour cela, il n'hésite pas à recommander quelques techniques moralement répréhensibles, ou pour le moins douteuses, comme être craint plutôt qu'aimé (chapitre 17), ou bien commettre les "scélératesses" au début de son règne, le plus rapidement possible, et les bonnes actions par la suite, et en les faisant durer (chapitre 8), ou bien encore donner au peuple l'image de la vertu, tout en s'autorisant à ne pas être vertueux si les circonstances l'exigent (chapitre 18).
Pourtant, n'importe quel discours faisant fi de la morale, et se souciant seulement de l'efficacité à atteindre une fin donnée, ne doit pas être compté pour cynique. Car il y a une condition supplémentaire, qui est importante.  Le discours cynique doit être un discours de contestation, de remise en cause. J'ai intitulé cet article "Le cynisme et la critique" car il me semble que tout cynisme se charge de dénoncer quelque chose, qui passe pour normal, évident, ou invisible, et pour ces raison n'est jamais questionné. Machiavel peut, et doit, être lu ainsi : en communiquant au peuple les techniques qu'utilise le prince pour s'assurer la domination, alors le peuple se protège contre ses techniques, il ne peut plus en être dupe. Autrement dit, Machiavel ne rédige pas vraiment un manuel destiné aux princes, il rédige plutôt un contre-manuel destiné au peuple pour le rendre capable de ne pas être victime des techniques de manipulation du prince.
Bien entendu, tout ce qui est écrit dans Le Prince n'est pas cynique. Par exemple, l'affirmation centrale selon laquelle la survie de l'Etat et la conservation du pouvoir doivent passer avant les considérations morales, n'est pas vraiment une affirmation cynique. En effet, le fait de l'énoncer n'a pas d'effet critique, d'effet de contestation. Les sujets du prince pourraient très bien acquiescer. Alors qu'ils ne pourraient pas vouloir être manipulés par le prince pour avoir une opinion de lui que celui-ci ne mérite pas. Pour changer d'exemple, on pourrait mentionner le célèbre essai de Bernays, Propaganda, dans lequel il donne des techniques de manipulation de l'opinion publique. Ce texte est cynique, pour la raison que celui qui le lit ne peut vouloir à son tour subir cette propagande. L'énonciation des grands principes de la manipulation a donc pour effet immédiat la contestation de ces principes.

Le cynisme repose sur l'opération inverse de la prophétie auto-réalisatrice (qui se réalise par le fait d'être dite), à savoir la prophétie auto-destructrice : qui se réfute elle-même par le fait d'être énoncée. Dans le geste cynique consistant à présenter une technique pour dominer injustement, il se passe un phénomène de contradiction, puisque l'on donne à celui qui est manipulé la technique de manipulation, et donc, en même temps, la technique pour y échapper. Pouvant ainsi échapper à la manipulation, la victime n'est pas dominée, et c'est pourquoi la technique en question s'avère au final ne pas marcher. Quand Machiavel explique au peuple comment le prince le manipule, il rend le peuple insensible à la manipulation, ce qui a pour effet de rendre faux le discours de Machiavel. Le fait d'être écouté le rend faux. Il serait vrai (efficace) s'il ne sortait pas du cabinet du prince. Mais, en s'adressant à tous, il sape lui-même ses propres conditions de vérité.
Ceci montre au passage qu'il existe trois types de contradiction :
1) la contradiction logique : le fait que deux énoncés soient littéralement contradictoires. Par exemple, "il pleut" contredit logiquement "il ne pleut pas".
2) la contradiction performative : le fait qu'un acte de parole contredise le contenu de cette parole. Par exemple, "je n'existe pas" contredit le fait qu'il faut bien que je sois, pour dire une telle chose.
3) la prophétie auto-destructrice : le fait que la transmission d'une information à autrui rende faux le contenu de cette affirmation. Par exemple "je vais te tromper en mentant" est faux aussitôt que l'interlocuteur entend cette phrase, puisque, sachant que ce qui suit est un mensonge, il ne sera pas trompé.
C'est Jean-Pierre Dupuy qui explore plus profondément que je ne le fais ici ce mécanisme de la prophétie auto-destructrice, dans Pour un catastrophisme éclairé. Il lui donne aussi davantage de généralité, puisqu'il considère que tous les discours catastrophistes en sont, parce qu'ils nous mettent en action, afin de rendre fausses ces prophéties. Ceci étant dit, lui parle de prophéties contre lesquelles il faut que les hommes déploient d'immenses efforts. Elles ne sont donc pas complètement auto-destructrices, et surtout, il se pourrait que les hommes décident de leur plein gré de laisser le monde aller à sa perte (par paresse, par désespoir, etc.). Alors que je souhaite plutôt parler de discours qu'il suffit d'énoncer pour faire cesser leur pouvoir. Annoncer qu'on va mentir est typiquement un discours auto-destructeur, alors qu'annoncer la fin du monde ne l'est pas toujours.
On peut donc comprendre pourquoi le discours cynique est un discours critique, et jamais un discours complaisant. En dévoilant les mécanismes du mal, le cynique les rend impuissants. Le mal, bien souvent, n'a de pouvoir que parce qu'il est caché. Il tire sa force de l'ignorance dans laquelle sont plongées les victimes. En le mettant au jour, il perd tout le pouvoir qu'il tirait de l'obscurité. L'auto-destruction est justement le fait de se montrer au grand jour. En voulant se manifester, il se détruit. C'est pourquoi tous ceux qui comptent vraiment utiliser la voie du mal cherchent à la maintenir secrète. Que valent encore des techniques de manipulation que tout le monde connaît? Que valent encore les ruses des fins stratèges, si elles sont consignées dans des manuels disponibles partout? Le mal avait besoin de l'ombre pour agir. En étant démasqué et exposé par le cynique, le mal est vaincu.

