lundi 24 décembre 2012

Pourquoi la philosophie devrait toujours être révolutionnaire.

Je voudrais ici limiter mon interrogation au domaine de la pratique, et ne pas envisager les questions seulement théoriques (à supposer qu'une question puisse vraiment être "seulement théorique"). En effet, en matière théorique, la manière dont les théories évoluent est une question spécifique, particulièrement étudiée par les philosophes des sciences (cf. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, et toutes les discussions qui ont suivi). Par domaine pratique, j'entends tout ce qui concerne la morale, l'action technique, et la politique, à savoir les disciplines qui étudient les bons choix en matière individuelle et collective. Ma question est la suivante : quel peut être l'effet de la philosophie sur la morale, la technique, et la politique, à supposer qu'elle en ait un?

Cet effet peut être compris à partir de la manière dont on mène une discussion pratique. Une discussion pratique est une situation dans laquelle différentes personnes ont un doute sur la manière dont ils doivent agir, et se concertent donc avec les autres en vue d'écouter leusr avis, ou bien de les persuader d'agir tel qu'ils l'entendent. Dans nos démocraties, la discussion est ritualisée de sorte que, avant toute élection, chaque homme politique présente son projet général pour une ville, une région ou un pays, en cherchant à persuader les électeur de voter pour lui, parce que ses solutions sont censées être les meilleures. En matière morale, la discussion existe, mais pas toujours où on l'attend. La plupart du temps, c'est l'individu lui-même qui doit mener une discussion avec lui-même, en envisageant lui-même les différentes possibilités, et en les évaluant selon ce qu'il a appris auprès de multiples sources (le milieu familial, le milieu social, l’Église, la fiction, etc.). Il est assez rare qu'une discussion morale soit publique, et quand c'est le cas, elle est plus souvent l'occasion de déchaîner les basses passions plutôt que de faire avancer la question posée. Ceci arrive souvent pour la vie des célébrités, dont on commente les frasques de manière assez vulgaire. 
Pour mener à bien une discussion pratique, il y a deux manières différentes, l'une que l'on dira conservatrice, l'autre révolutionnaire. La méthode conservatrice consiste à ne pas soulever de problèmes théoriques importants, et à proposer un ajustement à la situation aussi direct que possible. Autrement dit, la méthode conservatrice vise à minimiser la dépense d'énergie intellectuelle, et à proposer une solution qui soit le plus proche possible de la conduite que l'on tenait jusque là, et qui présente des limites. Un conservateur, typiquement, réagira à un problème qui se pose à lui sans changer de type de comportement, mais en changeant l'intensité de l'effort. Un élève qui réussit mal à l'école ne va pas changer ses méthodes de travail, mais il va redoubler d'effort. Une politique qui ne produit pas de résultat ne sera pas abandonnée, mais on lui donnera davantage d'argent en vue de lui permettre de réussir. On pourrait multiplier les exemples de cette attitude. Je trace ici un portrait extrême. Bien entendu, assez peu de personnes s'obstinent jusqu'à la mort dans une voie qui ne marche pas. Mais il s'agit pourtant d'un type de comportement bien identifié, qui ne cherche pas à réviser des comportements, sauf si cela semble absolument nécessaire. Et surtout, ce ressenti de la nécessité du changement est presque davantage d'ordre affectif que théorique.Un élève sent bien qu'il s'y prend mal pour apprendre par cœur sa leçon. Un politique sent bien que ce n'est pas en augmentant les aides aux chômeurs que l'on va donner envie aux gens de trouver un travail. Ces raisonnements ne sont pas théoriques, ils ne sont jamais appuyés sur des travaux scientifiques, ils ne sont d'ailleurs même pas toujours vrais, mais, parce qu'ils sont liés de manière affective au problème qui se pose, alors ils sont les premiers affectés en cas de volonté de changement.
Il existe ensuite une deuxième méthode de changement. C'est la méthode révolutionnaire. Elle consiste à changer les choses de manière massive, radicale. Or, sauf à agir de manière absurde et dangereuse, une telle méthode implique un niveau de réflexivité élevé. On ne peut pas tout détruire et reconstruire à partir de rien, sans s'être assuré que les nouvelles choses seront meilleures que les anciennes. Pour cela, il faut donc avoir parfaitement conscience de sa situation actuelle, et aussi être capable d'imaginer parfaitement une situation possible, qu'il faudra ensuite réaliser. En effet, les changements effectués étant moins directement liés aux problèmes qui se posent, il faut avoir pensé à tous les points intermédiaires, qui relient les changements fondamentaux effectués aux problèmes en question, et avoir conclu que l'on peut vraiment agir sur ceux-ci à partir de lointains changements. Une telle méthode ne peut plus être affective. Car les méthodes affectives, y compris les heuristiques (des raisonnements intuitifs qui sont utilisés alors qu'ils sont formellement incorrects, parce qu'ils fonctionnent bien dans la pratique), ne peuvent pas nous aider sur des problèmes subtils et originaux. Ils ne sont des guides fiables que sur les petits problèmes pratiques, qui se présentent de manière régulière, ou qui du moins ne s'éloignent pas trop des cas usuels. Cette méthode est nécessairement intellectuelle, parce que l'intelligence a beaucoup plus de plasticité que nos autres facultés. Je voudrais montrer que cette méthode est philosophique, mais aussi que toute philosophie tend à être révolutionnaire.