Ceci implique bien sûr que n'importe quel sujet ne se prête pas au cynisme. Il lui faut pouvoir compter sur le mécanisme de la prophétie auto-destructrice. Il faut donc que le discours implique certaines conséquences pratiques, qui en vienne à modifier quelque chose du monde réel. Or, c'est loin d'être toujours le cas, et bon nombre de nos discours ne sont que des descriptions, sans pouvoir performatif. Si je dénonce chez les hommes politiques un goût pour l'argent et la conquête du pouvoir, et que je m'inclus moi-même dans ces hommes politiques, cela n'aura aucun effet pratique. Les citoyens devront quand même continuer à élire leurs représentants, et le feront comme s'ils n'avaient rien lu du tout. De même, si je dénonce l'arbitraire absolu du pouvoir, je ne produis pas non plus d'effet pratique. Il se pourrait, à la limite, que de tels discours poussent les citoyens à se révolter, à faire une révolution, etc. Mais cela n'est pas la conséquence directe de mon propos. Cela suggère la nécessité d'une révolte, mais ne l'implique pas strictement.
J'ai pris ces exemples, parce qu'ils figurent souvent parmi les sujets sur lesquels s'étendent les cyniques. Mais ici, ils ne sont pas vraiment cyniques, si ce n'est au sens plus ordinaire d'individus qui assument le mal qu'il y a en eux, et qui ne voient pas pourquoi il faudrait y changer quelque chose. Alors que le cynisme, dans un sens plus rigoureux, inclut la dimension critique dont je parle. Cette dimension ne peut exister que lorsqu'il faut critiquer les pouvoirs qui n'existent que parce qu'ils sont cachés, et qu'il suffit de démasquer pour détruire. Le cynique repose sur sa parole seule, sur son "dire-vrai". Le cynique doit détruire des puissances par sa seule parole, et la parole ne peut pas détruire n'importe quoi. Elle ne peut détruire que les puissances qui elles-mêmes, se servent de la parole en vue de manipuler, dominer. Le cynisme dévoile tous les faux discours, la langue de bois, et montre les vrais pensées qui résident derrière eux.


Le cynisme est donc la critique des discours qui mystifient, et qui, pour les dénoncer, les exprime ouvertement. Les faux cyniques dévoilent des pensées qui gardent leur force même une fois dévoilées. Ils tendent même à banaliser ces pensées, à les faire passer pour normales. Les vrais cyniques dévoilent des pensées qui s'effondrent d'elles-mêmes une fois qu'elles sont dévoilées. La cible du vrai cynisme est toujours la manipulation : Galilée qui convainc les aristotéliciens avec un télescope mal fabriqué et des expériences de pensée douteuses, Machiavel qui explique au prince qu'il faut mentir au peuple, Schopenhauer qui explique minutieusement toutes les techniques pour emporter une discussion même quand on a tort, etc.

mercredi 21 mai 2014

L'art est-il un divertissement?

Les avis les plus opposés circulent sur la valeur de l'art. Certains y voient la chose la plus sérieuse au monde, celle à laquelle nous nous livrerions tous si nous n'étions pas sans cesse ramenés à des tâches plus prosaïques. Ceux là mettent en général les sciences sur un pied d'égalité avec les arts. Ils sont généralement assez sévères avec notre époque, dont ils condamnent le philistinisme. Les autres, au contraire, ont un rapport moins religieux aux œuvres d'art, et y voient avant tout un moyen de se divertir, de passer de bons moments, sans que cette activité ait une valeur humaine plus profonde. Pour eux, un homme qui ne s'intéresse pas aux arts n'est pas inférieur à celui qui s'y intéresse. L'art n'est qu'un passe-temps parmi d'autres, comme peuvent l'être la couture, le sport, le bavardage avec des amis, etc.
Il faut être attentif au fait que, très souvent, notre position sur le sujet résulte davantage d'une position sociale que d'une véritable réflexion sur le sujet. Dans les milieux cultivés, où être cultivé constitue donc par définition un critère de distinction, revendiquer un rapport décontracté aux œuvres d'art est impossible. Ce type de milieu a tendance à valoriser l'art et à exiger du public une attitude ascétique. On doit "relire" Flaubert et ne jamais avoir lu de sa vie Guillaume Musso, et adopter toujours l'attitude studieuse et scolaire, autrement dit, pieuse et religieuse, qui montre que l'art est chose infiniment sérieuse. Inversement, dans un milieu moins cultivé, on évite autant que possible de "se prendre la tête", et on favorise des œuvres d'art plus compatibles avec une forme de plaisir n'exigeant pas, pour être ressentie, un exercice douloureux. Je précise ceci, non pour faire de la sociologie sauvage, mais pour rappeler combien nos jugements esthétiques, et notre rapport à l'art, sont puissamment déterminés par des facteurs sociaux. Une fois qu'on nous a inculqué la discipline scolaire dans la lecture des textes (souci du style, de la construction du récit, du rapport entre le narrateur et les personnages, etc.) apprécier Guillaume Musso est impossible. Inversement, sans cette discipline scolaire, il est à peu près impossible d'apprécier Flaubert. Donc, essayons de laisser ces déterminismes de côté, et prenons la question aussi vierges de préjugés que possible. 

Il me semble à peu près impossible de répondre à la question si massivement, en parlant d'art en général. Une première distinction s'impose, entre d'un côté, les œuvres d'art narratives, et de l'autre toutes celles qui ne le sont pas, ou du moins ne le sont pas de manière évidente. J'opposerai donc le roman, le théâtre, le cinéma, l'opéra, la bande dessinée, qui sont des arts narratifs, et la peinture, la musique, la sculpture, l'architecture, la photographie, qui n'en sont pas. Appelons les des arts sensitifs, parce qu'ils semblent s'adresser davantage à nos sens qu'à notre capacité de se raconter des histoires. 
Pourquoi faire cette distinction? Parce que je souhaite envisager le divertissement de manière pascalienne, à savoir comme une activité qui fait diversion, qui nous permet de nous évader, de penser à autre chose qu'à notre condition. Je ne souhaite pas cependant, comme Pascal le fait dans ses Pensées, considérer que toutes nos activités sans exception sont des formes de divertissement. Car ce serait répondre à peu de frais à la question que nous nous posons. De plus cela reviendrait à nier des différences importantes entre nos activités. Certaines ont vraiment pour effet de nous divertir. C'est leur but reconnu et assumé. Par exemple, l'employé de bureau qui part en vacances au bord d'une plage méditerranéenne le fait dans ce but. Il n'a strictement rien à y gagner. Il n'apprend rien, perd son argent, n'améliore pas vraiment sa santé (les coups de soleil sont mauvais pour la peau), etc. Son seul "gain" (le mot est impropre) est le plaisir que lui apporte ce divertissement. Par contre, d'autres activités ont une fonction qui mérite une discussion sérieuse. Quand une femme lit Madame Bovary, elle le lit peut-être aussi parce qu'elle y trouve quelque chose qui la concerne profondément (son désir d'une vie plus trépidante, pour aller vite).
Il faut donc distinguer ce qui nous concerne, autrement dit ce qui a un rapport avec notre vie, envisagée comme un récit, et ce qui ne s'inscrit pas dans notre récit de vie, et qui vient s'ajouter comme un élément autonome. C'est pour cela que j'ai voulu distinguer les arts narratifs et les arts sensitifs. A première vue, les arts sensitifs sont nécessairement indépendants. Il n'y a aucun sens évident par lequel un tableau de nymphéas par Monet ou de la montagne sainte-Victoire par Cézanne puisse se raccrocher à nos existences. Je n'ignore pas que certains philosophes ont tenté de donner une fonction à de telles œuvres d'art (Bergson, dans Le Rire, par exemple, essaie de donner une fonction cognitive à la peinture : elle nous montre les choses telles qu'elles sont, débarrassées des considérations pratiques qui les obscurcissent). Mais je ne pense pas qu'on puisse y trouver un lien fort avec la biographie d'un individu. Je m'arrête sur ce sujet qui est trop différent pour être traité ici. Alors que les arts narratifs peuvent être en rapport avec notre vie. J'ai déjà mentionné Madame Bovary qui peut questionner une femme qui trouve que son mariage est raté et sa vie trop terne. Mais on pourrait trouver un nombre infini d'exemples d’œuvres d'art dont les personnages nous ressemblent, et qui nous permettent de réfléchir à nos vies par leur intermédiaire. 
On arrive donc à la thèse suivante : chaque fois que l'art nous parle de ce qui nous concerne personnellement, alors il n'est pas un divertissement; par contre, chaque fois qu'il parle de choses qui n'ont qu'un vague rapport avec nous, il devient un divertissement. 

Cette conclusion doit surprendre. Elle implique qu'un élève de terminale qui lirait Madame Bovary ne peut le faire qu'envisagé comme un divertissement. Il me semble qu'il faut pourtant la tenir pour vraie. Elle a trois conséquences :
1) il faut distinguer le plaisir pris à une activité et le divertissement. Les œuvres d'art scolaires se caractérisent souvent par la nécessité d'adopter une attitude ascétique, un certain renoncement au plaisir. Cela n'empêche pas qu'elles puissent nous divertir. En faisant un tout petit effort de mépris, chacun découvrira un bon nombre d’œuvres dont l'intérêt est purement historique, ou relatif à la culture générale attendue de chacun (Germinal de Zola? Oedipe-roi de Sophocle?). 
2) il faut distinguer deux types d'intérêt pour les œuvres d'art. Il y a un intérêt qui résulte du fait que notre vie soulevait déjà les thèmes abordés par une oeuvre narrative. Cet intérêt pourrait être qualifié d'éthique. Et il y a un autre intérêt, celui que nous avons pour découvrir des domaines de la vie que nous n'avons pas expérimenté directement. Cet intérêt est esthétique. La différence entre intérêt éthique et intérêt esthétique est relativement floue, parce qu'il y a beaucoup d’œuvres dont on ne saurait dire si elles nous concernent directement, ou si elles parlent de quelque chose que nous ne vivons pas. Par exemple, le film X-Men met en scène des combats entre des mutants disposant de pouvoirs surnaturels. A première vue, c'est un exemple paradigmatique de divertissement. Pourtant, le film soulève la difficulté de faire admettre sa différence au sein d'une société qui véhicule sans cesse des injonctions à la normalité. En cela, beaucoup d'entre nous peuvent se sentir fortement concernés par ce film. 
3) L'intérêt éthique a deux natures. Il peut porter sur des choses que nous avons déjà vécues, et que nous cherchons à comprendre. C'est une activité à laquelle nous nous livrons sans cesse quand nous rêvons, que nous repensons à ce que nous avons fait. Les arts narratifs permettent d'aller plus loin, et d'offrir un point de vue extérieur qui peut être plus lucide sur notre vie. Mais il peut aussi porter sur l'avenir, que nous nous préparons à voir arriver et que, pour cette raison, nous cherchons dès à présent à expérimenter. Ainsi, même si quelque chose ne nous est pas arrivé, on peut avoir un intérêt éthique et non esthétique, chaque fois que nous pensons que ce qui est raconté va nous arriver, ou le peut selon une forte probabilité. C'est en cela qu'une jeune fille peut avoir un intérêt éthique pour Madame Bovary. Dans les faits, cela me semble à peu près impossible. Mais peu importe. 