Que fait la philosophie face à un problème? Elle cherche à en analyser les données. L'analyse consiste à séparer ce qui doit l'être, mais aussi rapprocher (identifier) ce qui doit aussi l'être.  Ces données prennent la forme de concepts, articulés les uns aux autres, selon des relations qui sont elles aussi saisies par des concepts. Ainsi, résoudre un problème de plomberie suppose souvent d'arriver à des notions de circonférence, de vitesse, de débit, de pression, de résistance des matériaux, de température, etc. C'est la clarification conceptuelle de toutes ces notions qui permet de résoudre convenablement un problème. Cette méthode est intellectuelle, puisqu'il est rarement possible d'avoir une "intuition" suffisamment puissante pour résoudre des problèmes compliqués. Et, bien que toutes ces notions aient à voir avec la plomberie et la physique, le travail sur les notions elles-mêmes est proprement philosophique. Car, avant d'établir les relations quantitatives entre elles, il faut avoir compris quelle type de relation elles entretiennent, au moins de manière informelle.
On pourrait en dire de même d'un problème politique. Lorsque l'on réfléchit à la fonction d'une institution, ou à sa légitimité (par exemple, si les prisons devraient être fermées, si les écoles maternelles sont plutôt des garderies ou des lieux où l'éducation proprement dite commence), on la remet radicalement en cause, et par conséquent, on rend possible un changement radical, ou bien son existence même. Cela oblige d'emblée à se placer d'un point de vue différent de celui qui chercher à en corriger les problèmes superficiels. Entre vouloir rendre les prisons plus humaines, et vouloir les fermer, il n'y a pas qu'une simple différence d'opinion, des réponses différentes apportées à la même question, comme on l'entend souvent. Celui qui veut améliorer les conditions des détenus considère que la nature même de la prison, la légitimité de son existence, n'est pas en question. Il se repose donc entièrement sur les conceptions préalables (ou bien sur l'absence de conceptions explicites) de ses congénères. Par contre, en voulant supprimer la prison, on est obligé de donner un argument de nature conceptuelle, montrant que la fonction de la prison n'est pas conforme à la nature de la démocratie, ou bien que la prison réelle ne parvient pas à accomplir sa véritable fonction. Constater la différence entre le réel et l'idéal conceptuel est d'un autre ordre que la réponse instinctive, ou affective, qui pousse à réagir à une situation déplaisante.

Qu'est-ce qui en résulte pour la philosophie? Que le philosophe est nécessairement révolutionnaire, car il va vouloir, autant que nécessaire (je n'ai pas dit "autant que possible", la différence est très importante : le but n'est pas de parvenir au fondement ultime, je m'explique ci-après), retourner aux notions elles-mêmes pour en vérifier la solidité. Il ne se contentera pas d'un ajustement des notions superficielles, qui laisserait tout l'édifice en l'état. Pour cette raison, le philosophe est intrinsèquement provocateur et contestataire. Son travail consiste à toujours faire un pas supplémentaire, une nouvelle distinction, qui rend indifférentes les multiples opinions que l'on avait encore sur un problème donné.
L'exemple de la prison le montre bien. Si deux politiques se disputent pour savoir s'il vaut mieux construire de nouvelles cellules ou bien d'alléger les peines, afin de diminuer la promiscuité en prison, ils verraient tous les deux le philosophe qui demanderait l'abolition des prisons comme un contestataire. De même, dans une discussion sur l'école, par exemple pour savoir s'il faut enseigner l'histoire en classe terminale scientifique, le philosophe ne se contentera pas de se demander si cela ne va pas trop charger les programmes de première (quoique cette question ait aussi de l'importance), il va plutôt se demander si cela a une importance d'enseigner les humanités à des élèves qui sont destinés à devenir des ingénieurs ou des techniciens spécialisés. A chaque fois, le travail philosophique consiste à retarder la réponse, à montrer qu'une réponse solide demande de faire un détour, de retourner en direction des fondements (là encore, aller en direction n'es pas atteindre, l'important est d'arriver à un point où chacun des intervenants de la discussion est d'accord, pas d'arriver à un fondement ultime).