Voici donc pourquoi ceci peut choquer : l'école nous apprend à ressentir un intérêt esthétique aux œuvres d'art, et cette attitude, qu'on peut aussi bien dire "désintéressée", comme le fait Kant, est de l'ordre du divertissement. L'école apprend chacun à se détacher de ses propres intérêts, et à voir l'art comme un divertissement. L'école est étymologiquement skholè, détachement, temps libre. Et à la différence des Grecs, rien ne nous autorise à séparer si radicalement la vie animale (zôê) et la vie humaine (bios). Donc rien ne nous permet de mépriser la vie humaine en général, et de valoriser tout ce qui nous permet de vivre et de penser autre chose qu'elle. Il est tout à fait respectable de ne s'intéresser qu'à sa propre vie, tant que cette vie a des horizons suffisamment ouverts (je veux dire par là qu'on mépriserait, à raison, quelqu'un dont la vie se limite à briller socialement, aux résultats de son club de football préféré, à s'acheter des robes, etc.)
Cette ouverture à autre chose qu'à nous-même risque au contraire de rester terriblement abstraite et creuse, si elle se limite aux œuvres d'art. Pascal dit, dans les Pensées : "Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux". Il faut dire la même chose de toutes les œuvres de fiction qui n'ont pas pour effet de nous faire réfléchir à nos propres vies, mais qui n'ont pour effet qu'un certain dépaysement, un goût de l'exotisme. Je ne nie pas que ce goût pour l'exotisme que favorise l'école puisse avoir, dans certains contextes, une utilité morale (nous rendre plus tolérants, ouverts). Mais en lui-même, il ne vaut rien. Une oeuvre tire sa valeur du fait qu'elle parle de nous, et non du fait qu'elle nous divertit.
La littérature, les films, n'ont donc un intérêt que s'ils produisent sur nous des changements, qu'ils nous poussent à reconsidérer certaines attitudes, certains modes de vie. Ils doivent pouvoir nous confirmer dans certains choix, nous montrer qu'ils sont des impasses, ou au contraire nous montrer que nous faisons bien des les assumer. Ils doivent aussi nous rendre moins naïfs sur les mécanismes qui nous dirigent inconsciemment. Ils nous renseignent aussi sur les autres avec qui nous vivons. Mais l'important est de ne jamais tomber dans la pure érudition, autrement dit le goût pour l'exotisme. Ou plutôt : je n'ai rien contre l'idée que certains se livrent à des activités sans intérêt. Il faut seulement être conscient que l'attitude esthétique n'a justement aucun intérêt, sauf un, la vanité dont parle Pascal, que nous appellerions aujourd'hui snobisme.

En conclusion, les arts narratifs ne sont du divertissement que si nous adoptons l'attitude esthétique, désintéressée. Au contraire, l'intérêt éthique que nous pouvons avoir pour ces œuvres en fait des activités sérieuses. Il faut donc rejeter comme contradictoires les jugements méprisants vis-à-vis des classes populaires, qui leur reprochent à la fois de prendre l'art comme un divertissement, et de ne pas être capable d'adopter une attitude esthétique. L'art n'est un divertissement que pour celui qui ne le relie pas à sa propre existence. Et il est inévitable que quelqu'un dont toute l'existence serait de lire et de regarder des films ou du théâtre ne peut qu'adopter une approche esthétique, puisque sa vie est presque vide. Au contraire, quelqu'un dont la vie est riche trouvera dans l'art non pas un motif d'évasion, mais un moyen de comprendre plus profondément ce qui lui arrive. 

dimanche 11 mai 2014

L'argent est-il un instrument de domination?

Je m'étais déjà exprimé sur ce sujet dans un article précédent : Qu'achète-t-on avec de l'argent?
En résumé, je soutenais alors que l'argent donne un pouvoir sur les autres hommes, et que ce pouvoir, à la différence de la dette, est un pouvoir impersonnel. Car l'argent ne soumet personne en particulier, il donne un pouvoir de soumettre quiconque a un besoin d'argent dans la société à laquelle on appartient.
Ceci dit, l'article est incomplet, car il n'introduit pas de distinction entre types de pouvoir, et notamment la différence entre un pouvoir qui serait légitime, et un pouvoir illégitime, qu'il convient d'appeler domination. Je voudrais donc aborder la question de savoir si l'argent donne un pouvoir sur les autres, pouvoir que les autres sont prêts à accepter, ou bien si l'argent permet la domination, c'est-à-dire permet de retirer à autrui sa liberté, ce que personne n'est prêt à accepter. 
La question ne va pas du tout de soi, et on ne peut pas l'écarter au seul prétexte que tout le monde utilise de l'argent, et que tout le monde cherche à en avoir le plus possible. Le fait que tout le monde participe à la circulation monétaire ne prouve aucunement que les gens approuvent ce système, cela prouve seulement qu'ils ont été obligés d'y participer, et qu'une fois que l'on en fait partie, tout le monde conviendra facilement qu'il vaut mieux être riche que pauvre. On aurait dit la même chose du temps de l'esclavage. Dans un système esclavagiste, mieux vaut être maître qu'esclave, et mieux vaut avoir beaucoup d'esclaves qu'un petit nombre. Reste que le système esclavagiste est illégitime pour des raisons morales. Je voudrais poser la même question au sujet du système financier.
Quels sont les enjeux? Il ne s'agit absolument pas d'abandonner l'échange d'argent, de revenir au troc ou au contraire d'inventer un nouveau système économique qui ne passerait pas par l'argent. Ce genre de discussion appartient aux économistes, pas à la philosophie. Il s'agit plutôt de s'interroger, dans une optique libérale, sur la valeur du consentement de celui qui accepte un échange d'argent. Lorsque l'on vend sa force de travail à une entreprise de nourriture pour chiens; lorsque l'on met son intelligence au service de la création de produits financiers dangereux; lorsque l'on accepte d'avoir une relation sexuelle avec un parfait inconnu; etc. le fait-on librement, ou bien est-on forcé de le faire, tout comme l'esclave était forcé de travailler pour son maître? 

Tout d'abord, comme mon précédent article le signale, l'argent n'est jamais un pouvoir personnel. Cela signifie que, lorsque l'on a besoin d'argent, on n'a pas à me soumettre à une personne en particulier. Si on ne veux pas travailler pour un marchand d'armes, libre à chacun de trouver un autre employeur. C'est une différence avec le système esclavagiste, dans lequel l'esclave reste toujours soumis à une personne particulière. Cela se traduit donc par le fait que l'esclave est obligé de travailler dans le secteur de son maître (cela arrive encore de nos jours dans certaines industries, comme le textile, ou le matériel électronique). 
Néanmoins, la faim nous tiraille tous. Si on ne gagne pas d'argent, on meurt de faim, ou bien on en est réduit à une vie dans la rue, qui peut être d'une dureté terrible. Il nous faut donc, d'une façon ou d'une autre, accepter un travail. Il en résulte que, même si nous pouvons choisir notre maître, nous avons besoin d'un maître, quelqu'un qui nous fera travailler pour lui. Celui-ci ne peut pas obtenir n'importe quoi de nous, puisque nous gardons la possibilité d'en changer à tout moment. Mais, si les conditions de travail sont équivalentes dans les autres entreprises, alors l'employé n'a pas le pouvoir de se défendre (en faisant abstraction de la lutte syndicale). 
Ainsi, on peut résumer la situation ainsi : le maître n'a plus le pouvoir de retenir l'esclave par la force, car l'esclave est toujours libre de choisir un autre maître; néanmoins, puisque ses besoins vitaux le forcent à travailler, il n'a pas la possibilité de s'échapper de toute relation de domination, il a seulement la possibilité de choisir la domination.
On me reprochera sans doute d'avoir donné la réponse avant l'argumentation, en employant déjà la notion de domination. C'est que, la simple formulation du résumé impose ce terme. En effet, il y a bien de la domination, simplement, au lieu d'être une relation entre un maître et un esclave, elle est une relation entre l'ensemble des maîtres, et l'ensemble des esclaves. Aucun des esclaves n'est libre; il ne peut choisir qu'entre la mort et le travail, ce qui veut dire qu'il choisira le travail; quant au travail qu'il choisit, il ne peut prendre que l'intersection logique entre l'ensemble des travaux proposés et l'ensemble des travaux déjà pourvus par d'autres esclaves. En bref, il prend ce qu'il reste. Je sais bien que l'on a établi le système des diplômes scolaires pour obtenir un meilleur travail et ainsi réduire les choix de ceux qui ne parviennent pas à avoir de diplômes. Mais comme le dit Rousseau, la liberté n'est jamais destructrice d'elle-même, et une liberté que l'on obtient en réduisant celle des autres n'en est pas une. 