On me dira qu'il existe des philosophes conservateurs. Je répondrais qu'ils sont conservateurs, tout en prenant le risque de la révolution. En effet, en remettant en cause les institution, les comportements, les traditions, ils prennent le risque d'en montrer l'injustice, le caractère illégitime. Simplement, ils sont conservateurs parce qu'ils pensent que, tout bien considéré, les choses ont leur raison d'être, et qu'il n'y a pas de bonnes raisons de changer. Autrement dit, un pur conservateur serait quelqu'un qui ne pense même pas. Un philosophe conservateur est quelqu'un qui pense, donc qui prend le risque de la révolution, mais qui pense que la révolution ne se justifie pas. Pour les véritables ennemis de la révolution, c'est déjà beaucoup, et c'est pourquoi un théoricien, même allié d'un tyran, reste un personnage dangereux, que la prudence exige de supprimer (du point de vue du tyran, bien sûr).

vendredi 14 décembre 2012

Un handicapé peut-il être heureux?

Une telle question est pleine de présupposés, qui, nous le verrons, sont loin de se révéler infondés. En effet, une personne handicapée est quelqu'un qui ne parvient pas à accomplir sans une aide extérieure des opérations que les personnes normales arrivent à réaliser « normalement ». Et même, pour certains handicaps, il devient impossible d'accomplir l'action, avec ou sans aide. Ainsi, se demander si un handicapé peut être heureux revient à se demander si l'état de dépendance, ou bien l'état d'incapacité fonctionnelle, peuvent être une entrave au bonheur. Nous verrons que se poser la question dans ces termes est très bien vu, et que celle-ci exclut par là même de fausses conceptions du bonheur.

Afin de clarifier l'enjeu de la question, on peut partir d'une classification assez schématique des handicaps. Il y a d'abord les handicaps physiques, telles que les difformités exceptionnelles, la paralysie de certains membres, l'absence de membres, des membres ou des organes qui fonctionnent de manière anormale, etc. Ces handicaps se voient le plus souvent, ou se devinent lorsqu'une personne accomplit une tâche particulière. Par exemple, une personne n'ayant plus ses jambes peut porter des prothèses; cela lui permet de marcher normalement, et sans se faire remarquer. Par contre, elle devra renoncer à la course à pied, et peut-être aussi renoncer à porter bermudas, shorts, robes ou jupes.
Viennent ensuite les handicaps mentaux, dans lesquels on inclut tous les troubles des fonctions cognitives, et qui empêchent la personne de comprendre son environnement, d'y réagir adéquatement, ou d'effectuer des tâches intellectuelles relativement simples.En très gros, la mesure du quotient intellectuel révèle le handicap mental.
Enfin viennent les handicaps psychiques, davantage liés aux troubles du comportement, et tout particulièrement des troubles dans le rapport aux autres. Une personnalité paranoïaque, un schizophrène, un autiste, etc. sont des cas de handicap psychique, puisque ces troubles n'empêchent pas d'avoir de l'intelligence et d'être physiquement en bonne santé. Cependant, dès qu'il faut interagir avec d'autres personnes, ces handicapés éprouvent d'énormes difficultés.
Je précise que cette classification, pour schématique qu'elle soit, a l'avantage d'être complète, et de couvrir tous les cas possibles. En effet, la conception platonicienne de l'homme me paraît acceptable dans ses grandes lignes, et Platon, justement, affirme dans la République (livre IV) que l'âme de l'homme est faite de trois parties, une partie tournée vers les plaisirs du corps, une tournée vers le courage et la recherche des honneurs, et une vers les choses de l'esprit. Il faut seulement corriger la caractérisation que propose Platon de la seconde partie de l'âme, car celle-ci semble beaucoup trop liée aux particularité de l'Athènes Antique. Il nous paraîtrait étrange d'attribuer à une partie de l'âme le seul désir de vaincre, notamment à la guerre. Il faut donc transformer cette partie en une partie qui se préoccupe des relations sociales en général. C'est donc une partie sentimentale, puisque le propre des rapports aux autres est d'engager des sentiments (si certains sont sceptiques à ce sujet, il leur suffit de percevoir la différence entre programmer une machine et parler à un être humain, ou bien être renversé par une bourrasque de vent et être renversé par un passant; à chaque fois, la présence humaine se traduit par l'apparition de sentiments en jeu dans la relation).
Il y a donc autant de types de handicaps que de parties en l'homme. Celui-ci se caractérise par un corps qui a des besoins et des désirs, un cœur qui a de sentiments, et un esprit qui a des pensées. Chacune de ses parties peut être lésée. Chez les personnes normales, il peut aussi y avoir des faiblesses, mais tant qu'elles n'empêchent pas complètement les fonctions, tant que la personne n'a pas besoin d'aide extérieure, on ne la dira pas handicapée.Il y a donc trois types de handicaps, et deux degrés. Le premier degré étant la simple déficience, et n'est pas un handicap stricto sensu. Le second degré est une incapacité fonctionnelle, et est un véritable handicap. Notez bien que ces degrés sont des différences qualitatives et non quantitatives, les différences quantitatives se situant seulement au premier degré du handicap.