L'argent est donc bien un instrument de domination, puisqu'il permet, dans une société fondée sur la division du travail, d'organiser collectivement la domination des travailleurs par les patrons. L'argent serait seulement un pouvoir s'il était possible de vivre honorablement sans argent. Dans ce cas, nous aurions toujours le choix de nous retirer, de trouver un bout de terre n'appartenant à personne, et le cultiver pour vivre indépendamment. Mais puisque cette option n'est plus envisageable, et que la participation au système monétaire est une condition nécessaire pour survivre, alors celui-ci domine ceux qui doivent travailler. Dans la très fameuse dialectique du maître et de l'esclave, Hegel explique que c'est la peur de mourir qui pousse l'esclave à se soumettre. Cette explication a une valeur générale, et ne vaut pas seulement pour une relation entre deux personnes. Partout où certains sont obligés de faire ce que d'autres leur disent afin de rester en vie, alors il y a relation de domination.
En ayant à l'esprit que les échanges économiques sont le plus souvent des rapports de domination (peut-être pas tous, mais une très grande part de ceux qui ont lieu sur le "marché du travail"), on peut, je crois, répondre à une querelle classique du libéralisme, celle de la valeur du consentement des prostituées, des mères porteuses, etc. On peut aussi en déduire notre attitude vis-à-vis de ces activités : faut-il les interdire parce qu'elles seraient dégradantes, qu'elles mènerait directement à la marchandisation du corps humain? Ou bien faut-il les tolérer, tant que celles qui les exercent le font de leur plein gré?
Quand on autorise certaines professions, on rend possible le cas où seuls ces professions se trouveraient en situation d'embaucher. Imaginons que cela arrive, que le seul secteur d'activité qui embauche soit la prostitution. Toutes les femmes au chômage seraient donc obligées d'accepter ce type de travail, puisqu'il en va de leur survie. L'argument libéral s'effondre donc. Autoriser la prostitution a des conséquences qui portent au-delà de ceux qui veulent librement s'y adonner. Cela a des conséquences sur tous ceux qui sont soumis à des rapports de domination, c'est-à-dire tous ceux qui ont besoin de travailler, c'est-à-dire à peu près tout le monde. Donc, à supposer qu'une bonne partie de la société trouve la prostitution dégradante, alors l'autoriser pour quelques uns fait courir le risque que tous ceux qui n'en veulent pas soient contraints de l'exercer quand même.
Ainsi, contre les libéraux, il me semble que les secteurs d'activités contestés ne peuvent pas être libéralisés simplement parce que certains individus consentiraient librement à exercer dans ces secteurs. Même la règle de la majorité, ici, paraît choquante. Si un travail est jugé ignoble par une petite frange de la population, l'autoriser fait courir le risque à ces individus de devoir l'exercer pour vivre. Ce serait extrêmement dur, et potentiellement, en conflit avec la laïcité (si le secteur bancaire est le seul à embaucher, quelqu'un dont la religion lui interdit de prêter à intérêt a-t-il pour seul choix de se laisser mourir de faim?).

Ainsi, chacun devant travailler pour vivre, nous sommes toujours soumis à ceux qui nous embauchent, et le système monétaire est l'instrument de répartition collective de la domination. C'est pourquoi les libéraux s'égarent lorsqu'ils pensent que la relation entre un acheteur et un vendeur peut être libre. Et c'est pourquoi ils font une grosse erreur en pensant que seuls des préjugés moraux peuvent faire obstacle à la libéralisation du secteur de la prostitution (ou des drogues). Nous sommes contraints de travailler, et la loi est un instrument pour nous protéger d'avoir à accepter n'importe quel travail pour vivre. Bien sûr, cela revient à interdire à certains d'exercer une activité qu'ils auraient souhaité faire. Mais il en est toujours ainsi avec la loi, qui interdit à certains de faire quelque chose, afin que les autres n'aient pas à subir les conséquences de cas actions.
A quelle condition pourrait-on se rallier aux libéraux? La condition est que le travail soit libre. Pour cela, il faudrait que chacun reçoive une allocation en cas de chômage suffisante pour vivre honorablement. Dans ce cas, accepter un travail serait un libre choix, et personne ne pourrait imposer aux autres de ne pas se prostituer, ou servir de mère porteuse, etc. Mais tant que la menace de mourir de faim ou de vivre dans la rue plane, il serait injuste de libéraliser les secteurs d'activité contestés.

jeudi 8 mai 2014

Morale et éthique

Les discussions contemporaines sur la morale opposent : 
- les conséquentialistes, selon lequel le bien consiste à maximiser une certaine valeur, telle que le plaisir, ou la satisfaction des préférences individuelles
 - les déontologistes, selon lequel le bien consiste à suivre certaines règles obtenues par une réflexion rationnelle, ou par déduction à partir de la nature humaine
 - les éthiques de la vertu, d'inspiration aristotélicienne, pour qui le bien consiste à posséder et à mettre en pratique les vertus pratiques et intellectuelles dans sa vie.
Et généralement, on insiste sur la grande différence entre les déontologistes et les conséquentialistes d'un côté, qui sont soucieux de la généralité de leur propos, et autant que possible, de fixer des procédures extrêmement précises pour résoudre tous les cas possibles, et les éthiques de la vertu de l'autre, qui affirment que la généralisation est impossible, parce que la première des vertus est une forme de prudence au sens aristotélicien, donc une capacité de comprendre, malgré la singularité de la situation qui se présente, la réaction la plus appropriée. Il est donc inutile ou même impossible de fixer abstraitement une liste de règles, puisque la vertu est justement la capacité de se donner une règle appropriée aux circonstances.Alors que les déontologistes ou les conséquentialistes, eux, souhaiteraient dans l'idéal disposer d'une procédure mécanique pour trancher tous les cas possibles (un peu comme un texte de loi qui ne laisserait plus qu'au juge à être une simple bouche de la loi). 
Je n'insiste pas là dessus, ce sujet a été traité mille fois. Je voudrais plutôt proposer un autre axe de lecture de cette distinction. Cet axe n'est pas du tout en désaccord, il est plutôt complémentaire, et, me semble-t-il plus fondamental, de sorte que cette distinction entre une éthique de l'attention au particulier, et une morale des règles générales s'en trouvera tout à fait évidente.