Après ce petit détour classificatoire, on peut revenir à la question du bonheur. Le thème du handicap me semble apporter une idée forte à l'étude du bonheur. La conception psychologique du bonheur, qui le voit comme une sorte de plaisir, mais plus diffus, et plus durable, est fondamentalement erronée. Le bonheur n'a rien à voir avec une euphorie perpétuelle. Si c'était le cas, les handicapés pourraient être heureux exactement comme les autres hommes, ni plus ni moins. Et il suffirait d'ailleurs, si l'on adhérait sincèrement à cette conception, de se bourrer de pilules euphorisantes pour être heureux toute sa vie. Personne ne juge valable la vie d'un drogué, pas simplement parce que la drogue rend dépendant (une drogue sans dépendance est conceptuellement possible), mais parce qu'elle plonge celui qui en prend dans l'illusion, elle le rend euphorique alors que la situation objective ne le justifie pas. Donc, l'état d'esprit de l'homme heureux pourrait bien être assez semblable à de la joie ou du plaisir, mais ce n'est jamais la joie ou le plaisir seuls qui sont recherchés. Conclusion : l'état de joie durable est peut-être une condition nécessaire du bonheur (même de cela, je doute fortement, mais le démontrer demanderait un plus long travail), par contre, il est certain qu'il n'est pas une condition suffisante. Un état de joie provoqué artificiellement n'est pas tenu pour du bonheur. Le bonheur n'est pas (ou n'est pas seulement) un état psychologique.
Et c'est justement pour cette raison que la question du bonheur des handicapés se pose. Car s'il suffisait de les gaver de pilules pour les rendre heureux, nous le ferions, et nous cesserions de nous inquiéter pour eux. On pourrait donc être débile profond, et tétraplégique, tout en étant heureux, parce que l'on prend ses pilules tous les jours. Mais ceci ne marche pas. Il y a des réelles difficultés (en l'occurrence, des difficultés insurmontables) à être heureux lorsque l'on est un débile tétraplégique. Alors qu'il y a assez peu de difficultés pour être heureux lorsque l'on est un adulte intelligent, en bonne santé, et avec une vie sociale assez riche. Cela, l'homme ordinaire le comprend, et je ne prétends nullement le corriger. C'est d'ailleurs très important dans le rapport que peuvent avoir des parents à leur enfant handicapé. Se dire que l'on ne sait jamais à quoi il peut penser, que peut-être il est heureux, n'apporte aucun réconfort. Car nous savons bien que, quelque soit ce qui se passe dans sa tête, ses capacités de vie sont trop affaiblies pour offrir une vie satisfaisante (sans même parler d'une vie pleinement réussie).
Ce que l'homme de la rue comprend peut aussi être déduit des définitions du handicap. Le bonheur est une affaire de capacité d'agir, et d'actions effectivement réalisées, et non pas d'état psychologique. Le bonheur est dans le pouvoir et dans le faire, pas dans le ressentir. C'est pour cela que le handicap, qui est une incapacité fonctionnelle, s'oppose directement à la possibilité du bonheur. Peuvent être heureux seulement ceux qui peuvent accomplir toutes leurs fonctions de manière correcte, sans l'aide des autres. L'homme étant constitué par ses fonctions biologiques, sociales, et intellectuelles, l'homme heureux, ou pouvant l'être, est justement, comme mentionné plus haut, celui qui est en bonne santé, intelligent, et a des amis, une famille, etc. Bien entendu, on peut aider les handicapés, les soutenir dans leurs activités quotidiennes, leur permettre de faire des activités en principe réservées aux valides (comme le sport). Ces activités rendent la vie de ces personnes meilleures, cela ne fait aucun doute. Pourtant, en ne pouvant pas participer par eux-mêmes aux activités normales du monde, les handicapés restent privés de quelque chose de capital pour le bonheur.

On peut donc, à ce stade, formuler une définition relativement précise du bonheur : est heureux l'homme qui peut, et qui participe effectivement aux affaires humaines, qui a une part active dans sa culture. Est malheureux l'homme privé de sa capacité d'action, ou bien dont la seule possibilité d'intervention est médiatisée par d'autres hommes. Or, le handicap est, par définition, l'ensemble des traits humains qui empêchent ceux qui les possèdent d'agir de manière autonome. Par conséquent, handicap et malheur sont synonymes. Être handicapé, c'est être malheureux. 
Je préviens d'avance une objection possible : on pourrait imaginer un petit monde séparé du nôtre, dans lequel vivraient les handicapés, et qui leur serait parfaitement adapté. En effet, puisque notre monde ne leur convient pas, il serait tentant de recréer un autre monde qui leur convienne. Cela vaut surtout pour le handicap mental et psychique, et il existe d'ailleurs de nombreuses institutions qui ont un but voisin (non pas réintégrer, mais offrir un refuge supportable). Là encore, je dois dire ce que chacun devine : la participation à notre monde est une condition du bonheur. En se réfugiant dans un coin à l'abri du monde, on n'obtient rien qui ressemble au bonheur. Ce n'est qu'une fuite. 
Mais pourquoi attacher tant d'importance à notre monde, dont les normes sont si contraignantes qu'elles excluent les handicapés, et qui est plutôt dur, même pour les personnes normales? Pourquoi ne pourrait-on pas être heureux en dehors des normes que la société nous impose? Et pourquoi n'assouplit-on pas un peu ces normes sociales, au lieu de sans cesse les réaffirmer, dans notre comportement explicite ou implicite, ce qui revient à créer des handicapés? La raison est que les hommes sont des êtres sociaux, et que leur bonheur, on l'a vu, passe par la qualité des rapports qu'ils ont avec les autres. Donc, c'est pour eux un véritable souci de savoir qu'ils devront vivre séparément des autres, et se contenter de contacts extrêmement pauvres. Et cela marche dans les deux sens : un enfant handicapé sera malheureux, mais ses parents le seront aussi, parce que la faiblesse du lien ne leur permet pas de réaliser toutes les capacités dont ils disposent. Ils seraient heureux de voir leur enfant grandir, parler intelligemment avec lui, se constituer une famille, etc. Mais ne pouvant pas faire cela, l'enfant handicapé rend malheureux lui-même et ses proches. Le problème des handicapés (surtout les handicapés mentaux) n'a donc pas grand chose à voir avec le temps, l'argent, et l'énergie que les valides doivent passer à s'occuper d'eux. Le problème réside surtout dans ce que chacun retire d'un tel investissement : quelque chose de très pauvre. 
Et pour finir sur ce point, mes propos ayant une teneur profondément aristotélicienne (ma définition du bonheur est celle de l’Éthique à Nicomaque, livre 1), je prendrai aussi un exemple qui aurait pu plaire à Aristote, s'il n'avait pas été anachronique. Un professeur de tennis est le représentant du parent. Il tente d'enseigner à un joueur débutant (qui est le représentant de l'enfant handicapé) les rudiments du tennis, en lui envoyant la balle pour qu'il la renvoie. Mais après des milliers d'heures passées, le joueur n'est toujours pas parvenu à renvoyer une balle correctement. Les deux personnes sont malheureuses : le joueur parce qu'il n'arrive pas à jouer, l'entraîneur parce qu'il voit que ce qu'il fait ne sert à rien, et surtout, parce que lui-même est privé de la chose qui lui plaît le plus, à savoir entretenir une relation d'échange (de balle de tennis) avec quelqu'un d'autre.