Puisque j'ai introduit les notions d'éthique et de morale, je souhaite conserver cet usage des notions, et j'appellerai dorénavant "éthique", cette éthique des vertus, dans laquelle il s'agit d'être sensible à la diversité des situations, et de mettre en œuvre les vertus appropriées aux circonstances. Quant à la morale, elle désigne aussi bien le conséquentialisme que le déontologisme, donc toute approche des rapports humains dans laquelle un certain nombre de règles explicitement formulées doivent être suivies. Je précise aussi que vouloir rapprocher ceci de la distinction que fait Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre n'apporterait que de la confusion. En effet, Ricoeur met tout particulièrement dans l'éthique la recherche de la vie bonne, alors que la morale comprend les règles qui sont des frontières délimitant l'espace dans lequel une vie bonne peut se déployer. En gros, chez Ricoeur, l'éthique donne l'énergie, et la morale canalise. Alors que pour moi, autant l'éthique que la morale canalisent, et ce désir de la vie bonne doit être placé sur un tout autre plan (peut-être comme une vertu? Est-ce l'optimisme? La volonté de vivre? peu m'importe pour le moment).
Ainsi, comme je l'ai dit, j'admets cette différence entre l'éthique et la morale. Par contre, je n'accepte pas du tout l'idée que celles-ci puissent être en concurrence. Or, c'est le plus souvent ainsi qu'on les présente aujourd'hui, et tout particulièrement depuis le travail de Gilligan sur l'éthique du care (cf. Une voix différente). En effet, celle-ci prétend qu'il y a deux manières de résoudre les dilemmes moraux, une approche centrée sur la justice et sur d'autres notions abstraites (dignité, propriété, etc.), et une autre centrée sur les personnes, et sur l'attention aux particularités de la circonstances. Si on propose à des enfants le fameux dilemme de Heinz (sa femme est malade, lui est pauvre, et le pharmacien ne veut pas lui donner le médicament), les petits garçons auraient donc tendance à mettre en balance le fait de sauver une vie humaine et le respect de la propriété d'autrui, alors que les petites filles chercheraient plutôt à faire dialoguer Heinz et sa femme, ainsi que Heinz et le pharmacien, afin qu'une solution émerge à partir des échanges. Kohlberg voyait une faiblesse du raisonnement moral, alors que Gilligan voyait au contraire deux types distincts et complémentaires de raisonnement moral. Je crois que ces deux appréciations de ce constat de fait manquent l'essentiel.
Kohlberg pense que les deux approches sont inégales (l'approche morale étant supérieure), alors que Gilligan pense qu'elles sont seulement différentes (l'approche éthique, féminine, étant injustement défavorisée). Mais il y a une troisième possibilité, qui est le fait que l'éthique et la morale n'appartiennent pas au même genre, et donc qu'il soit impossible de parler de différence ou d'inégalité, qui supposent une identité générique. Je voudrais argumenter pour ceci.

Un des aspects centraux de l'éthique aristotélicienne, et qui a pourtant tendance à être oubliée par ceux qui veulent la réactualiser, est la notion de philia, que l'on traduit improprement par amitié. La traduction est malheureuse, car elle désigne tout lien d'attachement fort, que ce soit pour ses amis au sens habituel du mot, que pour son conjoint, ses enfants, etc. La notion d'attachement est donc plus appropriée que celle d'amitié. Aristote précise qu'entre personnes unies par ce lien, tout est commun (Aristote n'a pas inventé ceci, mais le reprend à son compte). Il précise aussi qu'on ne peut pas avoir beaucoup d'amis, parce que la force de ce lien exclut que nous puissions avoir plus d'une poignée d'amis. Ceci dit, lorsqu'il dit cela, il a déjà introduit l'idée d'une amitié véritable fondée sur la vertu, par opposition aux amitiés plus superficielles, fondées sur l'intérêt ou le plaisir. Ainsi, si l'on inclut dans les liens d'attachement l'ensemble des relations de véritable "amitié", et celles fondées sur un intérêt et sur le plaisir, on peut estimer que chacun est capable d'entretenir environ quelques centaines de telles relations. Le nombre exact varie évidemment selon les individus. Un individu relativement désocialisé a peut-être quelques dizaines de liens d'attachement, alors qu'une personne sociable arrivera peut-être à plusieurs centaines.
Il me semble que, pour exprimer cette notion d'attachement, il faut introduire l'idée de relation personnelle, par opposition aux relations impersonnelles. On appelle personnelle une relation dans laquelle l'autre nous reconnaît en tant que personne singulière, avec notre histoire, notre personnalité, nos liens personnels avec d'autres personnes, etc. Alors qu'une relation impersonnelle est une relation dans laquelle chacun n'a de statut qu'en tant qu'il joue un rôle social déterminé, et tout ce qui déborde de ce rôle social n'a pas de place. Ainsi, une relation amicale est évidemment personnelle, mais une relation extrêmement superficielle avec quelqu'un que l'on rencontre lors d'un dîner chez des amis, par exemple, l'est aussi. En effet, même si les personnes se connaissent peu, lorsqu'elles mangent et parlent ensemble, leur relation est déjà personnelle. Par contre, les relations avec les commerçants, les autres citoyens dans une réunion politique, etc. ne sont pas personnelles, puisque chacun n'agit qu'en tant qu'il a une certaine identité sociale. Le cas intermédiaire, me semble-t-il, concerne les relations avec les collègues de travail. En effet, on peut les traiter de deux manières différentes, et le plus souvent, on les traite à la fois comme des relations personnelles, où le caractère de l'autre compte, et des relations impersonnelles, où l'on attend de chacun qu'il mette entre parenthèses ce caractère.