En résumé, tout ceci peut paraître très sombre. Le bonheur n'est pas un état psychologique mais une capacité d'agir qui trouve des occasions de s'exprimer. Or, le handicap étant une incapacité fonctionnelle, alors le bonheur du handicapé ne peut jamais être total, il est même inversement proportionnel à la gravité du handicap. Et puisque les hommes sont des êtres sociaux, le handicap pose autant problème à celui qui le vit qu'aux hommes qui y assistent et sont privés d'une relation plus profonde.
Mais tout ceci ne vaut qu'au plan du concept. Dans la vie, personne ne réalise toutes ses possibilités, et chacun se restreint à celles qui lui plaisent le plus, celles où il réussit le mieux. Un handicapé fera de même qu'une personne normale, et sera donc à peu près aussi heureuse qu'elle. La plupart des intellectuels pourraient devenir paraplégiques sans que cela change beaucoup leur vie...
Par contre, autant les handicaps physiques paraissent surmontables, parce qu'il existe de multiples possibilités pour trouver de quoi participer au monde humain, autant les handicaps mentaux et psychiques sont plus graves, car ils privent massivement des activités humaines. Pour de tels handicapés, la possibilité du bonheur semble bien loin. 

mercredi 5 décembre 2012

La métaphysique du Grand Tout

Nombre de philosophes des sciences, Quine en tout premier lieu, ont insisté sur le fait qu'il était possible de construire différentes théories scientifiques qui soient néanmoins toutes compatibles avec l'ensemble des données empiriques disponibles. Autrement dit, deux théories peuvent être différentes mais vraies. Il y a plusieurs manière de décrire la réalité, certaines ont peut-être des avantages pragmatiques sur les autres, mais considérées seulement sous l'angle de l'adéquation empirique, elles sont équivalentes.
Quine a, par ailleurs, une conception assez positiviste du rôle des sciences, puisque celles-ci ont d'abord pour but de formuler les lois des phénomènes visibles, et non pas de proposer des explications plus profondes. Le but des sciences est de prévoir, et non d'expliquer. Cependant, cet aspect est relativement indépendant du premier, et on pourrait très bien donner aux sciences la tâche d'identifier les vraies causes, tout en jugeant qu'une pluralité d'explications est possible. Le pluralisme n'est donc pas une conséquence du positivisme, mais une idée indépendante. Cependant, ces idées sont suffisamment proches pour que je les discute ensemble, même si c'est avant tout le pluralisme qui est l'objet central de ce post. Peu importe donc le fond de la doctrine positiviste, à savoir l'idée que la science n'explique pas par des causes, mais décrive des phénomènes. Je ne garde du positivisme que sa dimension instrumentale : les théories et concepts sont des outils pour décrire, prédire, et agir sur la réalité.

Le pluralisme, que l'on pourrait aussi appeler conventionnalisme, si cette notion n'avait pas déjà un sens en philosophie des sciences (il désigne les philosophies de Duhem, Le Roy, Poincaré dans une certaine mesure), affirme que plusieurs ensembles de concepts peuvent décrire correctement la réalité. Les hommes sont donc libres de choisir conventionnellement le système de concepts qu'ils souhaitent utiliser. Ils le feront en fonction de la commodité de ces systèmes, mais pas en fonction de leur vérité, car tous passent correctement l'épreuve de la confrontation à l'expérience.
La métaphysique du Grand Tout commence ici : nous avons plusieurs modes de description de la réalité. Or, dit-on, la réalité est une. Elle ne peut pas être plusieurs choses différentes à la fois. Donc, nos modèles ne décrivent pas la réalité telle qu'elle est, ils ne sont que le produit de choix arbitraires relatifs à nos intérêts. Sinon, s'ils décrivaient la réalité, qui est une, il faudrait qu'ils disent tous la même chose. Or, ce n'est pas le cas, donc les modèles ne décrivent pas la réalité telle qu'elle est. Nous parlons de quatre forces fondamentales liant la matière, nous parlons de microbes, nous parlons d'espèces végétales, etc. Mais tout ceci n'est que manière de décrire, et pas une réalité existant en soi. Si l'homme n'était pas là pour projeter autour de lui ses concepts, il n'y aurait rien du tout.
Ici, notre métaphysicien d'apparence positiviste est presque arrivé à ses fins : puisque la réalité n'est pas comme la décrivent nos concepts, et puisque les concepts ne peuvent rien faire d'autre que déformer la réalité, alors cela implique que la réalité est une sorte de Grand Tout, indifférencié, indicible, dans lequel n'existe aucune chose, aucune différence entre chose, aucun fait, aucune relation. Ce Grand Tout est un magma muet sur lequel nous pouvons plaquer nos concepts, mais qui n'est rien par lui-même. Cette conception aboutit à une position mystique, une théorie de l'ineffable, dans laquelle la réalité est la condition de possibilité de tous les discours, sans pouvoir jamais être objet de discours. Tout ce que l'on dit sur elle est faux ou dépourvu de sens; elle est au-delà de tout discours.
C'est une prise de position profondément métaphysique, parce qu'elle propose une description de la nature de la réalité ultime. Autant la position positiviste modeste dirait simplement que la réalité peut être décrite de plusieurs manières, ce qui n'est pas une prise de position métaphysique, autant le positivisme dur va plus loin et glisse de la pluralité de systèmes conceptuel acceptables à l'incomparabilité radicale de la réalité et de ces systèmes. Et j'insiste sur le fait qu'il y a quelque chose de paradoxal dans cette métaphysique positiviste. En effet, l'idée même du positivisme était de chasser toute métaphysique, de s'en tenir au simple compte-rendu des phénomènes observables. Mais en glissant vers une forme de conventionnalisme, ce qui est un glissement tout à fait permis, le positivisme se retrouve parfois au-delà de ce qui lui est permis, et se permet alors de décrire la réalité ultime, et sa différence avec ce que nous en percevons.

Nul besoin d'expliquer davantage pourquoi la métaphysique du Grand Tout ne me satisfait pas. Il part d'une idée juste : si l'on essaie de décrire la réalité indépendamment des concepts dont nous disposons, alors nous nous retrouvons muets, incapables de dire quoi que ce soit. Une réalité non conceptualisée serait ineffable. Mais cette idée juste, qui est celle que défend Kant dans La Critique de la raison pure, lorsqu'il parle des noumènes au sens négatif, à savoir des choses abstraction faite des catégories dont nous disposons pour les penser, ne doit pas nous faire glisser vers une idée fausse, qui est celle que décrit Kant en parlant des noumènes au sens positif, à savoir de choses existant en soi, réellement, mais inaccessibles à notre connaissance (parce que nous ne disposerions pas de l’intuition intellectuelle nécessaire à leur perception, notre intuition des choses n'étant que sensible). Bref, il est quasiment trivial de constater que nous ne pourrions rien dire de la réalité, si nous n'avions plus la possibilité d'utiliser les outils qui nous servent à la décrire (les concepts). Mais il est faux d'en conclure que la réalité est radicalement différente de la manière dont on en parle.
Quelle conclusion en tirer? L'opération consistant à séparer le monde de toute conceptualisation est fallacieuse. On peut passer d'un système de concepts à l'autre, on peut ponctuellement rejeter un concept, mais jamais retirer tout concept. Cette dernière opération n'est qu'une vue de l'esprit, une opération abstraite, qui nous plonge dans l'embarras si nous essayons de lui donner une signification. Donc, la réalité ne peut jamais se présenter nue, elle est toujours habillée de concepts. Nous vivons dans un monde d'objets, de faits, de relations, qui sont bien là, et qui sont conformes à ce que nous en disons. Nous pouvons ponctuellement discuter de la pertinence de tel ou tel concept, ou de tel ou tel niveau explicatif (c'est ce que nous faisons lorsque nous nous demandons si une science peut être réduite à une autre). Par contre, le rejet global de tout concept n'a aucun sens. Il n'aboutit qu'au non-sens du Grand Tout, qui en est le corrélat.

Faisons donc le diagnostic lié à cette maladie du Grand Tout :
1) la généralisation abusive : si on peut modifier ou retirer quelques concepts de notre conception du monde, alors on peut aussi retirer tous les concepts. 
2) l'hypostase de la contradiction : puisque l'on aboutit à une contradiction si l'on essaie de parler de la réalité indépendamment de tout concept, alors c'est que la réalité existe elle-même à l'état de pure contradiction, à savoir sous cette forme du Grand Tout dont on ne peut rien dire, ou dont on peut tout dire.