Ceci étant posé, il me semble évident que la morale s'applique aux relations impersonnelles, alors que l'éthique ne vaut que pour les relations personnelles. Quand l'autre est réduit à son rôle social, la fameuse attention à la singularité des autres n'a aucun intérêt. C'est en cela que le dilemme de Heinz, envisagé du point de vue de l'éthique du care, n'est pas résolu correctement. Si le pharmacien ne veut pas donner son médicament gratuitement, c'est profondément ridicule de vouloir s'intéresser à sa biographie personnelle ou de vouloir comprendre ses motifs de refus. Cela le regarde, et dans la relation marchande impersonnelle, personne ne peut se sentir obligé de fouiller au fond de sa psychologie. On peut généraliser à l'ensemble des relations impersonnelles. Dans celles-ci, il faut respecter un certain nombre de droits abstraits (respect de la propriété d'autrui, de son intégrité physique et psychologique, ne pas diffamer, etc.), pas plus.
Alors que dans les relations personnelles, les problèmes éthiques sont sans cesse soulevés. Être vulgaire, méprisant, froid et dur, empathique, tolérant, attentif, égocentrique, avare, impoli, etc. Toutes ces caractérisations (et beaucoup d'autres), qui n'ont aucune importance morale, ont par contre une importance capitale dans les relations personnelles. C'est, en un certain sens du mot devoir, un devoir d'être attentif aux autres, généreux, chaleureux, poli, etc. Parce que dans toutes nos relations personnelles, ces qualités sont mises en jeu, et que nous n'en retirerons rien si nous n'avions pas ces qualités; quant aux autres, ils ne voudraient jamais se lier d'amitié avec nous, si nous n'avions aucune de ces qualités. L'amitié fondée sur la vertu, que présente Aristote, n'a rien de bien mystérieux ni de si rare. Chacun n'apprécie ses amis que s'ils possèdent certaines qualités que l'on doit bien nommer éthiques. Par contre, personne ne peut exiger de ses relations impersonnelles qu'elles fassent preuve de ces qualités. Que mon ami soit avare et égocentrique est un problème pour moi (et pour lui, par là même) alors que mon boucher le soit n'a pas d'importance pour moi. Là encore, à la limite, on peut nouer une relation personnelle avec son boucher; mais tant que ce n'est pas le cas, ses vertus éthiques n'importent pas. C'est aussi pourquoi, dans le dilemme de Heinz, l'éthique du care a raison de rappeler que la discussion entre Heinz et sa femme est un point nécessaire dans la résolution du dilemme. Si Heinz se contentait d'une approche uniquement fondée sur les droits et les devoirs moraux (respect de la propriété contre défense de la vie humaine), il aurait une approche trop réductrice. Il est important que sa femme s'associe à la discussion pour savoirsi elle aussi adhère à l'idée que son mari se transforme en voleur pour la sauver de la mort.


Même si ce post peut paraître assez critique vis-à-vis de l'éthique du care, il me semble que Gilligan a, sur le fond, bien perçu le sens de sa proposition. Les hommes sont en général portés vers les relations impersonnelles, tout particulièrement vers la politique et le milieu professionnel. Et même leurs amitiés sont souvent assez impersonnelles. Aristote dirait qu'elles sont fondées sur l'intérêt. Il est commun, me semble-t-il, de voir chez les hommes des amitiés fondées sur le goût commun pour une activité (un sport, la mécanique, le cinéma, ou que sais-je encore), alors que ces hommes ne se connaissent pas très bien personnellement.
Par contre les femmes sont beaucoup plus portées vers les relations personnelles, les amitiés fondées sur les qualités éthiques. Elles sont bien plus portées vers l'espace familial et amical que vers le champ professionnel ou politique. Par conséquent, chez elles, l'éthique est bien plus importante que la morale. Alors que chez les hommes, la morale est quasiment suffisante, et l'éthique passe pour une bizarrerie, quelque chose qui ne mérite même pas le moindre temps de réflexion.
On me reprochera peut-être de tomber dans des clichés. N'étant pas sociologue, je ne pourrais donc pas formellement réfuter cette objection. Il me semble néanmoins que ce cliché reste toujours plus ou moins conforme à ce que l'on observe empiriquement (je veux dire, de manière non scientifique). Quand on répète comme un mantra que les femmes gagnent 25% de moins que les hommes, est-ce seulement que les hommes protègent leur territoire, ou bien que les femmes mettent tout simplement moins d'énergie à la conquête du pouvoir au sein des entreprises? Comment expliquer aussi que, dans le champ de la philosophie morale, on trouve tant de femmes pour parler d'éthique du care, d'empathie, d'importance de la littérature pour la réflexion morale, alors qu'on ne trouve quasiment que des hommes pour parler de philosophie politique, de théorie de la justice, etc.?